Chapitre IV

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 Le dragon regarda avec tristesse le Géant-deux-pattes s'éloigner de lui. Il tenta de plonger son esprit dans le sien une dernière fois, mais il était trop loin. Il ne comprenait pas pourquoi il l'abandonnait ainsi dans cet endroit, au bord de grands-bâtons-feuillus-qui-touchaient-le-ciel. Il regrettait amèrement d'avoir essayé de le croquer avant de découvrir qui il était, de toute évidence, le deux-pattes qu'il aimait lui en voulait encore et s'était séparé de lui par sa faute. Il resta ici sans bouger, désemparé, attendant le retour de son ami. Quelques minutes plus tard, son estomac n'étant toujours pas satisfait de son frugal repas, il se jeta sur les quelques morceaux de miam-mou que lui avait laissés le Géant-deux-pattes. Il ne lui fallut pas longtemps avant d'avoir tout dévoré. Le temps passait et il voyait les deux ronds-de-feu-aveuglants traverser le ciel et atteindre leur zénith. Finalement, l'humain-voix-brillante ne reviendrait pas le chercher, il l'avait abandonné.

 La faim eu bientôt raison du petit animal et il prit la décision de s'enfoncer dans le dédale de colonnes-de-feuilles afin de trouver d'autres miam-mous. Le sol-feuilles sentait plein de choses à la fois, la vie, la peur, l'humidité, la fraîcheur... Le bébé dragon trottinait depuis plusieurs minutes quand un craquement se fit entendre. Il s'immobilisa et attendit. Un mouvement attira son attention en provenance d'un boule-feuilles pas très haut. Un drôle d'animal sortit du buisson : un quatre-pattes-longues-oreilles ! Le prédateur huma l'air et l'odeur alléchante de l'étrange créature lui mit l'eau à la bouche. Il avança à pas lents et prudents afin de ne pas effrayer sa cible. À mesure qu'il avançait, sa proie lui apparaissait de plus en plus grosse, si bien que le petit dragon réalisa bientôt qu'elle était plus grosse que lui, bien que moins longue. Comment allait-il faire pour gober un si gros miam-mou ? Peut-être pourrait-il le déchirer en morceaux plus petits ?

 Il avançait à petits pas prudents mais une de ses pattes se posa sur un petit bout de grand-bâton-feuillus qui se brisa sous son poids, alertant sa proie qui releva la tête. Le dragonneau ne fit plus un geste afin de se faire oublier. Le quatre-pattes-longues-oreilles se déplaça en bondissant dans sa direction, c'était trop beau, il se devait de saisir cette opportunité ! Il s'arqua sur ses deux pattes arrières et fondit sur sa proie. Sa puissante mâchoire emplie de dents acérées se referma sur le cou de sa victime, laissant s'échapper un liquide chaud et épais qui se répandit avec délice sur sa langue et dans sa gorge. Le liquide-miam encouragea le prédateur à resserrer son emprise sur sa proie et déchira des lambeaux de chairs à l'aide de ses griffes tranchantes. Le quatre-pattes-longues-oreilles se débattait mais il était déjà trop tard, il était condamné. Rien ne pouvait plus le sauver à présent. Il lutta cependant jusqu'à l'épuisement, il voulait vivre mais sa fin arrivait inévitablement.

 Le dragonneau mangea la plupart du lapin mais resta perplexe devant le squelette, que faire de ces bâton-blanc-pas-bon ? N'ayant pas la réponse à cette question, il le délaissa. Le copieux repas combla le petit dragon qui poursuivit lourdement sa route, repu, explorant plus avant cet immense endroit. Son ventre était satisfait, mais pas son esprit débordant de curiosité. Un grondement sourd et lointain intriguait l'animal qui se dirigea vers la source du bruit. Il finit par en trouver l'origine après plusieurs minutes des marche : le sol-feuilles se déchirait en deux sous ses yeux pour laisser passer un étrange liquide. Il s'en approcha et pris une petite lampée de la substance. Le rafraîchissant breuvage lui parut agréable, il en voulait plus ! Il avala goulûment le liquide-soif jusqu'à s'en être rassasié. Le dragonneau, curieux, trempa une de ses petites pattes dans la rivière et, appréciant le contact frais du liquide-soif contre ses écailles, s'y plongea entièrement. Instinctivement, il prit une grande bouffée d'air frais qu'il bloqua dans ses poumons et de petites membranes transparentes vinrent couvrir ses yeux. Il s'immergea entièrement et agita sa queue afin de se déplacer avec une aisance remarquable. Quelle sensation fantastique ! Il croisa quelques petits poissons qui le regardaient d'un air interrogateur.

 Épuisé par son aventure sous-marine, il sortit de l'eau et se positionna sur un gros caillou, séchant ainsi sa peau écailleuse au contact de la lumière agréable des deux ronds-de-feu-aveuglants. La chaleur lui redonnait vigueur et énergie, ce dont il avait bien besoin. À force de se prélasser sur son confortable rocher, il lui semblait entendre des voix lointaines. Serait-ce la chaleur qui lui faisait perdre la tête ?

  • Oh eh ! Où es-tu ? Je suis de retour !

 Non ! C'était Deux-pattes, il le reconnaissait ! Il descendit de son fauteuil rocheux et traversa à toute hâte le liquide-soif, luttant contre le courant qui l'emporta malgré tout quelques mètres plus loin. Une fois de l'autre côté de la rive, il rassembla toutes ses forces pour courir le plus rapidement possible à travers les grand-bâton-feuillus et rejoindre l'humain-voix-brillante. Il apercevait, au loin, la sortie de la forêt mais n'entendait plus la voix-vibrante. Il redoubla d'effort pour y arriver, craignant que Deux-pattes ne reparte. Lorsqu'il sortit enfin du bois, il chercha l'humain pour qui il débordait d'amour, mais ne le vit pas. Il avait certainement prit le bruit du liquide-soif pour la voix-vibrante qu'il souhaitait tant entendre de nouveau. Désireux de sentir une fois de plus sa merveilleuse odeur, il se dirigea vers l'endroit où il avait abandonné le bout d'étoffe dans lequel l'humain l'avait emmené ici, c'était tout ce qu'il restait de lui. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il ne le trouva pas ! Quelqu'un avait volé ce dernier bien précieux qu'il possédait. Sans compter Deux-pattes qui ne revenait toujours pas. Une tristesse immense l'envahit et il s'enfonça de nouveau dans la forêt, bien déterminé à l'oublier.

 Le dragonneau transféra toute sa puissance sur ses pattes arrières afin de bondir sur la souris qu'il avait pris pour cible. Deux jours avaient passés et il avait perfectionné sa technique. Alors qu'il s'apprêtait à fondre sur le petit longue-queue-moustaches, ce dernier le fixa du regard et le gratifia d'un petit « couic-couic ». Le rongeur avait remarqué son prédateur, mais n'ayant jamais rien vu de tel, sa curiosité l'emporta sur la peur et il s'approcha de l'énorme lézard. Interloqué par le petit cri, le dragon tenta de l'imiter. Il ouvrit sa gueule et hurla du plus fort qu'il put. Un long couinement aiguë en résulta. Satisfait de sa prestation, il bondit sur sa proie qu'il avala tout rond. Cet endroit regorgeait de quatre-pattes-miam et il mangeait tous les jours à sa faim, même s'il devait trouver de plus en plus de miam-quatre-pattes pour être rassasié. Ensuite, il rejoignait le liquide-soif qui lui servait à se désaltérer et à nager. Il appréciait particulièrement cette petite habitude qui lui permettait de digérer plus aisément. Puis, il se dirigeait vers le caillou-feu-qui-sèche, qui devenait de plus en plus petit à mesure que lui grandissait, afin de s'y prélasser. Quelle vie bien agréable ! Son corps commençait à changer et il se demandait à quoi les deux petites pointes qui transperçaient ses flancs pouvaient bien servir. Ses petites pattes le faisaient souvent souffrir, elles semblaient se déplacer sous son ventre, mais dans quel but ? Il devait chaque matin réapprendre à marcher, ce qui lui prenait quelques minutes, et s'en retrouvait désorienté, à la merci des prédateurs, comme les gros quatre-pattes-longs-poils à qui il avait échappé la veille. Il s'était réveillé face à l'un d'entre eux, menaçant, et comprit qu'il n'était pas de taille à lutter. Il fuit maladroitement, mais le prédateur avait appelé sa meute, forçant le petit dragon à se réfugier dans un de ces grand-bâton-feuillus et à attendre que le danger soit écarté.

 Le petit dragon remarqua qu'il y avait beaucoup d'exemplaires du même animal, mais aucun ne lui ressemblait. Il avait longtemps contemplé son reflet dans le liquide-soif mais n'avais jamais rien vu de semblable à son reflet. Il y avait pourtant une dizaine de quatre-pattes-longs-poils qui rôdaient autour de sa cachette en hauteur, tous plus ou moins identiques. Où étaient ses semblables ? Pourquoi n'étaient-ils pas avec lui en ce moment alors qu'il avait besoin d'aide ? Les quatre-pattes-longs-poils étaient plus malins eux, ils restaient en groupe pour se soutenir, lui, il était seul. Il repensa alors à l'humain-voix-brillante qui l'avait lâchement abandonné. Des larmes lui couvrirent les yeux mais ne coulèrent pas. Deux-pattes...

 Le dragonneau se réveilla en sursaut, alerté par un bruit, et se dressa sur ses pattes, prêt à se défendre. Un quatre-pattes-longs-poils se tenait juste devant lui, sortant d'un feuilles-boule. Cette fois, la créature magique avait grandi et le prédateur lui apparaissait à présent plus petit qu'elle. Confiant, le dragon se dressa sur ses pattes arrières et étendit ses petites ailes, ouvrit la gueule et hurla de toutes ses forces. Un profond et puissant rugissement sortit de sa gorge et effraya le loup, qui s'enfuit à vive allure en couinant, la queue entre les pattes. Surprit par ce rugissement hors-norme, le dragonneau se retourna, pensant devoir faire face à plus gros que lui, mais ne distingua aucun prédateur. Était-ce lui qui venait de faire un tel vacarme ? Il réitéra son monstrueux cri, se surprenant à nouveau. Apparemment oui, et il en était fier ! Si les plus dangereux prédateurs de cet endroit, les quatre-pattes-longs-poils, avaient peur de lui, il ne risquait plus rien. La proie était devenue le chasseur et son régime alimentaire potentiel venait de s'élargir. Il lui faudrait cependant bientôt quitter cet endroit afin d'en trouver un moins étroit, il n'allait bientôt plus passer entre les arbres serrés les uns aux autres par endroit.

 Il n'était toujours pas parvenu à identifier l'utilité des petits bouts de peau fine et membraneuse qui avaient troué ses flancs et qui avaient chassé ses pattes sous son ventre. Il venait de s'en servir pour paraître plus grand face au quatre-pattes-longs-poils, mais à part ça, il ne ressenti jamais le besoin d'en faire usage. Il tenta de les déployer, mais les grand-bâton-feuillus, trop rapprochés, lui interdirent de les déplier entièrement. Il se mit donc en route pour le liquide-soif afin de trouver plus d'espace. Il ne pouvait plus nager à présent, il touchait le fond de la rivière et sa tête dépassait, ce qui le décevait fortement, et il dut mettre fin à son petit plaisir quotidien. Au bord de la rivière, il étendit ses petites ailes et les examina, intrigué. Peut-être lui servaient-elles à mieux nager ? Cette perspective le déçut encore plus. Il ne pouvait pas se tremper entièrement à cause de sa taille pour vérifier son hypothèse. Il se souvint alors d'un jour où il avait fait son repas d'un petit miam-plumes attrapé au vol. Il possédait lui aussi des membres semblables et paraissait les utiliser pour marcher sur l'air. Dubitatif, il agita les siennes de haut en bas, lentement d'abord, puis de plus en plus vigoureusement. Il se sentait bien plus léger mais ça ne fonctionnait pas. Il réitéra ses efforts, battant des ailes plus vite encore, et tenta de sauter pour donner la première impulsion. Cette fois, ce fut un succès. Ses efforts le portèrent à quelques mètres au dessus du sol-feuilles et un sentiment de fierté l'envahit. Rapidement à bout de forces et rattrapé par la fatigue, il ralentit progressivement la cadence et s'écrasa lourdement dans le liquide-soif la tête en avant, dans une gerbe d'eau effrayant quelques miam-plumes qui s'envolèrent. Il lui faudrait s'entraîner pour se maintenir plus longtemps dans les airs, et la dépense d'énergie était colossale. Il venait d'épuiser la grande majorité de ses forces et son estomac réclamait avidement son dût.

 Il se mit en chasse et il ne lui fallut que peu de temps pour trouver la piste d'un gibier intéressant. Il n'avait encore jamais senti cette odeur, et il était curieux d'en connaître le goût. La piste le mena dans une clairière où un troupeau de quatre-pattes-grandes-cornes mangeaient de l'herbe. Quelle idée farfelue que de se nourrir de cette immonde chose verte ! Il choisit un jeune spécimen légèrement en retrait et s'avança aussi discrètement que son imposante taille le permettait. Ses parents étaient certainement un peu plus loin et ne se doutaient de rien. C'est en tous cas ce qu'il pensait. Alerté par le prédateur, le chef du groupe des quatre-pattes-grandes-cornes chargea le dragon et donna un violent coup de tête dans l'épaule du dragon qui hurla de douleur. Un de ses bois avait atteint sa cible mais ne s'était enfoncé que d'un ou deux centimètres entre les écailles. Le dragonneau n'avait jamais ressenti une telle sensation de douleur et un liquide chaud coulait sur ses écailles. Le monstrueux rugissement provoqua la panique générale chez tous les quatre-pattes-grandes-cornes qui prirent leurs jambes à leur cou, à l'exception du chef de troupeau, bien décidé à défendre ses semblables. Cette erreur lui coûtera la vie. Le dragon se dressa sur ses pattes arrières comme il l'avait fait plus tôt avec le quatre-pattes-longs-poils et écarta ses pattes avant ainsi que ses ailes. D'un mouvement fulgurant, il donna à son futur festin un coup de griffes qui le décapita aisément. Victorieux, il retomba lourdement sur ses pattes avant puis rugit monstrueusement plusieurs fois, provoquant le départ affolé de quelques miam-plumes. Du troupeau en fuite, il ne restait que le jeune cerf qu'il avait prit pour cible à l'origine, et un adulte, avec de toutes petites cornes, sûrement sa mère, qui entraînait son petit dans la forêt pour l'empêcher de regarder son père se faire dévorer.

 Avait-il lui aussi des parents ? Il considérait Deux-pattes comme sa famille. Même s'il l'avait abandonné et qu'il le haïssait pour ça, il ne pouvait s'empêcher de l'aimer du plus profond de son être et il aurait tout donné, jusqu'à sa vie, pour le revoir ne serait-ce qu'une minute et de nouveau plonger son esprit dans le sien afin de ne faire plus qu'un, un être parfait. Mais Deux-pattes n'était visiblement pas de la même espèce que lui, il ne lui ressemblait en rien. Alors où étaient ses parents ? Finalement, il laissa de côté ses interrogations et se concentra sur son repas.

 Après son copieux déjeuner, le dragon inspecta sa blessure. Le sang s'était arrêté de couler. Quelle étrange sensation il avait ressenti, une plutôt déplaisante expérience. Il ne restait qu'une petite fente rougeoyante qu'il s'empressa de lécher. Il comprenait mieux ce qu'il s'était passé, le bois de sa victime était passé sous une de ses écailles, provoquant la blessure. Finalement il n'était pas invulnérable et ce fut une humble leçon qu'il retiendrait.

 À la tombée de la nuit, il s'enroula sur lui-même afin de conserver sa chaleur corporelle et sombra dans un profond sommeil agité de rêves étranges. Il pourchassait un groupe d'immenses quatre-pattes-longues-oreilles pour les dévorer sans jamais y parvenir. Il se sentait frustré, affamé. Puis il entendit une voix lointaine. « Personne ne veut de toi, tu veux dévorer tous ceux que tu croises, ne t'étonnes pas s'ils te fuient. » Deux-pattes lui apparu, le réprimandant. Il tenta de l'approcher, le suppliant de le pardonner, mais plus il courrait dans sa direction, plus il semblait s'éloigner. Le désespoir s'emparait de lui et il aurait tout donné pour mettre fin à son supplice. Son vœu fut exaucé et il se réveilla, le regard embué par un voile flou. Une goutte perla sur son museau et il la goûta du bout de la langue. Quel était cet étrange liquide-sel ? Il étira son corps tout ankylosé et bâilla nonchalamment alors qu'il évacuait les derniers restes de ses étranges rêves de la nuit. Il s'étonna : c'était le premier jour que ses membres ne le faisaient pas souffrir, peut-être que son corps n'allait plus changer maintenant, et cette idée ne lui déplut pas. Il jeta un rapide coup d’œil à ses pattes, ravi de les voir à la même place que la vieille, et s'attarda sur ses flancs. Les petites membranes du jour précédent laissaient place à deux puissantes et majestueuses ailes. Fier de cette évolution, il se rendit dans la petite clairière dénichée la veille afin de pouvoir les déployer et ainsi mieux les admirer. Leur taille laissèrent le dragon ébahit. Lui même devait mesurer dans les trois mètres de la tête au bout de la queue, tandis que son envergure atteignait à présent près du double. Il voulut de nouveau tenter de marcher sur l'air, il allait forcément y arriver cette fois ! Il gonfla ses immenses ailes et les actionna de haut en bas comme la veille, mais il ne put les battre aussi rapidement à cause de leur taille. Il donna une légère impulsion de ses pattes en utilisant son cou et sa tête comme contrepoids et cette fois il s'éleva dans les airs avec une facilité déconcertante en deux puissants battements d'ailes.

 Le dragon ressentit une sensation nouvelle, une sensation de liberté, de légèreté. Le vent créé par la vitesse lui caressait les écailles et chatouillait sa récente blessure. Il montait aussi vite que ses forces le lui permettaient, si bien qu'il tutoya bientôt les boules-blanches-du-ciel. Il s'engouffra dans l'une d'entre elles et en ressorti entièrement recouvert de milliers de petites gouttelettes d'eau. Les boules-blanches étaient en réalité du liquide-soif qui marche sur l'air ? Ce monde est décidément bien étrange, mais tellement merveilleux ! Il s'amusa pendant un long moment à passer et repasser dans les nuages afin de pouvoir nager comme jadis, mais cette fois dans l'air, ce qui l'amusa fortement. Plus haut encore que les nuages, le dragon remarqua la grande-pierre-grimpante au bord des grand-bâton-feuillus, qui n'étaient plus si grands vus d'ici, dont le sommet se situait à quelques kilomètres de là. Elle était si haute qu'elle semblait percer le ciel. Il était à présent le maître incontesté de la terre et il devait se rendre au sommet pour devenir également le maître des cieux. Il s'élança à la conquête de son nouveau but, impatient de savoir ce qu'il y avait tout en haut d'une montagne. Le vent sifflait à mesure que la créature magique prenait de la vitesse, flattant ses écailles. Le sommet était si haut qu'il allait bientôt manquer de forces, il lui fallait trouver une solution pour économiser ses forces, sinon il ne pourrait plus battre ses ailes pour le maintenir. Il remarqua alors un groupe de miam-plumes non loin de lui qui semblait monter dans les airs sans faire d'effort. Il s'approcha d'eux afin de mieux les observer et un courant d'air chaud s'engouffra sous ses ailes, le propulsant en hauteur sans qu'il ait à fournir le moindre effort. Malins ces petits miam-plumes ! Son ascension fut si rapide, qu'il allait bientôt les dépasser et monter plus haut encore. Arrivé à leur hauteur, il profita de l'effet de surprise pour croquer deux malheureux slucos qui n'avaient pas vu le danger approcher. L'air se raréfiait en altitude et la température commençait à descendre en flèche. Courage, encore quelques mètres !

 Après son long périple, il dépassa la grande-pierre-grimpante et remarqua qu'elle était creuse en son sommet, laissant une grande étendue de liquide-soif remplir le cratère de la montagne. Super, il allait pouvoir nager de nouveau ! Le dragon replia ses ailes et fonça tête baissée, minimisant la résistance à l'air pour arriver le plus vite possible en bas. Quelque chose lui parut étrange, un pressentiment, une intuition. Il déplia ses ailes, tira de toutes ses forces pour arrêter sa descente infernale et déplia ses pattes pour amortir le choc. Ce ne fut pas suffisant et le dragon s'écrasa lourdement sur la glace qui recouvrait le lac dans un monstrueux craquement. Une douleur vive lui traversa le corps, une douleur déchirante, foudroyante lui incendiait une de ses pattes avant et un effroyable rugissement, plus puissant que jamais, s'échappa de sa gueule grande ouverte, crispée de douleur. Ne pouvant pas délester son poids sur ses quatre pattes, il préféra s'allonger, effleurant dans la manœuvre le sol-douleur de sa patte blessée. Le malheureux hurla avec plus d'ardeur encore dans un cri déchirant les cieux. Un voile flou couvrait ses yeux et un liquide chaud se répandit abondamment sur le sol-douleur et contre les écailles qui touchaient la glace. Lorsqu'il eut la force de regarder, il vit avec horreur un bâton-blanc-pas-bon traverser sa patte blessée, le même qu'il voyait chaque fois qu'il mangeait un miam-quattre-pattes, et aperçu du liquide-miam recouvrir le sol de rouge. Conscient que sa blessure était plutôt grave, il entreprit de la lécher ce qui provoqua un regain de douleur et des formes étranges dansèrent devant ses yeux. Il réessaya de lécher sa blessure mais obtint le même résultat. Deux-pattes aides moi je t'en prie ! Une conscience se pressa contre la sienne mais ne ressemblait pas à celle de Deux-pattes. Le dragon s'empressa de la repousser avec une aisance remarquable. Nul n'était assez puissant mentalement pour infiltrer l'esprit d'un dragon sans son accord. Luttant contre la douleur, il percevait toujours la présence dans sa tête, au pied de son temple mental, qui cherchait à trouver une faille dans sa protection afin d'infiltrer son esprit. Le dragon saisit cette occasion et suivit mentalement la présence étrangère jusqu'à son origine afin d'infiltrer la conscience de cet inconnu, ce qu'il réussit à faire sans difficultés malgré l'ouragan de douleur dans sa patte. Il se heurta à une petite forteresse protégeant l'esprit inconnu et dont la porte était ouverte, comme si cet individu le laissait volontairement entrer. Il s'y engouffra mais ne prit pas le temps d'examiner les pensées de cette personne.

  • Qui êtes-vous ? demanda-t-il mentalement d'une voix profonde et grave.
  • J'ai entendu ton cri, peu importe qui je suis, tu es blessé et je dois te venir en aide ! répondit une voix. Sinon tu mourras, est-ce que tu veux ?
  • Mourir ? Qu'est-ce-que c'est ?
  • Mourir c'est finir comme ces animaux que tu as mangé, cesser d'exister, disparaître.
  • Ils existent toujours en moi, rien ne disparaît vraiment de ce monde. répondit le dragon, luttant contre la douleur. Mais je veux continuer d'exister par moi-même, aidez moi !
  • Je ne peux pas t'aider physiquement, je suis bien trop loin et le simple fait de communiquer avec toi est un exploit que je ne vais pas pouvoir maintenir bien longtemps. Tu dois te servir de ta magie. Un dragon est une créature emplie de magie, sert t'en !
  • Je ne sais pas comment faire.
  • La magie des dragon est capricieuse, elle ne vient pas sur commande mais dans des situations désespérées et c'en est une ! Concentres toi sur ta blessure, visualises la se rétablir et puises dans tes forces et... Et merde ! Je dois m'en aller à présent, je n'ai plus la force de continuer à maintenir le lien.

 La présence de l'inconnu s'effaça laissant le dragon seul face à son immense douleur. Il tenta de nouveau de lécher sa plaie mais la douleur le reprit de plus belle. La magie. Il devait faire appel à la magie. Quelle magie ? Il n'en avait jamais fait usage et ne savait comment faire. La douleur devenait insoutenable. Il ferma les yeux et posa le bout de son museau sur sa patte blessée. Il résista à la douleur engendrée pour maintenir le contact contre son membre endolori et une étrange sensation envahit son corps, affluant de tout son être à la fois, et se dirigea vers sa tête. L'énergie de tout son être se concentra vers son museau puis se transmit par le contact de la peau à sa blessure. Le bout de sa patte s'étira dans un craquement et laissa rentrer l'os à l'intérieur, puis, progressivement, la plaie se referma. La douleur s'estompa enfin, et le dragon, à bout de forces, laissa sa tête retomber, heurtant lourdement la glace. Il se trouvait dans un état second, d'épuisement le plus total et ne sentit pas la douleur du choc. La magie avait un prix et il ne savait pas comment s'en servir de nouveau, il devrait donc redoubler de vigilance en découvrant ce monde pour ne pas revivre une situation de ce genre. Ce deux-pattes lui avait sauvé la vie, et il lui en était reconnaissant. Deux-pattes... Il se demanda si la magie pouvait aussi soigner sa blessure-de-dedans, celle qui se ravivait quand il pensait à Deux-pattes qui l'avait abandonné.

 Lorsqu'il revint à lui, il faisait nuit dans le cratère et l'air glaçait ses poumons à chaque respiration. Il lui fallait redescendre au plus vite pour ne pas mourir gelé et son ventre réclamait avidement son dût. Il déploya ses ailes et s'élança en direction du bord du cratère. Les deux ronds-de-feu-aveuglants étaient bas sur l'horizon et l'obscurité allait poser son voile sombre sur le reste du monde. Le dragon se plaça dans un courant d'air froid qui le faisait descendre en planant, dessinant de grands cercles dans le ciel. Il fut surprit du panorama gigantesque d'en bas. Le monde s'étendait à perte de vue, bien plus vaste que sa petite forêt et il fut saisit du sentiment de n'être qu'une infime partie de cet immense tout qui s'offrait devant lui. Son lieu de vie, ses arbres entourant sa clairière avaient une taille insignifiante comparé au reste. Il n'osa pas reporter sa taille au vaste monde, lui qui était bien plus petit que cette minuscule tache verte qui représentait son habitat.

 Le dragon atterrit lourdement, n'ayant pas la force de se poser en douceur. Néanmoins, il veilla cette fois-ci à ne pas se blesser, il ne survivrait pas à une seconde dépense d'énergie aussi colossale. Il lui fallait trouver un miam-quatre-pattes, mais il n'avait plus la force de chasser, ni de se déplacer. Il étendit sa conscience dans toutes les directions autour de lui et celle-ci se heurta à celle de plusieurs animaux, plus ou moins gros, plus ou moins proches. Il choisit un quatre-pattes-grandes-cornes et s'introduisit dans son esprit sans rencontrer la moindre résistance. Le cervidé n'avait aucune chance face au dragon. Il enroula sa conscience tout autour de celle de sa proie, de sorte qu'il avait à présent un contrôle total sur sa future victime, physiquement et mentalement. Il ressentit la peur de celle-ci et entreprit de la faire disparaître. Il voulait se nourrir, pas torturer. L'animal avança alors, sur les ordres du dragon, vers son prédateur, sans se douter du sort qui l'attendait. Il fit avancer sa cible juste devant sa gueule, et détruisit l'esprit du cerf en l'écrasant avec le sien, comme il le ferait avec un fruit trop mûr sous une de ses pattes. L'animal tomba sur le sol-feuilles, inerte. C'est ce qu'avait appelé le deux-pattes « la mort ». L'esprit de cet animal s'était montré d'une extrême fragilité, et il lui apparaissait qu'il était très facile de tuer à partir du moment où l'on a accès à la conscience d'un autre être vivant. Il lui faudrait donc être très prudent la prochaine fois qu'il communiquerait par la pensée avec un ami comme le deux-pattes un peu plus tôt, ou son Deux-pattes, même s'il commençait à perdre tout espoir de le revoir un jour. Tous les jours le dragon revenait au même endroit où il l'avait abandonné mais ne le vit jamais revenir. Après son copieux repas, il se lova et s'endormit avec tristesse en pensant à l'humain-voix-brillante.

 La vitesse lui procurait une sensation grisante et il s'amusa à tenter des acrobaties dans les airs. Quelle sensation merveilleuse que celle de voler, de tutoyer les nuages, de s'arracher à l'attraction terrestre. Il observait le paysage en contrebas et remarqua une drôle de formation à quelques kilomètres de sa forêt, comme un ensemble de pierres savamment alignées et légèrement espacées les unes des autres. En périphérie de cet ensemble, il y avait une petite pierre avec de l'herbe jaune à son sommet et quelques quatre-pattes à côté de celle-ci. Curieux, le dragon la survola et réduisit progressivement son altitude afin de mieux observer les délicieux repas qui se promenaient au bord de la maison au toit de paille. Aucun danger à l'horizon. La faim se faisant sentir, il décida de se poser au milieu des quatre-pattes, qui vinrent saluer le dragon d'un petit « groin ! » enjoué. Il se saisit d'un des animaux à proximité et reprit son envol afin de déguster sa proie dans un lieu plus tranquille, provoquant de ce fait la panique générale chez les cochons. Cet endroit était une formidable réserve de miam et il saurait s'en souvenir. Survolant de nouveau les pierres alignées, il remarqua une autre pierre avec de l'herbe jaune dessus, un peu plus au sud du village.

 Il se posa dans sa clairière pour se nourrir et se délecta de son gras et succulent repas. Le gros quatre-pattes pourrait lui tenir toute la journée, à condition qu'il puisse le manger en entier. Comme en réponse à ses pensées, il entendit un bruit dans les buissons à proximité. Il tourna la tête dans cette direction et distingua, à demi dissimulé, un deux-pattes. Celui-ci était incroyablement mince, il n'y avait rien à manger sur cette carcasse. Ses poils-de-tête gris étaient tirés et formaient une étrange petite queue derrière la tête. Le dragon était frappé de la différence qu'il pouvait y avoir dans la constitution de deux spécimens de deux-pattes. Tous les animaux se ressemblaient plus ou moins mais pas les deux-pattes. En était-il de même pour ses congénères et lui ? Il s'approchait doucement pour mieux l'observer et ne le quittait pas des yeux. Le deux-pattes pris un étrange bâton courbé ainsi qu'un autre, plus petit. Il assembla les deux dans une étrange configuration et, aussitôt après, le plus petit fonça en direction du dragon qui l'esquiva instinctivement. Il tourna la tête et regarda la flèche partir dans la direction opposée, disparaissant tout aussi vite. Avait-il essayé de lui faire du mal ? Si tel était le cas, il devait se défendre. Il se retourna en poussant un monstrueux rugissement mais le deux-pattes n'était déjà plus là. Plutôt que de s'élancer à sa poursuite, il retourna à son repas qu'il prit le temps de finir. Il devrait dorénavant se méfier des deux-pattes qui vivaient dans la forêt.

  Débordant de curiosité, il entreprit de se rendre à la deuxième pierre-herbe-jaune pour inspecter les lieux et, peut-être, découvrir de nouveaux animaux. Avec un peu de chance, il retrouverait sa famille. Il déplia ses ailes et s'élança haut dans le ciel, perçant les nuages qui le recouvraient de gouttelettes d'eau fraîches. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre à sa destination et il plana en rond afin de trouver un courant descendant. Il n'en trouva pas et décida de s'éloigner un peu de la pierre-herbe-jaune afin de descendre lentement. Il ne voulait pas effrayer les éventuels proies d'un repas futur en arrivant trop vite. Il entama sa longue descente mais ne distingua rien. Il se rapprocha et se posa à quelques deux cent mètres de la pierre-herbe-jaune. Il ne vit aucun animal à l'horizon. Il envisagea de se rapprocher pour mieux inspecter les lieux lorsqu'il vit au loin un animal sortir de la pierre-herbe-jaune. Non, pas un animal, un deux-pattes. Pouvait-on rentrer dans une pierre ? Le deux-pattes se figea et courut vers lui. Les larmes montèrent aux yeux du dragon et il s'élança à la rencontre de l'animal. Il débordait de joie, une euphorie immense l'envahit et il en pleurait. Ce n'était pas un deux-pattes, c'était son Deux-pattes juste devant lui, courant à sa rencontre.

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