Chapitre I

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 Appuyée sur le comptoir, Tiha commanda à la serveuse une énième choppe d'alcool. Le vacarme reposant de la taverne lui faisait du bien sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi. Elle lorgna sa choppe fraîchement remplie lorsqu'une bribe de conversation l'interpella.

  • Et alors ? De toutes façons ça fait belle lurette qu'on est dans la merde et c'est pas les Dragonniers ou les Magiciens qui pourront nous aider, ils se sont tous fait butés !

 Il n'en fallait pas plus pour faire frémir la chevelure brune de Tiha, qui se leva d'un bond de sa chaise et monta sur une table. Le calme se fit dans la taverne, chacun guettant ce qui les attendait.

  • Eh bien, qui veut entendre l'histoire de la dernière guerre du royaume ?

 Un silence assourdissant s'installa, et devint vite étouffant.

  • On connaît déjà toutes tes histoires, ta gueule et assieds toi. répondit la serveuse.

 Un frisson d'effroi parcouru la taverne. Personne n'osait lui répondre de la sorte à l'exception de la maîtresse de maison. Ceux qui s'y étaient risqué l'avaient regretté.

  • Bien, apparemment tu es la seule ici à penser de la sorte, tout le monde est à l'écoute, même si je sais très bien que ça ne durera pas.

 C'était un après-midi de printemps. Le vent soufflait entre les arbres de la forêt de Nirsa, puis venait mourir sur la dune. Les deux soleils, Primer grosse et bleue, et Secto petite et rouge, étaient haut dans le ciel. Le calme était à présent revenu, malgré quelques gémissements persistants, faibles, des derniers survivants. Le champ de bataille était jonché de corps inanimés. Elfes, nains, humains, et même quelques dragons abreuvaient le sol de leur sang. C'était une véritable vision d'horreur qui se dressait devant les yeux de Riat. Lui qui avait laissé sa femme et son enfant à naître afin de mener l'assaut décisif pour son suzerain et ami de longue date, le roi Mergoti, il y avait de cela quatre mois.

 Il avait perdu ses parents lorsqu'il était tout jeune. L'orphelin avait élu domicile dans les ruelles de la capitale, parmi les mendiants, les putains, et autres coupe-jarrets. Chaque jour, il se mettait en quête de quelques objets de valeur à voler, en vue de les revendre à son ami forgeron. L'enfant s'introduisait dans les tavernes, les bordels, et même dans le palais royal, afin de délester les « culs-parfumés », comme il les appelait, de quelques bijoux, vêtements, et même parfois, une dague ou un coutelas. Le petit pilleur se mettait ensuite en route pour la forge et déposait son maigre butin dans l'arrière boutique de son ami, afin d'en tirer le meilleur prix, ou au moins, de quoi se nourrir pour la journée. Parfois, lorsqu'il n'avait pas réussi à chaparder de quoi se payer sa pitance, l'artisan lui offrait un repas chaud. Des années durant, cette vie fut la sienne.

 Un jour qu'il déambulait dans le palais du roi, cherchant quelques biens à s'approprier, il entendit des pas se rapprocher de lui. Le brigand, connaissant tous les recoins de cette partie de la royale demeure, s'infiltra, par un petit trou, dans un couloir dérobé, afin d'échapper à la garde. Quelques minutes passèrent, et alors qu'il allait ressortir, il tressaillit en entendant une voix acide et douce à la fois, passer par la brèche. « Tu peux sortir, ils sont partis. » À la fois intrigué et terrifié, l'enfant se risqua à sortir de sa cachette, et aperçut son mystérieux interlocuteur. C'était un homme d'une quarantaine d'années environ, bien bâti, et grand. Très grand. Presque deux fois sa taille. Il avait une élégance digne des plus grands « culs-parfumés ». Ses cheveux dorés lui tombaient sur les épaules, masquant astucieusement ses oreilles. Le jeune garçon se figea en plongeant son regard dans celui de l'inconnu. Ses yeux fins, malicieux, étaient froids, glacials même. Il crût également percevoir une étrange lueur les traverser.

  • Que fais-tu ici mon garçon? demanda le géant. Je ne pense pas que tu vives ici...
  • Je... Je me suis perdu, je... Je voulais apercevoir le roi, bredouilla-t-il, j'aimerais voir à quoi ressemble celui qui protège le royaume des humains de toutes ces créatures.

  Il se surprit à mentir aussi naturellement, il ne pouvait évidemment pas avouer qu'il venait ici pour piller le monument le plus important de tout le royaume ! Le curieux personnage le dévisagea de la tête aux pieds d'un air dubitatif et amusé.

  • Comment te nommes-tu ? demanda l'homme.
  • Je n'en sais rien, je n'ai jamais eu de nom.
  • Eh bien mon jeune inconnu, sais-tu qui je suis ?
  • Euh, non... répondit l'orphelin. Mais au vu de votre prestance, je gage que vous êtes quelqu'un d'important.
  • En effet, tu as raison. Très bien, suis-moi, je vais te conduire devant le roi. Mais n'essaye pas de me fausser compagnie, sinon je serais obligé de te retrouver et de te tuer, au cas où tu serais un espion, avertit-il dans un sourire malsain.

 Ils se mirent en route à travers les couloirs de l'immense bâtiment. Le garçon devait trottiner pour arriver à suivre les pas de l'homme. Le chemin emprunté les mena dans une partie encore inexplorée par l'enfant. Il se demanda comment il allait pouvoir s'en sortir face au roi qui, disait-on, pouvait lire dans les pensées. Avant qu'il puisse échafauder un plan, une immense porte à double battant se dressa devant eux. Ils s'ouvrirent tous deux dans un bruit sourd qui fit vibrer le corps du garçon. Ils pénétrèrent dans la pièce démesurée qui s'avérait être le bureau royal, puis les portes se refermèrent derrière eux dans un grondement étouffé. Les murs étaient couverts de peintures décrivant des événements marquants du passé. Quatre au total, une sur chaque mur. Sur la première, des hommes dansaient avec des elfes et des nains. On remarquait même quelques dragons dans le ciel. Tous semblaient heureux. Sur la fresque suivante, quatre dragons étaient représentés. Trois d'entre eux avec un être d'une espèce différente sur son dos, et un quatrième, tout seul. En ces temps reculés, il n'y avait aucune ombre dans leur cœur et la joie était présente. C'est sur la troisième représentation que l'horreur commençait, relatant le début de la guerre. Les elfes, les nains et leurs dragons se prosternèrent devant des êtres difformes, aux allures de démons. Mais pas les humains. Eux refusaient de se soumettre aux démons. Fiers, ils se tenaient en retrait et toisaient la scène de soumission qui se déroulait devant eux. Et c'est sur le quatrième mur que la fin était illustrée. Les hommes et leurs montures, face à toutes les autres créatures, elfes, nains, dragons et démons se faisaient tuer par centaines, ainsi que leurs destriers magiques, dans une immense bataille, où les corps, des humains principalement, jonchaient le sol.

 Le garçon comprit alors que tout ce qu'on lui avait raconté, les mythes, les légendes, tout était vrai. Les démons avaient retourné les amis d’antan des hommes contre eux. Ses yeux se posèrent alors sur le reste de la pièce. Un large bureau se tenait au centre, avec un ancien fauteuil en bois couvert d'or, encadré de deux immenses fenêtres aux rideaux pourpres. Sur le mur de droite, une armoire, en chêne massif, ouverte, laissait paraître d'antiques rouleaux de parchemin. Plusieurs étagères sur lesquelles étaient disposées des centaines de vieux livres recouvraient le mur de gauche. Le sol, couvert d'un tissu rouge bordeaux, collait très bien au décor. À part ces éléments, la pièce était vide, et un élément manquait au décor, le roi.

  • Où est-il ? demanda timidement l'enfant.

 L'homme gonfla le torse et se mit face au garçon.

  • Il est devant toi, répondit-il, je me nomme Mergoti, troisième Roi de l'Est du Continent, Gouverneur des Humains, Magicien et Briseur d'Esprits.

 Le garçon, stupéfait, recula d'un pas et risqua aussitôt une courbette, plutôt mal effectuée, accompagnée d'un « Sire ! » Il chercha un moyen de se soustraire au Seigneur, mais n'en trouva pas.

  • Alors, vas-tu enfin me dire ce que tu fais ici ? demanda ce dernier d'une voix tranchante.
  • Je voulais vous remercier de nous protéger... marmonna le jeune homme.
  • Bien, puisque tu ne veux pas parler, je vais devoir le vérifier par moi-même.

 À cet instant, l'orphelin sentit son esprit s'embrumer, et un esprit se pressa contre le sien. Il eut une drôle de sensation dans son crâne, comme si des tentacules froids, visqueux, s'immisçaient en lui. Pris d'effroi, il comprit. Le roi fouillait tous les recoins de la tête du garçon, scrutant chacun de ses souvenirs, de ses pensées. Il se sentait comme paralysé, vidé de toute son énergie, et complètement nu, à la merci de la volonté du souverain qui contrôlait maintenant la moindre parcelle de son esprit. Le temps passait et les pensées tentaculaires de l'envahisseur se transformèrent en lames, fines et tranchantes comme des rasoirs. Le temps sembla se figer, les secondes devinrent des heures. Il tenta de lutter, en vain. Alors qu'il avait renoncé à se battre, les lames se retirèrent et il revint à lui. Des larmes roulaient sur ses joues. Il venait de comprendre pourquoi on affublait le roi du surnom de Briseur d'Esprits, nul ne pouvait rester inchangé après une telle épreuve, on en ressortait forcément déchiré.

  • Bien, je comprends pourquoi je sentais ta présence dans le palais depuis si longtemps, tu détroussais mes gens. Cela dit, tu es dépourvu d'intentions néfastes à mon propos, je vais donc te laisser vivre. Pour rembourser ta dette, je te propose un travail, tes compétences et ton agilité pourront me servir. Tu vas te glisser discrètement parmi la cour et me rapporter tout complot fomenté à mon égard. Je sens que quelque chose se prépare. En échange, tu seras logé et nourri, et tu rembourseras ainsi ta dette. Qu'en dis-tu ?
  • P... Pourquoi ne le faîtes-vous pas vous-même ? bredouilla-t-il en larmes.
  • Crois-tu vraiment que mes gens ne se rendraient compte de rien ? Tu as pourtant senti que je lisais tes pensées, non ? Alors, acceptes-tu ?

 Le garçon venait de trouver comment s'enfuir, il lui suffirait de faire croire au roi qu'il le servirait. Et surtout, il ne voulait pas revivre une seconde intrusion dans son esprit. Il acquiesça timidement d'un signe de tête.

  • Bien, répondit Mergoti, tu vas donc prêter serment selon la coutume divine, je vais te dire les mots à répéter. Mais sache que si tu romps ce serment, les Dieux te puniront et tu mourras.

 Il se sentait mal, le roi avait sans doute deviné ses intentions. Il n'avait plus le choix, il devait se résigner s'il voulait vivre. Après tout, il n'aurait plus à se soucier de voler pour se payer un repas chaud, il n'aurait plus à se soucier de l'endroit où passer la nuit.

 Mergoti lui indiqua les mots à répéter, et le garçon les répéta, à contre cœur. À mesure qu'il les prononçait, il sentait ses forces diminuer, de manière imperceptible, certes, mais tout de même.

  • Comme tu n'as pas de nom, je vais devoir t'en choisir un. Que dis-tu de Riat ? C'était le nom du premier dragonnier humain, et mon maître il y a de cela deux cent trente-deux ans.
  • Deux cent trente-deux ans, s'exclama le garçon, c'est impossible !
  • Mon enfant, sache que rien n'est impossible en ce monde. Grâce à la magie, nous pouvons grandement influencer notre espérance de vie et considérablement l'allonger. Ainsi, mon maître, Riat, a vécu jusqu'à l'âge de trois cent soixante-cinq ans avant de se faire sauvagement tuer par un de ces immondes elfes.

 Le garçon, n'ayant d'autre choix, accepta ce nom.

 Sept ans passèrent ainsi. Riat était maintenant un jeune homme et il avait apprit à apprécier sa nouvelle vie. Il était devenu l'espion en chef du palais de Mergoti, et avait dénoncé bon nombre de complots et attentats. Le roi, appréciant la compagnie du garçon, l'avait pris sous son aile, et lui apprit les bases du combat sous toutes ses formes, aussi bien à l'épée, à l'arc, à mains nues, mais également mental. Pour cette dernière discipline, il lui avait apprit à créer une barrière mentale pour se protéger de toute intrusion. Il démontrait un tel talent à maîtriser son esprit, que même les magiciens les plus expérimentés du roi n'arrivaient à pénétrer ses pensées. Seul Mergoti en personne le tenait en échec. Il ne pouvait cependant pas lancer une contre attaque et investir l'esprit d'autre personnes, seuls les magiciens et les dragonniers en étaient capable, et il n'en faisait pas parti. Après ses entraînements, il s'exerçait à l'art de la forge, se rappelant ainsi son ancien ami qu'il n'avait jamais revu, la maladie l'ayant emporté quelques mois après que Riat soit entré au service de Sa Majesté. Il s'était révélé extrêmement doué, et s'était forgé sa propre épée, ainsi que son armure.

 Un jour, alors qu'il se rendait à l'un de ses entraînements avec son vieux maître magicien, il croisa une charmante jeune femme au détour d'un couloir, accompagnée de sa suite. Leur regards s'accrochèrent et elle esquissa un sourire, qu'il lui rendit timidement. Plus tard, lors de son entraînement avec le mage, la belle inconnue occupait une place si grande dans son esprit, qu'il ne put se concentrer suffisamment pour maintenir ses barrières mentales, et son maître s'introduisit aisément dans ses pensées. Surprit par cette intrusion, il érigea en toute hâte un solide mur autour de sa conscience afin de repousser l'assaillant et tenir son maître en échec, avec succès.

 Comment un si vieil homme avait pu réussir à s'infiltrer au plus profond de son être, il tient à peine debout et il est si courbé que sa barbe touche presque le sol...

  • C'était un bon exemple de choses à éviter, ne jamais baisser sa garder et ne jamais laisser son esprit vagabonder, expliqua le vieillard. Une seule seconde d'inattention et l'ennemi peut prendre le contrôle de ton corps. C'est ce qu'il s'est passé avec ce souvenir qui t'a envahi.
  • Veuillez me pardonner, maître, s'inclina-t-il. Cela ne se reproduira plus.
  • Oh si, cela se reproduira mon très jeune élève, j'ai eu ton âge il y a quelques sept dizaines d'années, je connais l'attrait de l'esprit pour le corps d'une femme.

 Il avait fini sa phrase dans un rire nostalgique.

 Après sa séance d'entraînement, il avait décidé de mener son enquête et de retrouver celle qui occupait toute son attention. Il sillonna les couloirs du palais, déambulant dans tous les sens, ivre d'envie de connaître cette femme, en vain. Une idée lui vint alors, et si elle ne résidait pas au palais ? Après tout, il y connaissait presque chaque personne mais il ne l'avait jamais vue auparavant. Pour en avoir le cœur net, il se mit en quête de quelqu'un qui pourrait lui confirmer son hypothèse. Mais oui, pensa-t-il, ce couloir, c'est celui qui mène à la salle des doléances ! Il courra donc à travers le dédale de couloirs, et enfonça la porte de la salle avant que les gardes ne purent l'intercepter, interrompant de fait la personne qui parlait.

 Au fond de la pièce, se trouvait un trône au sommet d'une dizaine de marches, où siégeait le rasoble Birnal, bras droit du roi, entouré de deux fauteuils plus petits, où se trouvaient le Général des armées et le Maître des finances. Devant eux, en bas des marches, se tenaient trois individus, bien grassouillets, qui foudroyèrent Riat du regard.

  • Qu'est ce que cet interruption signifie ? s'écria le plus ventripotent des trois. J'exige une explication !
  • Sieur Aber, je vous conseille de ne rien exiger en ces lieux, averti le rasoble de sa voix sifflante, puis-je vous rappeler que vous n'êtes pas en règle avec les impôts administratifs et, en cela, je vous invite à vous faire oublier !
  • Veuillez me pardonner Sieur Birnal, tenta l'homme ventru en se courbant aussi bas que son énorme panse le permettait.
  • Je vous prierai également d'utiliser mon titre et non mon nom !
  • Bien entendu Rasoble.

 Riat s'avança, essoufflé, jusqu'au trône où siégeait le rasoble, et lui souffla à l'oreille « Puis-je vous subtiliser à vos occupations quelques instants Sieur Birnal ? » Le quadragénaire vociféra, puis se leva sans grâce du somptueux siège en entraînant le jeune homme par le bras dans une pièce dérobée au fond de la salle.

  • Comment osez-vous débarquer de la sorte en pleine séance de doléance, Sieur Riat, j'espère que vous avez une bonne raison, sinon l'affection du roi pour vous ne m'empêchera pas de vous envoyer aux galères cette fois ! Cracha-t-il.
  • Eh bien justement Sieur Birnal, c'est Sa Majesté qui m'envoie en mission, il m'envoie hors du palais pour espionner pour son compte une jeune femme qui s'est présentée en doléance ce matin, elle a des cheveux couleur du feu, des yeux verts, elle portait une robe bleue, un fichu jaune, et était accompagnée de sa suite, composée de deux femmes en rouge. Cependant il ne m'a pas donné son nom et je n'ai pas pensé à lui demander, et quand j'ai réalisé cela, je n'ai pas réussi à retrouver le roi, vous êtes mon dernier espoir !

 Il avait une aisance surprenante à mentir, cependant, il doutait que son interlocuteur n'avale un tel mensonge et lui donne bien docilement le nom de la belle inconnue. Le rasoble le toisa avec dégoût, il n'avait jamais accepté que cet immonde traîne-misère des rues soit admis parmi les plus proches fidèles du roi. Pire encore, qu'il devienne son favori, alors que lui, le grand Birnal, avait donné corps et âmes à sa cause et exécuté ses moindres ordres, sans reconnaissance aucune. Il l'avait tout de même nommé rasoble après une mission particulièrement bien menée, mais il n'avait jamais rien partagé de personnel avec lui, aucun secret, aucune confidence, rien. Il s'était toujours adressé à Riat qui était devenu son confident. En cela, il le détestait.

  • Vous ne changerez donc jamais, siffla-t-il, ce comportement ne m'étonne pas de vous. Il s'agit de la fille du maître du port, Dame Flora. Elle est venue ce matin plaider une cause pour son père qui est en mer.

 Ça a fonctionné, jubila-t-il. Il prit congé du Rasoble et se mit aussitôt en route pour le port de la ville. Sur le chemin, il imagina comment il allait l'aborder, puis la courtiser. Finalement, nul ne sait précisément comment il s'y est pris, mais ce fût un succès.

 Tiha interrompit son récit et demanda de nouveau une choppe de sluco mousseux. Plus personne n'écoutait son récit et le silence avait de nouveau fait place au brouhaha familier.

  • J'en étais où moi ? Ah oui...

 Les années avaient passées, il avait épousé la belle Flora, et ils héritèrent du commerce portuaire du père de Flora, disparu en mer quelques années auparavant. Peu à peu, il pris congé des appartements de Mergoti, qui avait accepté sa décision. Il acheta une forge et fonda sa propre famille, composé de sa femme, de son enfant à naître, et de lui même. Riat était un homme comblé, et son activité de forgeron était florissante, sa renom traversait tout le pays. Jusqu'à ce fameux jour où il vit une brigade de gardes royaux entrer dans son échoppe. Sur ordre du roi, ils l'intimèrent à le suivre, ce qu'il fit. Une fois en présence de Mergoti, il apprit la raison de sa présence.

  •  Le Général Nagh est tombé au combat, et il me faut quelqu'un de confiance pour mener un dernier assaut, dit-il de sa voix acide et calme. Un assaut en territoire ennemi. Le Rasoble Birnal a trouvé le repaire des derniers dragonniers, elfes et nains confondus. Ils se cachent dans la forêt de Nirsa.

 Le Rasoble toisa Riat et lui lança un regard empli d'une fierté malsaine. Il avait enfin réussi là où tous, même Riat, avaient échoué. Au prix de la vie de trois de ses hommes, il avait passé les lignes ennemies et trouvé le lieu tenu secret qui permettrait de mettre fin à cette guerre.

  • C'est toi qui mènera les hommes au combat et m'apportera la victoire ! Je veillerai sur ta femme et ton futur enfant pendant ton absence.

 Avant que Riat puisse protester, le roi ajouta « Nous avions un marché, te souviens-tu ? Il est temps d'honorer ta part. » Il ne le savais que trop bien, il vivait avec ce sentiment de culpabilité depuis le jour où il avait rencontré sa femme. Ainsi, il avait accepté de prendre les armes pour mener l'assaut final contre l'ennemi, laissant ainsi, sa forge, son épouse, et son futur fils. Du moins, il espérait que c'était un garçon.

 L'odeur âcre du sang et de la boue le ramena sur la dune. Le vent faisait onduler ses longs cheveux noir de jais. Il jeta un regard vers ce qu'il restait de son bataillon, quelques hommes épars, une centaine tout au plus. Quel gâchis ! Il était parti avec quelques soixante mille soldats sous ses ordres, et ils n'étaient que vingt mille tout au plus dans le camp adverse. Trois fois moins. Certes il avaient dû affronter deux dragons et leur dragonnier, mais ils avaient l'avantage du nombre. Il avait fait un piètre général, pensa-t-il. Puis il se ravisa. Chaque elfe valait trois soldats, chaque nain en valait deux et chaque dragon... Les dragons valaient bien mille hommes à eux seuls si ce n'est plus. Finalement, il avait plutôt bien accompli sa mission.

 Il aperçu une main se lever parmi les cadavres, implorant un peu d'aide. Il décida de s'en saisir. La victime de ce carnage se releva. Ses yeux en amande d'un bleu presque gris fixèrent son sauveur d'un regard éteint. Ses oreilles étaient plus grande que la moyenne et leur bout était pointu. Les traits de son visage étaient d'une finesse telle, qu'on ne pouvait réellement savoir si c'était un homme ou une femme. Il se dégageait une telle élégance de cet être, qu'on ne pouvait que rester stupéfait devant une telle beauté, et la large plaie qui lui entaillait le front n'y changeait rien. Riat réalisa alors qu'il avait affaire à un ennemi, à un elfe, mais il était las de tuer. Ne sachant donc s'il devait l'achever ou lui venir en aide, il assit la créature magique sur le sol. Sa fatigue lui embrumait l'esprit, et il n'arrivait pas à décider ce qu'il allait en faire. Il entreprit donc de lui tendre de l'eau. L'elfe ne réagissant pas il porta la gourde à sa bouche et l'aida à boire. Le blessé toussa et reprit peu à peu ses esprits. Lorsque ses yeux se fichèrent dans ceux de l'humain, il s'affola, et se releva, chancelant. Riat jugea bon de faire un pas en arrière afin mettre une distance de sécurité entre eux, au cas où il tenterait quelque chose. Après tout, il restait un individu dangereux.

  • T...toi, bafouilla-t-il. C'est toi qui a tué Enessia et son dragon, Varto !

 Les larmes lui montaient aux yeux. Des larmes de tristesses, mais également des larmes de colère, de rage. Une rage sans limite. Il tira son épée à une vitesse fulgurante malgré ses blessures et se mit en garde tant bien que mal. Les elfes étaient en effet réputés pour être très agiles et rapides. Cet effort inopiné lui coûta cependant une bonne partie de ses dernières forces, et il posa un genou à terre, épuisé par ses blessures.

  • Ne te relève pas, suggéra Riat d'une voix calme, vous êtes vaincus et je ne veux tuer personne d'autre. Le sang n'a que trop coulé. C'est terminé, nous avons gagné.
  • Notre... Notre sang... Le vôtre n'a pas assez coulé à mon goût, répondit l'elfe, nous allons te tuer pour venger notre peuple...

 Sur ces mots il trouva la force de se relever, essoufflé.

  • Nous ? Tu es seul, tous tes soldats sont morts ou mourants et n'as plus la force de te battre. Regarde autour de toi, c'est fini.
  • C'est ce que tu crois !

 Sur ces mots, l'homme sentit un esprit se presser contre le sien et tenter de franchir ses barrières mentales. « Un magicien ! » pensa-t-il. Il se hâta d'ériger une véritable forteresse autour de ses pensées, comme lui avait appris jadis son maître. Il eu bientôt la sensation que des ongles métalliques grattaient le mur mental qu'il venait d'ériger, en faisaient le tour, tentant d'y déceler une brèche par laquelle l'elfe aurait pu s’infiltrer et prendre ainsi le contrôle du corps de Riat. En vain. Le guerrier était particulièrement bien entraîné et ses défenses étaient impénétrables, sans compter les faibles forces qui restaient à l'assaillant.

 La créature se retira donc de l'esprit de son adversaire, brandit son épée et s'élança tant bien que mal sur sa cible, hurlant de rage. Riat para la lame de son ennemi, puis se fendit. L'elfe esquiva et tenta une contre-attaque mais l'homme fut plus rapide. Il repoussa l'épée, et le bras du magicien s'écarta sur le côté. L'ouverture était trop belle ! D'un habile coup d'épée, le guerrier sectionna le bras droit de l'elfe qui s'effondra dans un cri de douleur effroyable. La victoire était acquise.

 Le calme revint... Pour quelques secondes seulement. Un monstrueux rugissement résonna au loin et fit trembler le héros. Riat se retourna, « L'arrière-garde ! », pensa-t-il horrifié. Il était tellement occupé en première ligne qu'il en avait oublié l'arrière-garde, principalement composée de guérisseurs et de blessés. Au vu de la réaction des quelques guerriers encore à ses côtés, il n'était pas le seul à l'avoir oubliée. Il vit une immense créature fendre le nuage de fumée qui s'élevait de l'arrière-garde, en feu. Les paroles de l'elfe résonnèrent alors dans sa tête. Ce « nous » voulait donc probablement dire qu'il devait savoir qu'il restait un dragonnier et son dragon, et ils ne vont faire qu'une bouchée de nous, pensa-t-il.

 Le dragon se rapprochait à tire d'aile, son hurlement devenant de plus en plus fort à mesure qu'il se rapprochait. Il ne faudrait pas longtemps au guerrier et à son monstrueux destrier pour franchir les quelques kilomètres qui les séparaient de Riat et ses soldats. Tous se préparèrent à les affronter, même s'ils savaient qu'ils n'étaient plus assez nombreux pour espérer s'en sortir. Le général agrippa son épée avec sa deuxième main, et couru vers le duo volant, ce duo dangereux, mortel, qui leur fonçait dessus, hurlant à plein poumons pour ne pas ressentir la peur. Ou plutôt, pour ne pas laisser le souvenir d'un couard si des soldats lui survivaient. Il fût bientôt imité par quelques courageux guerriers, armés de haches, de masses, de lances, tandis que des archers se préparaient, posant un genoux à terre, tendant la corde de leur arc et attendant le bon moment pour viser le ventre, ou la gueule du monstre. Alors que la menace se rapprochait, quelqu'un hurla « Il n'y a personne sur son dos ! Il est seul ! » Le courage revint alors dans les rangs, un dragon seul, ils pouvaient s'en sortir à condition de s'organiser et de serrer les rangs, et vite, car il n'était plus qu'à quelques mètres...

 À la grande surprise de Riat, la bête les survola tous, et les dépassa à toute allure, cachant la troupe de la lumière des deux soleils. La créature était si grosse, que sa tête faisait la taille d'une petite maisonnette. Ses quatre pattes étaient repliées sous son ventre gigantesque, et ses deux immenses ailes membraneuses devaient bien lui faire atteindre les cinquante, voire soixante mètres d'envergure. Il atterri lourdement et beaucoup trop rapidement sur le sol, enfonçant ses énormes griffes de la taille d'un homme dans la terre afin de s'arrêter. Les sillons laissés par le dérapage faisaient froid dans le dos. En un coup de patte, on pouvait se retrouver décapité si une griffe nous éraflait, ou pulvérisé si la patte entière nous heurtait. La créature était à la fois belle et terrifiante. Les soleils se reflétaient sur ses écailles d'un violet si profond, si pur, qu'elles pouvaient faire penser à une armure d'améthystes savamment assemblées, de sorte qu'aucun morceau de sa chair n'était visible. Ces écailles étaient elles aussi dangereuses. Chaque arrête était aussi tranchante que la meilleure des lames. Le dragon saisit le corps de l'elfe, inconscient, entre les griffes d'une de ses pattes avant, qu'il rapprocha ensuite près de son immense poitrail, comme pour le protéger. C'était donc lui le dragonnier, pensa Riat. Une aubaine que sa monture ne soit pas intervenue plus tôt.

 Le général, qui aperçu un arc au sol, rengaina son épée dans son fourreau, puis ramassa l'arme, ainsi qu'une flèche à pointe blindée, et visa le monstre. Les pointes blindées étaient créées pour percer les boucliers et les armures en fer des ennemis, il y avait donc de fortes chances qu'elles puissent percer les écailles. Il banda l'arc de toutes ses forces et décocha sa flèche, bientôt imité par ses compagnons d'arme. Le sifflement des traits alerta le dragon qui releva la tête, et pris appui sur ses trois pattes disponibles pour s'envoler. Sa patte avant libre écrasa deux corps qui se trouvaient en dessous. Sous le poids démesuré de la créature magique, ils éclatèrent comme s'il s'agissait d'un fruit trop mûr. Le sang chaud et visqueux qui se répandait fit glisser la bête et elle s'écrasa lourdement au sol. Le monstre releva alors la tête pour détruire les flèches avec son feu infernal. Trop tard. Les flèches se brisèrent contre sa cuirasse naturelle, mais l'une d'elles atteint sa cible et se ficha dans l'œil gauche du dragon. Un rugissement déchira le ciel, obligeant les hommes aux alentours à se couvrir les oreilles pour ne pas devenir sourds.

 Riat, alors pris d'un élan de courage, lâcha son arme provisoire et dégaina son épée. Il se saisit d'un bouclier et fonça sur le dragon, hurlant aussi fort qu'il le put. Le monstre, toujours fou de douleur, entendit un minuscule homme s'élancer vers lui. Craignant un nouvel assaut de flèches, il releva la tête et ouvrit son immense gueule qui laissait déjà apercevoir les flammes mortelles. Le général n'arrêta pas sa course pour autant, il accéléra, même, afin de franchir les derniers mètres qui les séparaient et ainsi porter le coup de grâce à la créature. Cette dernière cracha un brasier liquide sous le regard affolé des soldats, qui virent leur général se faire avaler par les flammes. Une flèche vint alors se ficher à la base de la gorge du dragon, interrompant le jet de flammes. Un feu liquide s'échappait du trou de cette nouvelle blessure. Pris une nouvelle fois de douleur, la bête prit son envol, cette fois avec succès, tenant toujours l'elfe, inconscient, dans sa patte avant droite. Les hommes tirèrent une nouvelle salve de flèches, mais elles n'atteignirent pas les deux fuyards, qui étaient déjà haut dans le ciel. Les guerriers, fiers d'avoir tenu une telle monstruosité en échec, le regardèrent s'éloigner. C'est alors que l'un d'eux prit la parole.

  • Ils auront tout de même eu notre général. Nul ne peut survivre à un tel brasier, surtout d'aussi près. Mes amis, aujourd'hui est un grand jour ! Nous avons vaincu nos ennemis, et les avons réduits à néant ! Mais aujourd'hui est également un triste jour, nous avons perdu le meilleur et le plus courageux général qu'il nous ait été donné de servir. Ce soir, nous irons dans toutes les tavernes de la capitale, et narrerons son histoire, afin qu'elle ne soit jamais oubliée ! Pour Riat !
  • Pour Riat ! hurlèrent-ils en cœur.

 Ainsi mourut un héros, ainsi naquit sa légende.

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