3/4 Chap.

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Sa pratique de la méchanceté ne la trompait pas. La mère Minoche nourrissait à son égard une haine féroce, si elle avait pu la tuer, Margot aurait servi d'engrais à son potager. Chaque jour, elle trouvait des «preuves» de l'ignominie de la garce et la mère Entain faisait écho. Les jeunes dindes qui s'ennuyaient dans leurs vies ou qui en pinçaient vraiment pour le fuyard écoutaient ces inepties avec gourmandise :
« Après tout, vous savez qui c'était son père, les chiens font pas des chats et cet idiot qu'est toujours sur ses talons… Elle envoûte les hommes. Pas plus tard qu'hier j'ai vu le corniaud de la Juliette sortir d'sa maison en pleine nuit… J'y ai dit à la Juliette qu'elle f'erait bien d'le surviller… Mon Sébastien est pas parti… et ch'crois qu'elle sait où qu'il est… Il faudra qu'on m'aide mais elle m'le dira... »

La furieuse perdait un peu sa jugeote : la colère incendie toujours la raison.
Le ventre de Margot s'arrondissait. La mégère ne faisait pas le lien avec l'acte prétendu de son fils :
«Ça s'peut pas, il pouvait avoir toutes les filles ! Pourquoi qu'il aurait choisi cette sorcière ?»

Non, si ce ventre s'arrondissait c'était de la semence de l'idiot :
« Ah, y s'ra beau, le fils du Pierrot ! Qui sait si c'est pas le Diable qu'est passé par son corps à lui ? Elle est pas normale, cette fille, elle a trop de charme ! C'est pas naturel ! »

Le village ne connaissait rien de l’infamie qui avait frappé Margot et s'ils ne croyaient pas toutes les élucubrations de la Lucienne, ils savaient bien, eux, que les anges ne font pas d'enfant et que, dans toute l'histoire du monde il n'y avait eu qu'une seule Marie.
Ça devait arriver : « Une jeune fille doit pas traîner comme ça avec un garçon si longtemps… Un idiot ça fonctionnait bien comme un homme ! »

Plus son ventre devenait rond, plus elle avait à souffrir du rejet des villageois… Le curé subissait des pressions, les paroissiens exigeaient qu'il la renvoie :
« On peut pas laisser l'église aux mains d'une dévergondée. Ça salit les lieux ! Si vous faites rien, on peut s'adresser au diocèse ! »

Il était de plus en plus manifeste que les bonnes gens étaient prêt à agir, que si le curé était trop mou, ils prendraient les choses en mains. Les regards posés sur le dos de Margot devenaient glacials et le mépris déformait les bouches.
Michel voulait que Margot parle :
« Non ça ne sert à rien, il est parti, ce bon à rien, personne sait où, on dira qu'je mens et que ch'profite du mystère ! »

La situation perturbait un peu Pierrot, il connaissait des choses sur la manière dont sont faits les enfants, il avait vu les bêtes agir et sans entrer dans les détails, le docteur lui avait expliqué… Mais Pierrot était toujours à quelques pas de son ange ; il l'aurait su si elle avait fait l'animal et puis :
« Ils ont des petits, les anges ? Ah ben oui, moi par exemple. C'est pour ça que ch'uis différent, que ch' peut parler aux séraphins, à maman et que j'ai pas de père ; C'est-y que la Margot elle va faire un comme moi ? »

Il remarquait l'hostilité qui grandissait autour d'eux. Il ne pouvait pas l'expliquer. Ça n'avait aucun lien avec la situation de Margot… Mais dans le fond, ça ne l'intéressait pas plus que ça. Il vivait son quotidien de la même manière.
L'instituteur avait un âge avancé. Il fallait un remplaçant, le maire le fit savoir à l'Académie. Un frais jeune homme, avec une drôle d'allure, comme un pèlerin de la ville fit son apparition, fin août après les venaisons.

Il était en tout début de carrière, il venait d'obtenir son certificat d'aptitude. Il avait vingt-et-un ans révolus comme il se devait.
Le maire et ses adjoints, l'ancien instituteur et la population l'accueillirent, le soir même à la grande salle : un verre de l'amitié fut proposé. Les occasions de faire un peu la fête et de se voir tous ensemble n'étaient pas si courantes.
Margot resta chez elle.

L'instituteur était un bon éducateur qui, néanmoins, resta un peu sous surveillance. Mais il se fit rapidement une place et certaines langues, pressées de le voir choisir un camp tricotèrent les mensonges au sujet de la bonne du curé :
« Vous savez, cette fille blonde et trop jeune, enceinte jusqu'au yeux, on dit que c'est l'idiot qu'est l'père. Et qu'elle a sûrement des accointances avec le Diable… Vous croyez en Dieu, monsieur l'Instituteur ? Alors vous croyez au Diable, l'un ne va pas sans l'autre... »

La vérité était que Jacques, l'instituteur, ne croyait ni en l'un ni en l'autre, mais pour préserver son autorité, il avait besoin de l'approbation des villageois.
Il avait croisé la cible de tous les ragots, à l'église, à l'épicerie. C'était indéniable elle était très belle et son ventre rond ajoutait à son charme de femme enfant. Elle paraissait résignée, les gens échangeaient des regards sur son passage et prenaient des attitudes hostiles.

L'épicière, Juliette, plus encore que les autres, laissait déborder son mépris, elle ne la saluait pas et lui parlait avec ses dents :
« Qu'est-ce qu'elle veut ? »

Ni bonjour, ni merci, ni au revoir...
Il remarqua, auprès de Margot, la présence récurrente de l'idiot dont on disait qu'il était l'auteur des petits pieds qui poussaient. Jacques venait de la ville. Cet acharnement contre une si jeune femme le dépassait un peu. Il tâchait d'être aimable avec elle, mais pas trop ouvertement . Il ne fallait pas se faire détester tout de suite en s'opposant à la pression sociale.

Il observa souvent le couple étrange « la Belle et l'Idiot» sans relever autre chose que des marques d'affections fraternelles. L'instituteur trouvait intrigante l'histoire de la jeune femme.
Pierrot rôdait autour de l'instituteur, il essayait de savoir dans quel camp il devait le ranger : avec Dieu, ou avec le Diable ? Il s'était déjà trompé, mais maintenant que son ange blond attendait un enfant il ne voulait plus que ça arrive jamais. L'instituteur avait répondu à quelques-unes de ses questions, il trouvait touchantes ces inquiétudes :
« Tu crois que ça existe les anges -Pierre ne vouvoyait personne-
—Comment des anges, avec des ailes et des auréoles ?
—Non, des anges sur la Terre, on voit pas très bien qui en sont. Moi je vois… Alors t'y crois ?
—Il y a de très gentilles personnes partout dans le monde.
—Je suis le garçon d'un ange, je suis très gentil sauf qu'on doit pas faire du mal à Margot. Tu veux faire du mal à Margot ?
—Non Pierrot, il n'y a aucun risque, tu peux me croire, je sais qu'elle est gentille, moi aussi je suis gentil… Tu le connais, toi, le père du bébé dans son ventre ? -Pierrot fronce les sourcils-
—Les enfants des anges ont pas de papa, ils viennent tout seul parce que les anges prient beaucoup ! C'est un cadeau qu'on leur fait. »

Dès lors, rassuré par l'interrogatoire, Pierrot cessa de s'intéresser à Jacques.
L'instituteur restait sur sa faim.
Il se rapprocha du docteur, dont il sentait les bonnes dispositions et qu'il n'avait jamais vu à l'église -ce qui à ses yeux était plutôt bon signe. Il l'invita à boire un ballon, deux ou trois fois, et finit par se décider à parler de ce qui le chatouillait :

« Qui est Margot ? les gens disent beaucoup de mal, à son sujet mais vous, vous laissez votre fils l'accompagner partout… Ils prétendent d'ailleurs qu'il est le père… Rassurez-vous je n'en crois rien, mais qui donc est le père ?
—Oh ! Les gens ! Ils parlent, ils parlent et quand ils savent rien, ils inventent. Cette gosse a que des qualités. Elle a pas eu la vie facile, son père était une brute… Pour l'enfant qu'elle va avoir, ch'peux rien dire, faudra lui d'mander, mais c'est pas mon fils Le Pierrot s'intéresse qu'aux anges et son corps est resté celui d'un enfant comme s'il ne voulait pas se développer autrement ! Vous êtes bien curieux ! Et habile à faire parler ! C'est-y qu'elle vous plairait la Belle Margot ? »

Démasqué, l'instituteur rougit violemment sous le regard amusé du docteur :
« C'est un bel oiseau Margot, mais sauvage, elle en a trop vu. Et le Pierrot la rassure, il l'aime beaucoup mais ne la convoite pas. »

La mère Minoche développait une obsession, elle surveillait Margot en permanence, l'absence de son petit roi avait dérangé son esprit. Comme elle était rouée, personne n'avait remarqué son manège.
Elle entrait dans un monde sans rimes ni raison. Elle se négligeait, maigrissait et son potager ressemblait à une jungle folle. Son ménage n'était pas mieux tenu.

Le docteur accepta de la recevoir, il se découvrit une certaine pitié à son égard. Elle lui dit ses maux de tête et sa grande difficulté à dormir. Le docteur lui proposa de lui administrer une petite dose de pavot somnifère, mais que du fait de la dangerosité de la substance, il ne lui en donnerait qu'un peu chaque jour, sur une très courte période.
Elle accepta. Elle avait besoin de dormir et de réfléchir.
Elle avait remarqué qu'elle n'était pas la seule qui suivait la garce dans ses moindres faits et gestes, ce bêta d'instituteur était envoûté, comme les autres avant lui, quand ils ne connaissaient pas encore le vrai visage de cette traînée.

L'instituteur était amoureux.
Il désirait se rapprocher de cette jeune femme qui le touchait tant. Il lui proposa des activités anodines en veillant à toujours inviter son garde du corps.
La première fois elle accepta pour Pierrot, il s'agissait de ramasser des châtaignes pour en faire la surprise aux élèves. Ils étudieraient le fruit en classe et consommeraient les châtaignes cuites sur le poêle de l'école Ils n'auraient pas loin à aller pour la glane, le bois nord était tout près.
Pierrot était bien content de la distraction, il adorait la forêt.
Margot se détendit rapidement, c'était agréable de découvrir un autre esprit, d'entendre parler de la ville et de voir Pierrot heureux comme le gamin qu'il ne cessait pas d'être.

La deuxième fois elle accepta pour eux deux, l'instituteur avait besoin d'aide, il voulait bricoler quelques surprises pour les enfants à l'approche de Noël. Depuis un mois du fait de son état, Margot avait été remplacée à l'église par une adolescente, il était convenu qu'elle reprendrait ses fonctions dès que son état le permettrait. Les gens avaient finalement patienté.

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