Premier cadavre

5 minutes de lecture

Seul un filet de lumière passait à travers l’interstice laissé par deux planches mal clouées sur une porte de mauvaise facture, mais cela constituait l’un des seuls indices visibles du temps qui s’écoulait au dehors. Du moins pour celle qui était enfermée dans la réserve depuis le départ du navire, voilà près d'un mois. Pour la plupart des gens, le manque de lumière et de contacts humains aurait fini par insinuer jour après jour une douce folie qui les aurait poussés à dévoiler leur présence tôt ou tard…mais pas elle.

La folie furieuse l’habitait déjà depuis les premiers mois de son existence, elle était sa plus proche amie et l’origine de sa survie. Ses yeux rouges perçants n’avaient pas eu besoin de s’habituer à la pénombre, ils la préféraient à la lumière. Son ouïe particulièrement développée avait guetté chaque jour les bruits du dehors, et elle avait appris la musique routinière des manœuvres quotidiennes jusqu’à la connaitre par cœur.

C’est ainsi qu’elle sut de suite que ce jour-là n’était pas le même que les précédents. A la mélodie constante des gestes habituels s'était substitué un rythme effréné et décousu. Elle s’empressa de remplir la besace en cuir qui lui ceignait la poitrine de provisions qu’elle piochait directement dans les caisses derrière lesquelles elle se cachait. Sa peau grisâtre lui avait permis de passer inaperçue dans ce local sombre, ça et l’habitude de se fondre dans la noirceur. Rasant les murs, elle s’approcha de la porte et jeta un œil au dehors pour voir où en étaient les manœuvres d’amarrage. Elle devait être sur le qui-vive: une fois le bateau à quai ils se dirigeraient vers la réserve pour commencer à décharger, et ses membres si longtemps repliés derrière les caisses étaient endoloris, ce qui la faisait trembler légèrement.

Elle n’était pas franchement au plus fort de ses capacités, ankylosée par le voyage et affaiblie par les privations. Elle avait certes pu piocher dans les réserves de nourriture du navire mais avait dû se restreindre en termes de quantité afin que l’on ne soupçonne pas la présence d’un clandestin à bord. Ça avait pourtant failli se produire assez rapidement car le suivi des réserves était très minutieux et ils avaient vite remarqué que des denrées manquaient. Heureusement l’un des membres de l’équipage avait très vite été accusé et avait fini par se faire lyncher. Une part en plus pour les autres, personne n’a cherché à s’en plaindre… 

Le son d’une voix se rapprochait de la porte et elle se colla contre le mur, dague à la main, prête à frapper. Tout se passa très vite. Lorsqu’il ouvrit la porte elle lui tomba dessus et enfonça sa lame dans sa jugulaire. L’homme tenta de pousser un cri d’effroi bien vite étouffé dans un horrible gargouillis, tandis qu’un flot de sang inondait les mains de la tueuse. Elle laissa tomber sa victime au sol et, d’un coup de talon de sa botte, le fit rouler contre les caisses. Puis elle s’insinua rapidement au dehors. Couverte de sa cape, s’approchant au plus vite du bord du navire, elle essaya de ne pas trop se presser pour ne pas attirer l’attention. L’équipage était occupé à descendre la cargaison, chacun courrait en tous sens sans se préoccuper réellement de ce qui se passait autour, et elle réussit à rejoindre le bastingage sans encombre. Elle s'y accrocha avant de descendre le long de la coque.

La descente fut pénible, ses bras et ses jambes manquant de force du fait de ces derniers jours, elle pensa plusieurs fois tomber et s’écraser au sol. Nul doute qu’alors, découvrant son identité, les personnes présentes n’auraient pas tardé à la larder de coups. Sa race n’inspirait pas franchement les sentiments les meilleurs aux autres espèces, et ses propres congénères l'exécraient. Elle avait appris très vite à faire avec.

Elle retrouva la terre ferme, non sans une grimace lorsque ses jambes menacèrent de ne pas la porter. Elle rassembla ses forces et ravala la douleur sans un gémissement avant de se mêler à la foule des quais. La lumière toucha la peau cendrée de son visage et la fit frissonner. Bien qu’elle ne l’appréciât pas particulièrement, lui préférant celle de la lune, il y avait tout de même un certain soulagement à la sentir réchauffer son corps froid. Cela venait probablement de son côté humain.

Elle n’eût pas le temps d’en profiter, des cris s’élevant du navire: ils venaient de découvrir le corps… Elle réajusta sa cape aux larges bords afin que l’on ne puisse plus l’apercevoir et se dirigea droit devant elle sans savoir réellement où elle allait, l’essentiel étant de s’éloigner au plus vite de l’incident.

Quand elle fut à bonne distance de l'incident, elle prit enfin le temps d'observer autour d'elle la ville dans laquelle elle avait atterri. Contrairement à la plupart des immigrés d'ici, elle n'avait pas choisi de venir. Quand il avait fallu qu'elle disparaisse au plus vite, elle était montée dans le premier navire à sa portée. Dans le premier port qu'elle avait atteint, elle avait alors changé de navire pour brouiller les traces. Puis une fois encore, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle-même perde le compte des navires empruntés. Elle avait soigneusement évité jusqu'alors de semer les cadavres qui auraient été comme autant de petits cailloux qui auraient permis de remonter jusqu'à elle, mais plus que la nécessité de cacher sa présence c'est la soif de sang qui avait eu raison d'elle cette fois.

La première fois qu'elle avait tué, c'était pour sauver sa vie. Mais bien vite les pulsions inhérentes à sa race s'étaient imposées à elle, et le meurtre était devenu une véritable drogue dont elle ne pouvait se passer. Elle n'avait ni remord ni regret, et de façon générale fuyait toute sorte de sentiments. A quoi lui aurait-il servi de ressentir quelque chose? Elle vivait seule, haïe de tous...Dans ces conditions, la moindre pensée envers l'autre devenait un fardeau inutile qui menaçait sa survie, alors elle s'en était débarrassé voilà bien longtemps.

Elle ralentit le pas et scruta les étals colorés couverts de marchandises de tous horizons, tandis que ses oreilles accrochaient les bribes de discussions des dialectes des différentes races présentes sur le continent. Elle était arrivée sur le marché où régnait une intense ferveur et où elle pouvait constater le curieux melting pot qui s'était créé au fil de l'arrivée des navires de différents continents. C'était la première fois qu'elle voyait autant de races présentes au même endroit sans qu'il ne s'agisse d'une guerre. Pour la première fois, le lieu aiguisa sa curiosité et elle envisagea de rester quelques jours pour observer la vie sur place.

La réalité la rattrapa brutalement quand elle vit arriver en trombe des gardes lourdement armés. Cherchant quelque chose ou quelqu'un, ils se décrochaient le cou et scrutaient frénétiquement en tous sens, dévisageant chaque personne présente. Et merde. Elle était prête à parier que c'était elle l'objet de leur recherche...

Arrondissant le dos pour disparaitre un peu plus, elle jeta son regard rougeâtre à gauche et à droite afin de trouver une échappatoire discrète. Son regard avisa une ruelle non loin, et elle suivit le flux de personnes jusqu'à s'en approcher au plus près. D'un bond elle y pénétra et se fondit dans la pénombre, contre le mur.

Pendant plusieurs longues minutes, elle attendit pour vérifier qu'elle n'était pas suivie. Jetant quelques regards prudents au coin du mur, elle vérifia la position des gardes, mais ils ne semblaient pas avoir prêté attention à elle. Elle s'apprêtait alors à souffler quand un léger bruit de pas derrière elle l'alerta. Elle banda ses muscles, prête à attraper sa dague pour frapper...mais il était déjà trop tard. Un coup violent sur la tête lui brouilla la vue, et elle eut juste le temps d'apercevoir trois paires de pieds mal chaussés avant de perdre connaissance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Lucie . ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0