Idylle interdite

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  Nicolas et Jennyfer étaient insouciants. A leur âge pourtant, ils aimaient encore les jeux d'enfants et les histoires qui font peur, mais ce qu'ils aimaient par dessus tout, c'était de faire le mur et s'échapper de leur maison pendant quelques heures. Les deux amis n'avaient qu'à traverser la rue pour se retrouver, et partir se balader vers l'inconnu.


  Jennyfer, fraîchement mariée, avait emménagé quelques mois auparavant et c'était lors d'une fête de quartier qu'elle et son mari avaient fait la connaissance de Nicolas. Cet homme fier aux allures viriles et énigmatiques l'avait de suite charmée par son humour décapant et ses faux airs de macho. Une amitié indéfectible avait émergé entre eux, comme un coup de foudre qui les surprit tous deux, comme s'ils s'étaient toujours connus et jamais quittés. Il avait les yeux rieurs et un sourire ravageur qu'il étirait en coin pour la taquiner en public. Ce qu'elle se gardait bien de lui dire, c'est qu'elle adorait cette petite fossette qui apparaissait de temps à autre sur sa joue gauche, égayant son visage de jeune homme. Ce dernier, lui-même engagé de son côté, aimait cet air de jeune effarouchée, de prude adolescente rougissante qu'elle arborait lorsqu'il lui balançait quelques blagues graveleuses. Son cœur de dur avait fondu comme neige au soleil lorsqu'il avait croisé ses prunelles de jade.


  De temps à autres, ils s'accordaient des moments à eux et sortaient en douce pour se rejoindre à la nuit tombée, en secret, à l'insu de leurs conjoints respectifs. Ils partaient ensuite en quête d'aventures comme des amants en fuite jusqu'aux premières lueurs du jour où mouraient leurs escapades nocturnes. Tout cela était sans conséquence, se disaient-ils, après tout, ils ne faisaient qu'un petit tour pour prendre l'air.


  Tout cela avait commencé lorsqu'une violente dispute eu sein du couple de Jennyfer avait éclaté, un soir sans crier gare, à cause d'une broutille sans importance – une histoire de rouleau de papier toilette non jeté à la poubelle, semblait-il. Personne ne s'en souvenait vraiment en réalité mais toujours est-il que madame s'était retrouvée dehors pour respirer. Cette nuit-là, Nicolas l'avait surprise, adossé contre son porche, fumant sa cigarette comme à son habitude. Sa femme n'était pas consommatrice de la chose et l'odeur du tabac froid dans la maison les insupportait tous les deux. Depuis cette nuit, ils sortaient en cachette comme des adolescents dès que l'occasion se présentait pour visiter les environs. Après tout, Jennyfer venait d'arriver, et connaître tous les recoins de son nouveau quartier lui semblait être sa nouvelle odyssée.


  Mais ce soir-là, ce ne fut pas comme les autres soirs. Ce soir-là, ils avaient décidé d'aller s'aventurer plus loin de leur quartier, plus loin qu'ils n'avaient l'habitude d'aller. C'était bientôt Halloween et d'humeur un peu festive, Nicolas avait proposé à sa comparse une soirée typée film d'horreur. Pour l'occasion, il avait préparé tout une mise en scène : elle qui aimait le grand frisson, elle allait l'avoir ! Il l'emmena fièrement jusqu'au cimetière où, c'était sûr, il allait l'effrayer ; elle le maudirait, elle pleurerait de terreur peut-être – bien que la demoiselle ne fut pas de ce genre-là – mais ce qui était certain, c'est qu'il allait la faire hurler.


- Tu connais la légende de Mr. Marcumbries ?

- Non mais je sens que tu vas me la dire !

- Il faut que tu ailles à la bibliothèque, vraiment. Y a rien dans cette petite tête, ma jolie, il serait temps de la remplir, rétorqua-t-il, la taquinant gentiment.

- Mais je ne te permets pas !

- Et moi si.


  Jennyfer émit un râle grave provenant du fin fond de sa gorge, balançant sa tête en arrière et levant ses mains au ciel. Dieu, que cet homme était pénible !


- Dans les archives qui se situent à la bibliothèque municipale, il est fait mention d'un certain Georges Gilles Marcumbries, un ancien fondateur de notre merveilleuse petite bourgade si je me souviens bien, poursuivit-il sans prêter attention aux plaintes de sa compagne. Un type très riche, immensément riche. Mais apparemment aussi riche qu'antipathique !

- Un parent éloigné, je présume ? répliqua-t-elle, espiègle.

- Sarcastique, déjà à cette heure, chérie ? répondit-il sur le même ton, son sourire malicieux se dessinant peu à peu sur ses lèvres.


  Elle jeta une nouvelle fois sa tête en arrière, riant à gorge déployée. Jennyfer commençait à suspecter un petit côté masochiste chez elle, tant elle aimait le temps qu'elle passait en compagnie de Nicolas. Il était sa bouffée d'air, son échappatoire, son jardin secret qui lui permettait de sortir de son quotidien. Elle n'avait pas la même relation avec son mari, d'un naturel plus calme et plus cérémonieux.

- Un jour, sa femme décéda, 69 ans, on ne sait pas vraiment de quoi selon les archives.

- Tu vas me dire qu'il l'a tuée ?! Et son fantôme hante toujours la vallée ! Bouuuuuh ! railla-t-elle.

- Non, tu sais, les papiers originaux datent un peu alors tout n'est pas vraiment lisible. Ils se sont un peu dégradés par endroit avec la moisissure et le temps a effacé quelques pages. Les retranscriptions ne sont pas complètes, expliqua-t-il, sérieusement.

  Nicolas passait beaucoup de temps à la bibliothèque et pour cause, il était journaliste. Longuement, des soirées entières, ils avaient parlé de ce qu'il avait découvert dans les archives officielles et scellées de la ville. Quand il parlait de son métier, cet air suffisant qu'il arborait souvent s'évanouissait sur son visage et ses yeux de miel se mettaient à briller d'étincelles. Son air passionné la captivait et elle savait que personne, en cet instant, ne pouvait être aussi proche de lui qu'elle ne l'était, elle. Jennyfer l'écoutait pieusement, suspendue à ses lèvres.

- En fait ce que j'allais te dire c'est qu'il a été assassiné dans ce cimetière, celui où nous sommes actuellement alors qu'il venait au caveau pour se recueillir auprès de sa femme. Avec son sale caractère, il avait pas mal d'ennemis.


  L'histoire était plus triste que terrifiante.

  D'un coup, il pivota et la saisit brusquement par les épaules avant de coller son front au sien. Son visage si proche, son souffle contre ses joues empourprées, son regard d'ambre dans le sien... tous les sens de Jennyfer s'éveillaient d'un seul coup, comme une flamme qui illumine l'obscurité. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, ses poumons s'embrasèrent et une incandescence naquît bientôt dans son ventre.

- Et c'est son fantôme, à lui, celui de Mr G.G. Marcumbries qui erre dans le cimetière à la recherche de son meurtrier ! Bouuuuh !

- T'es vraiment un salopard ! hurla-t-elle en se dégageant de son emprise.


  Nicolas explosa de rire.

- Allez, compte jusqu'à vingt ! lui lança-t-il d'un coup.

- Tu veux jouer à cache-cache ? On a quel âge selon toi ? ria-t-elle.

- Ce soir, je suis un enfant, et cache-cache dans un cimetière, à l'approche d'Halloween, c'est effrayant, non ?


  Elle était joueuse et n'avait pas protesté. Jennyfer obtempéra, se cachant le visage avec ses mains et hurla les cinq premiers nombres, entendant par ailleurs Nicolas détaler comme un lapin. Le cimetière n'était pas bien grand et elle aurait vite fait de le retrouver. Enfin, « pas bien grand », un peu si, quand même. C'est qu'elle en avait vus défiler des gens au fil des siècles cette petite bourgade. Un peu solitaire, nichée entre deux collines et entourée de forêts, mais elle était plutôt connue dans le coin. Elle avait d'ailleurs fait les gros titres, il n'y avait pas si longtemps. Jennyfer ne savait déjà plus pourquoi, elle ne lisait jamais le journal local et les informations télévisées ne relataient pas vraiment les faits divers d'un petit village de province. La jeune femme ne savait pas pourquoi cette information lui revenait soudainement en tête ; elle l'avait sur le bout de la langue mais impossible de se rappeler exactement le titre de l'article. C'était son mari qui aimait surtout le lire, le matin au petit-déjeuner avec son café. Un peu cliché, n'est-ce pas ? C'était ce que pensait sa femme en tous les cas et cela faisait partie des petits détails qu'elle appréciait chez lui. Cela lui donnait des airs de grandes personnes, tout son contraire, elle qui faisait un léger syndrome de Peter Pan lors de ses caprices.

- Vingt ! hurla-t-elle à gorge déployée.


  La jeune femme se mit à chercher, et à chercher, partout dans tout le cimetière. Elle retourna chaque pierre, fouilla derrière chaque buisson, examina chaque tombe. Mais rien n'y faisait, Nicolas restait introuvable. Elle cria son nom plusieurs fois mais elle n'eut que le silence pour seule réponse. Inconsciemment, Jennyfer sondait toujours son esprit, à la recherche du titre du journal. Ah ! Mais seigneur, que cela pouvait-il bien être ? Son mari lui en avait parlé juste avant qu'elle ne parte au travail ce matin-là, elle s'en rappelait. Ses souvenirs étaient éparses, diablement malicieux : elle pouvait se souvenir de la couleur du tee-shirt de Nicolas le jour de son anniversaire le mois dernier mais pas des dires de son conjoint la veille.

- Ah merde !


  Elle rageait sur place, incapable de sonder les limbes de sa mémoire. Et soudain, la lumière fut. Le titre était encore bien flou mais enfin la jeune femme se rappelait de quoi parler l'article : un meurtre, dans la vallée avait été commis et l'assassin était toujours en fuite. Une pensée étrange lui traversa l'esprit : s'il était dans le coin, à s'égosiller comme elle l'avait fait en comptant, sûr qu'il l'avait entendue et qu'il viendrait cueillir sa seconde victime.


  Un frisson parcourut subitement son échine lorsqu'elle entendit un craquement derrière elle. Mais quelle bande d'inconscients faisaient-ils, loin de chez eux, dans un endroit aussi lugubre, seuls, dans la nuit ! Elle avait des sueurs froides et son rythme cardiaque s'intensifia. La jeune femme sentait l'air frais du soir brûler ses poumons à chaque inspiration. Tétanisée par le soudain silence qui pesait sur le cimetière, Jennyfer n'osait plus bouger.


  A nouveau, un craquement se fit entendre dans son dos. Elle aurait voulu crier de toutes ses forces, appeler Nicolas au secours, et fuir à toutes jambes mais son corps se refusait à bouger. Tout son être se figea, planté, droit comme un piquet dans la terre lorsqu'une troisième fois, un bruit se fit entendre derrière elle. Devant alors apparut soudainement l'ombre d'un homme, bien plus grand qu'elle, la surplombant de toute sa hauteur. Ses pieds s'enfonçaient dans le sol, et des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. La jeune femme, paralysée par la peur, ne put rien faire d'autre qu'attendre l'inévitable.

- Qui suis-je ? souffla-t-on à son oreille alors que deux chaudes mains cachaient à présent ses yeux humides.

- Espèce de sale con ! cria-t-elle à son encontre.


  Un intense soulagement l'envahit lorsqu'elle reconnu la voix de Nicolas, son odeur et sa présence contre son dos. Terrorisée, Jennyfer se jeta dans ses bras et pleura à chaudes larmes contre son torse. Elle ne put retenir sa colère, et ses petits poings tremblants vinrent marteler la poitrine du jeune homme.

- Je ne pensais pas que le fantôme de Mr. Marcumbries t'avait fait peur à ce point ! se moqua-t-il doucement.

- Mais non, ce n'est pas ça !

- Alors qu'il y a-t-il ? demanda-t-il, plus rassurant.

- Comment as-tu pu me laisser seule alors qu'il y a un tueur fou dans la nature ?!


  Le jeune homme resta silencieux, interdit, ne comprenant pas vraiment ce qu'elle voulait dire. Mais devant son évidente détresse, devant ce regard larmoyant, devant sa fragilité et son air démuni, il ne put que resserrer son étreinte autour d'elle. Il enfouit son nez dans son cou, humant l'odeur de ses cheveux. Elle sentait la vanille.

- Mais tu sais, ça a fait la une il y a deux jours...

- Ah ! Ne t'inquiète pas, il a été arrêté. C'était le boulanger, celui près de la mairie.

- Ah bon ?! Comment tu sais ça ?


  Il planta son regard dans le sien, haussant un sourcil, à la fois vexé et amusé. Jamais il ne l'aurait mise en danger. Et si elle l'avait été, il aurait volé à son secours tel un preux chevalier en armure.

- Oui, enfin...

- On a eu les news cette après-midi. Notre rédac' en chef le veut en première page demain. Il aurait tué sa mère. La suite n'est pas encore parue, voilà tout.

- Sa mère ?

- Oui, une histoire sordide d'emprise psychologique. Un truc pervers. Tu n'auras qu'à lire l'article si tu veux en savoir plus. ajouta-t-il, son fameux sourire en coin accroché aux lèvres.


  Jennyfer se contenta d'enfouir son visage dans son cou, se laissant aller à son étreinte. Là, dans ses bras, la peur s'évanouissait comme par enchantement. Finalement, il planta son regard dans le sien et tous deux surent quel impardonnable péché ils allaient commettre cette nuit-là. Ils succombèrent bien vite, cultivant cet amour interdit depuis trop longtemps, et leurs lèvres s'embrasèrent dans un baiser maudit. Enfin, seuls, sous la lune, ils vivraient cette idylle qui mourrait aux premières lueurs du soleil.


  Les fantômes ne sont pas les seuls à errer dans les cimetières à la nuit tombée, les amants aussi.

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