Les enfants de l'été

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La première fois que j'ai rencontré Natsuhiko, c'était dans un champ de tournesol qu'il y avait pas loin de la maison de mes grands-parents. Un jour, alors que je m'y promenais, toute seule du haut de mes treize ans et sous le soleil frappant d'août, j'avais entendu un lointain son presque céleste qui m'avait attirée. Mais je n'avais jamais entendu un tel instrument, c'était un mélange entre une harpe et une guitare, probablement originaire d'Asie, et j'avais donc décidé de suivre cet air mystique qui me captivait. Je me rappelle parfaitement de cette sensation qui m'envahit encore de temps en temps. Je traversais le champ, ses géantes fleurs chatouillaient mes jambes et mon visage.

Je faisais en sorte d'avancer vite, tout en évitant de me précipiter pour ne rien abîmer autour de moi. Plus j'atteignais l'extrémité du champ, plus mon cœur battait fort, parce que je sentais que je me rapprochais de l'endroit exact d'où provenait cette parfaite mélodie qui chamboulait mes sens. Et lorsque je l'avais vu, assis sur les talons, en face d'un long instrument à cordes, les larmes m'étaient montées aux yeux, sans que je ne sache pourquoi.

Puis, je m'étais rappelée de ce rêve que j'avais fait quelques mois plus tôt. Dans mon rêve, c'était un garçon aux cheveux raides, noirs et brillants, qui me tendait une fleur de tournesol. Il portait une chemise d'un blanc immaculé, rentrée dans son pantalon beige. Le vent qui soufflait emportait ses cheveux de façon à cacher ses yeux, je ne me souvenais pas de son visage. Uniquement d'une extrême gentillesse qui se dégageait de lui et de sa petite main blanche qui me tendait cette fleur à peine plus grande que lui. Il était pour moi, comme un premier amour, imprégné d'innocence et de fascination. Je passais à cette époque des horribles nuits, teintées de terreurs et j'avais l'impression qu'il m'était apparue en rêve comme pour me réconforter et me dire que les beaux rêves existent toujours. Depuis, je n'avais plus fait de paralysies de sommeil et mes cauchemars se faisaient plus rares. Je voulais tellement le revoir, ne serait-ce qu'en rêve, pour le remercier d'avoir mis fin à mes nuits cauchemardesques.

Je l'avais enfin rencontré pour de vrai à ce moment, dans ce champ de tournesols, au beau milieu d'une journée. J'étais certaine que c'était lui, le garçon de mon rêve. En me voyant pleurer comme un enfant, il s'était précipité pour me demander si j'allais bien, si j'étais perdue et si j'avais besoin d'aide. Je ne me souviens plus de ce que j'avais répondu, mais je sais que nous avions commencé à discuter.

Natsuhiko a un an de plus que moi. Il était venu passer ses vacances d'été ici, à la campagne.
Ses parents sont d'origine japonaises, ils habitaient autrefois en France et ont emménagé au Japon à sa naissance. Il a grandi là-bas et parle couramment français, même s'il a un très léger accent qui ne faisait que lui ajouter du charme. Il est très mignon, il avait ces cheveux très noirs, lisses et doux, de grands yeux sombres, des traits typiquement asiatiques.
Il apprenait des choses sur ma culture tout comme moi aussi j'apprenais beaucoup de choses sur la sienne. À commencer par ce grand instrument qu'il avait. Il m'a expliqué que c'était un koto, un instrument de musique traditionnel qu'il a galéré à transporter jusqu'ici. Il m'avait dit qu'il en faisait depuis sa rentrée scolaire, c'est à dire depuis avril, que le morceau qu'il jouait alors que je venais vers lui se nommait Sakura Sakura, et qu'il rêvait de le jouer au printemps à l'ombre d'un cerisier en fleurs. Puis, je lui avais demandé ce que son prénom voulait dire.

« -Natsuhiko signifie "garçon de l'été". Tu as "Natsu" pour l'été, et "Hiko" pour désigner le garçon. Et ton prénom, Idalia, qu'est-ce que ça veut dire ?

-Maman m'avait expliqué qu'en grec, je crois, ça signifiait quelque chose du genre "regarde le soleil" ou "voici le soleil".

-C'est beau ça, tu es née en été ?

-Oui, le 21 juin et je suppose que toi aussi, vu ton prénom !

-Oui ! Je suis né le 21 juin aussi ! »

J'avais décidé de passer le reste de mes vacances avec lui. On se levait tôt le matin pour faire des longues balades en forêt, on ramenait de quoi manger, on déjeunait là-bas et il me faisait goûter ses bentos, ces repas frais à base de poisson cru, de riz et de légumes. On se baignait de temps en temps dans la rivière puis on se reposait à l'ombre. Il ramenait toujours un recueil de Haïkus avec lui et lisait à haute voix pendant que je regardais les nuages bouger. Ça lui arrivait aussi de ramener un koto miniature, plus facile à transporter, et de jouer Sakura Sakura, ou un autre morceau nommé Haru no Umi. Et un peu plus tard dans l'après-midi, on essayait tant bien que mal de trouver des fruits et des baies comestibles.


On faisait souvent des courses sur la même colline et le dernier à atteindre l'arbre qui se situait en haut devait ramener des sucreries le lendemain. Je ne sais pas si Natsuhiko m'infantilisait au point de faire exprès de perdre pour me faire plaisir, alors que nous n'avions qu'un an d'écart, ou s'il était juste trop nul à la course. Je n'y réfléchissais pas sur le moment car j'étais ravie de goûter à des friandises provenant du Japon. Après, on grimpait ce même arbre et on regardait le soleil se coucher et offrir un spectacle différent chaque soir. 
On ne rentrait chez nous qu'à la tombée de la nuit, que lorsque les premières étoiles commençaient à briller et que les oiseaux se taisent pour laisser place aux chants des grillons. Il me tenait la main et m'accompagnait chez moi, puis rentrait chez lui, il n'habitait qu'à quelques pas de la maison de mes grands-parents.


J'adorais lorsqu'il disait mon prénom, il roulait légèrement le "L" dans "Idalia" et ça faisait fondre mon cœur. J'adorais le voir m'esquisser un sourire à chaque fois que je me retournais pour le regarder lorsqu'on marchait dans cette forêt. J'adorais l'écouter parler de son pays natal et de ses amis au Japon. J'adorais sentir sa frêle main tenir la mienne lorsque la nuit tombait.

Natsuhiko et moi avions passé une dizaine de journées ensemble, qui ont semblé être des mois d'aventure et d'amusement. Le dernier jour, mes grands-parents l'avaient invité à dîner à la maison et tout ce que j'avais mangé cette soirée avait un goût amer. Je sentais ma gorge me piquer tout le long et je me battais pour ne pas pleurer. Au moment de partir, en me faisant face, il avait pris mes deux mains dans les siennes et m'avait intensément regardée pour me dire « Idalia, Sayōnara », avec un triste sourire. Je n'avais pas osé lever ma voix pour lui répondre, de peur qu'elle me trahisse en tremblant, alors j'avais brièvement hoché la tête en regardant par terre. Il m'avait lâché les mains et je le voyais repartir, le cœur serré, la gorge nouée, les yeux humides.


Le reste de mes vacances d'été avait un goût aussi amer que ce repas que j'avais mangé en compagnie de mes grands-parents et de Natsuhiko. Chaque jour passé après son départ, lorsque je traversais ce champ de tournesols, lorsque je me promenais longuement dans la forêt, lorsque je courais le long de la colline et que je grimpais à cet arbre pour regarder le soleil se coucher, je l'imaginais à côté de moi, fredonner Sakura Sakura.
J'étais triste, dégoûtée et je m'ennuyais au point d'attendre ma rentrée scolaire avec impatience. Puis, petit à petit, mes sentiments brûlants pour ce garçon s'éteignaient, sans pour autant que je ne perde l'infime espoir de le revoir un jour.

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