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 Le sol se présentait plus bas avec une froide nonchalance. Aucun appel n’émanait de son béton maltraité, aucune promesse ne se diluait du goudron trop pauvre. Jonas n’avait face à lui que la terre qui demeurait terre. Rien ne changeait à l’approche de son suicide imminent et quelque part, son cœur si souvent heurté se fissura une nouvelle fois. Le monde ne le pleurerait pas. Il n’était que l’énième humain dans la fresque infini d’un échec absolu. Il n’avait pas plus de sens que d’importance et il n’en trouverait pas dans son départ.

 Quelque part, dans la nuit naissante, il remarqua une motte de glaise séchée qui s’effritait sous le vent violent. Avec ironie, il se souvint de ces mots que le prêtre lui répétait dans ses sermons interminables d’enfant.

Nous retournerons tous à la poussière.

 Lui, il allait se la bouffer tête la première dans un fracas immense. Pendant quelques secondes, Jonas essaya d’imaginer. La chute d’abord, grisante et effrayante, faite de regrets dans le froid mordant. Pourquoi n’avait-il donc pas emmené de pull ? Au-delà de l’inconfort de l’hiver, il comprit qu’à l’impact son corps se disloquerait. Il se sentait soudain désolé pour la personne qui le découvrirait dans son tee-shirt ridicule, les bras percés par ses os, la tête méconnaissable, déformée par le choc et la mort.

 Il ne sauterait pas maintenant, il lui semblait de mauvais goût de partir au crépuscule.

 Mourir ne devait pas être une conclusion. Mourir au terme d’une journée résonnait comme un besoin de sommeil. Il n’était pas fatigué, il n’en finissait pas avec un jour. Et puis, il ne souhaitait pas mourir un mardi, c’était un jour sans sens. Non, il partirait avec l’aube. Le symbolisme du renouveau le séduisait, comme une dernière promesse à la vie. En attendant, il allait passer la nuit en haut de cet immeuble, à observer le monde s’oublier à la faveur des étoiles, à profiter de ses dernières heures.

 Seul.

 Derrière lui, il y eut un bruit. Un raclement de pierre discret qui le fit sursauter. Sans y prêter attention, il observa Besançon s’éteindre. Le Doubs paressait au loin, de son eau si sombre, si épaisse. La citadelle dardait son œil fatigué sur la ville d’Hugo. A un moment de sa vie, Jonas avait aimé cette cité. Aujourd’hui, il ne vivait plus son étreinte que comme un tombeau crépusculaire. Il tenta de retrouver dans l’image paisible de la pierre une sérénité perdue depuis longtemps, balayé par les angoisses et la douleur. Il essaya de s’immiscer dans l’interstice entre les secondes, de trouver son fragment d’éternité.

 Rien n’y fit. Il restait sur ce toit de cet immeuble faussement bourgeois. Il restait maltraité par son âme, trahi par son chagrin et sa nécessité de demeurer, à être encore un peu, encore quelques heures. Son sang frappait si fort à ses tempes. Comment la ville pouvait ne pas entendre ce tumulte ? Sa vie qui partait hurlait son adieu, sans une oreille pour l’écouter.

 Derrière lui, il y eut soudain une voix, féminine et nauséeuse, qui semblait lui parler. Il ne l’a compris pas. Enfermé dans son corps, empêtré dans son cerveau, les sons n’étaient que distorsion. Bien sûr qu’il ressentait les vibrations de l’air, il entendait son oreille claquer sous la force du bruit. Mais la voix n’avait pas de sens et les mots avaient disparu. Il n’y avait que l’air froissé par des phrases, que le timbre triste d’un monde d’avec lequel il était déconnecté.

 La voix reprit.

— Non, mais parce que de cette hauteur, la probabilité de finir paraplégique est plus importante que celle de crever. Après, je ne dis pas, il y a plein de gens bien qui sont paraplégique, mais bon, si c’est pas l’effet recherché, c’est tout de même dommage.

 Jonas regarda, incrédule, celle qui venait de lui parlait. C’était une femme de trente ans, à la peau burinée par le temps. Elle se tenait derrière lui, à l’orée du toit près de l’escalier qu’il avait escamoté pour venir. Elle était ridiculement petite, un mètre cinquante les bras levés estimait-t-il. Ses cheveux, d’un noir profond, cachaient l’horizon qui s’enflammait au crépuscule.

 Elle rit, heureuse d’avoir son attention et de se savoir ainsi dévisagée. Le rire était strident, quelque part, presque inhumain. C’était un de ces rires de ceux qui avaient connus les salons littéraires et la mondanité vernie, un son sans vie, presque inerte dans son expression. Jonas prit sur lui de dépasser sa stupeur écœurée pour répondre.

— Vous avez une meilleure idée ?

— Une balle dans la tête, c’est plus efficace et on se loupe moins facilement.

 Jonas écarquilla les yeux, surpris de la réponse irréelle. L’inconnue pas plus que les autres ne s’intéressait à sa vie. Il se tenait là, aux portes du départ et voilà qu’il devisait de comment démarrer le voyage avec une femme de passage.

— Bonne idée, ironisa-t-il, hélas, j’ai oublié mon colt à la maison. Je suis vraiment étourdi.

 Il se retourna pour observer le vide sous lui. Il n’attendait aucune suite à la conversation. Il n’attendait rien d’autre que cet interlude absurde comme finale d’une vie trop épuisante. Le suicidaire se concentra sur la veille qui l’attendait. Il espérait trouver dans un trou de son âme, perdu entre deux blessures, une réponse oubliée, une solution apaisante pour faciliter sa fin. Jonas en avait toujours rêvé, se comprendre avant de partir, trouver une cohérence dans son sens et dans son récit, observer son parcours et se dire « c’est vrai, j’avoue que j’ai vécu, j’avoue avoir été, j’avoue avoir existé, j’avoue même demeurer quelque part. ». Pourtant, de ces verbes qui composent la vie, il avait oublié d’exister et avait cessé depuis longtemps de demeurer. Comme trop d’humains avant lui, il avait renoncé, renoncé à l’idée même qu’il avait le droit de s’accomplir.

 Un pas rebondi vint troubler ses pensées. L’inconnue n’était pas partie, elle se rapprochait avec une démarche chaloupée, amusée. Elle mit sept secondes à le rejoindre, sept secondes pour faire dix-neuf pas, et franchir les quelques mètres qui les séparaient.

 Elle s’assit à côté de lui. Curieusement, malgré ses habits en lambeaux qui laissait présager une vie négligée, il apprécia son odeur, c’était un monde de calme qu’elle exaltait. Il y avait là un parfum de bougie couplé à celle de la ville martelée par ses pas.

— Je m’appelle Morgane, dit-elle, d’une voix amusée.

 Jonas ne répondit pas. L’échange lui apparaissait au mieux incongrue sinon absurde. Dans le flot infini de ses paradoxes, il trouvait au mieux les relations humaines insipide, plus fade encore qu’un poète contemporain au minimalisme exalté. Pourtant, il regrettait cette solitude qui dardait sur lui le compte à rebours impitoyable de sa nature même. Tic, tac, la journée s’était perd et il n’y avait eu personne pour parler. Tic, tac, voici quelqu’un qui venait et déjà, il voulait s’enfuir.

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