Du viagra pour survivre

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Vie. Mort. Joie. Tristesse. Caleb songeait à ces mots, à leurs liens. Il remarqua pour la première fois que chaque mot qu’il prononçait avait un opposé. Le Bien et le Mal. Mais cela ne marchait-il qu’avec les concepts issus de la caboche du genre humain ? Cette réflexion prolongée l’extirpa de sa torpeur et il n’eut rien d’autre à faire que de sortir de son lit. Une douce voix féminine à l’intonation suave relâcha une salve de mots saccadée : « N’oubliez pas votre vi-a-gra, sergent Holmes ».

Caleb roula des yeux avant d’engouffrer une pilule à la teinte bleutée entre ses lèvres. Il avait appris par son voisin que la voix de l’assistant domotique était modifiable si on s’y connaissait. « Iode » était devenu « viagra » et son vrai nom s’était métamorphosé en Holmes, comme son détective préféré.

Elzana, l’intelligence artificielle qui lui servait d’assistante déclencha le mécanisme routinier d’un réveil tardif. La musique classique résonna soudainement dans l’appartement, la cuisine s’activa en ne laissant qu’un seul indice : les délicieux effluves de tartines grillées.

Mal-rasé, les yeux mi-clos par la fatigue, Caleb se tenait contre la baie vitrée de son deux pièces. Il admirait le sable, les enfants qui courraient sur la baie. Soudainement, les images, les mirages tremblèrent et la réalité refit surface. Il fit face au chaos. Le centre-ville de Paris semblait s’être métamorphosé en un champ de bataille. Les rues pavées étaient parsemées de trous béants, d’éclats d’obus et d’autres stigmates de la violence humaine. La radiation avait atteint un tel niveau que trois doses d’iode par jour étaient conseillées. L’homme était sans doute parvenu à l’apogée de son ineptie. Il s’était embourbé dans une course technologique déviante aux retombées sinistres.

Caleb ricana, saisit par le paradoxe saisissant de la musique classique, apaisante, et d’une ville sinistrée. Il avala ce qu’il put et fila sous la douche pour attaquer sa journée. L’homme avait-il un opposé, comme le bien au mal ? Ces questions l’occupaient, elles l’empêchaient de songer à l’incident nucléaire, à l’idiotie humaine. Russes, Coréens et Américains, et tous les autres. Il fallait bien que ça arrive, la grande dispute. Alors qu’on carbonisait nos ressources, nos forêts, nos animaux et même notre air ; il était logique qu’à un moment, une nation prenne les devants pour assurer la survie des siens.

Le téléphone retentit et Elzana susurra à Caleb le nom du contact. Un bip se fit entendre et l’eau cessa pour laisser notre sergent nu dans sa douche, au téléphone.

« On a encore un problème au poste Cal’, on se fait laminer à coups de cocktail molotov par des gamins, enfin.. Pas sûr, mais ils sont cagoulés. Ils gueulent qu’ils ont plus rien à manger et qu’ils ont b’soin d’armes pour assurer leur survie.

-        Et qu’est-ce que je peux faire pour toi Henry ? Je suis sous ma douche et j’en ai plus ou moins rien à foutre, rétorqua Caleb, passif.

-        Je voudrais que tu ramènes ton cul par ici histoire de dire au Capitaine de pas plomber des gamins. T’es le seul à savoir le raisonner et là, c’est le bordel. »

Un long soupir fut poussé, puis Caleb demanda à Elzana de raccrocher. Une fois hors de la douche, il rassembla ses affaires sur le plan de travail de la cuisine pour les observer d’un air dubitatif, les lèvres penchées.

« - Tu ferais quoi si tu devais tuer des enfants Elza ?

-        Sergent Holmes, la métaphysique n’est pas dans mes options. Cependant, nous pouvons faire une partie d’échec avant le travail. »

Il faucha sa plaque, son holster et son portefeuille avant de s’immiscer hors de l’appartement. Il aimait bien rejoindre le commissariat à pied, ça lui permettait de vadrouiller et d’observer le voisinage. Sa dose de nicotine lui était précieuse et les volutes de fumée s’avéraient être un de ses seuls divertissements. Ses prunelles croisèrent quelques cadavres inanimés, des familles en larmes et d’autres témoignages poignants d’émotions oubliées. Il n’en n’avait que faire, il s’agissait là de sa routine.

D’un point de vue officiel, le poste avait été démantelé et toute forme d’autorité n’était désormais plus. Pourtant, ils subsistaient et tentaient d’appliquer un ordre aux restes d’une ville dépouillée de son âme et de sa vie. La zone était passée au rouge depuis plusieurs semaines et devait être désormais inhabitée. Seulement, personne n’en n’avait rien à foutre des alertes, des cancers, des morts prématurées. Tous voulaient vivre là où ils avaient grandi. L’engrenage n’était pas reparti et la vie semblait s’être arrêtée en suspension.

Caleb écrasa son mégot lorsqu’il entendit l’altercation entre ses collègues et une bande de cinq jeunes cagoulés, perchés sur des voitures. L’un d’eux se tenait sur une vieille coccinelle à la peinture presque rouillée. Il agitait grossièrement une bouteille au bouchon fait de flammes. Caleb plissa les yeux et fit la moue en réfléchissant à l’approche qu’il allait adopter. Il hocha le chef et avança d’un pas lorsqu’une main se saisit de son mollet. Il vit alors un bras décharné, appartenant sûrement à un corps émacié, dépasser du dessous d’une voiture. En se penchant, il aperçut un vieil homme au visage couvert d’une longue barbe garnie et au faciès maculé de saletés. Le vieillard commença à psalmodier des suppliques. Caleb s’en détacha en tirant sur le pan de sa veste pour exhiber le holster contre ses côtes. Il fit volte-face pour se diriger vers les émeutiers d’un pas assuré, la mâchoire carrée par la colère, la haine.

Le Capitaine s’agitait contre la vitre du poste, il était vermeil, sur le point d’exploser comme l’un de ces cocktails. Henry était à ses côtes, les mains occupées à empêcher le bon vieux patron de dégainer et d’aligner les jeunots comme des lapins. Caleb sourit, il se trouvait désormais à moins de vingt mètres des cinq et ils allaient le remarquer. Il préféra les interpeller avant de se faire remarquer, contrôlant ainsi son entrée.

«  Vous savez ce que j’aimerai bien me faire là, maintenant ? Un bon gros plat de fruit de mer en tout genre. Du poulpe, des pinces de crabe, quelques crevettes et pourquoi pas..

-        Vas te faire foutre espèce de bourgeois ! hurla le cagoulé dressé sur la coccinelle.

-        Il me donne faim cette enflure ! reprit un des autres. »

D’un air détaché et serein, il approcha de plusieurs mètres avant de seoir contre le capot d’une voiture. Il extirpa des roulées de l’intérieur de sa veste et commença son affaire sous le regard médusé des émeutiers. L’un d’eux descendit de son perchoir pour approcher lentement de Caleb.

« Qu’est-ce que tu fous là ?!

-        Je me roule une clope en attendant que vous vous calmiez, souffla-t-il, l’air occupé.

-        C’est toi qu’on va calmer mon gars ! beugla le type qui avançait. »

Caleb avait mal calculé son coup, les traits déformés du jeune étaient visibles même avec une cagoule. Ils étaient vraiment sur les nerfs et il venait de frapper le nid. Il analysa le frondeur qui venait à sa rencontre. Il portait un sweat-shirt de deux tailles trop grandes pour lui, ça lui donnait de l’ampleur et ça devait sans doute être confortable. Ses chaussures étaient usées sur l’avant et les côtés intérieurs, la semelle rongée à l’intérieur également. Il aurait sans doutes dû voir un orthopédiste, ses talons fusent à l’extérieur et il aura des séquelles plus tard.

Ce fut lorsque Caleb perçut la matière du pantalon qu’il comprit que son détracteur était très, trop proche. Son calme se rompit soudainement et il expulsa son tabac sur le côté pour adopter une posture plus avantageuse.  Il aimait réveiller les nids, mais il détestait les piqûres. Le jeune tenta de lui asséner un grand coup de poing et Caleb parvint à se soustraire de l’envergure de son bras. Il fit une grimace désapprobatrice et cligna des yeux pour entrer dans l’action. « Je vais t’éclater toi ! ». Il crut entendre lorsque son belligérant tira un couteau hors de la poche de son sweat. Le son tomba à zéro et il fit appel à son sang-froid pour ne rien laisser transparaître. Son cœur se mit à battre puis à secouer son corps, dilatant sa cage thoracique. Il ne voulait pas rester dans le doute et fit un pas en avant pour forcer l’émeutier à l’agresser. Il exécuta alors ses leçons, d’un enchaînement académique de gestes répertoriés et conseillés, pour parvenir à désarmer son agresseur. Il profita de sa prise sur le bras de celui-ci pour le retourner et le plaquer contre sa poitrine. De son autre main, il agrippa le holster à son flanc, puis en extirpa son colt dont il plaça le canon froid contre la tempe du vaurien.

Des protestations et des insultes fusèrent. Caleb trouvait ça drôle, ses collègues n’étaient même pas sortis. Il perça les autres individus de son regard de marbre puis il soupira.

« Ecoutez les enfants, c’est la merde et j’le sais. Mais vous croyiez vraiment qu’on allait vous donner des flingues pour que vous soyez en sécurité ? J’veux bien être d’accord mais, on est pas aux States ici. Et puis bordel, allez aider vos voisins à retaper au lieu de vouloir devenir des gangsters. »

Il sourit brièvement après son discours, tenant toujours le jeune contre lui, l’arme enfoncée sur sa tempe. Il tenta d’estimer le taux de réussite de son discours en décryptant les mouvements des autres. Il n’y parvint pas. Une alarme beugla : un des jeunes avait quitté sa voiture pour approcher, et ses intentions ne semblaient pas en accord avec le mot « paix ». Une journée comme les autres.

Caleb hésita un instant en observant le troisième type derrière qui tenait encore son cocktail. Les deux autres étaient plus en retrait et n’allaient sans doutes pas intervenir. Ils avaient été embringué là-dedans sans le vouloir. Il hocha la tête à cette réflexion. D’un geste vif, il assena un coup de crosse à son « otage » et chargea le second. Le choc fut brutal, sûrement en raison du coude qu’il venait de recevoir dans le crâne. Désorienté, il parvint à lutter de brefs instants avec le second pour le mettre à terre. Il leva les yeux vers le troisième pour observer son engin explosif. Le faucher, récupérer le cocktail sans heurts, simple non ?

Il maintint le regard du troisième, l’incendier, pour tenter d’apaiser la situation le temps d’échafauder son plan d’action. Il avança d’un pas, arborant une moue chaleureuse. Un coup de feu retentit et fit sonner d’autres alarmes. Qui avait tiré, Henry ? Le Cap’ ?

Caleb se retourna sur lui-même en un volte-face totalement incontrôlé, il s’écrasa au sol, sur des débris et du verre pillé. Son regard se porta sur le premier jeune. Il était droit comme un piquet, quoique légèrement tremblant. Il avait son arme à feu dans la main, il l’avait perdu, vraiment ?

Le froid. Le froid le saisit et il poussa un rire nerveux. Le premier émeutier laissa l’arme tomber au sol et ils prirent tous la fuite suite à une méditation très poussée. Caleb s’écorcha les mains sur le verre en rampant. Il se demanda quand est-ce qu’il avait perdu son arme, avec le second peut-être, le choc ? Il roula sur le dos pour souffler, la tête posée au milieu des débris. Il vit quelque chose, à l’envers. L’homme, le vieillard sous la voiture plus loin. Son regard scintilla un instant puis il retourna à son labeur : ronger les six ongles, de ces six doigts, de sa main. Putain d’iode. Caleb sombra.

Pansé grossièrement, mourant ou vivant. Il rentra chez lui plus tard dans la soirée. Il se moquait bien de survivre à la nuit. Il languissait depuis des heures. Il voulait satisfaire son désir nocturne. Une fois pénétré dans son appartement, il retrouva le paradoxe, l’antagonisme du classique. Il fit une dernière requête à Elzana : « Si je viens à crever dans la nuit, fais-moi livrer une bière et affiche moi le ciel juste avant. Un beau ciel, percé d’étoiles filantes.

-        Bien sûr, mais, n’oubliez pas votre vi-a-gra, avant de dormir, sergent Holmes. »

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