Chien de guerre

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Caël se lasse vite de suivre nos aventures sur NoveRep. Il nous quitte pour aller rejoindre ses amis. Depuis que maman lui a donné cette épave d’astronef à retaper, il passe tout son temps dans l’entrepôt qu’on lui a construit, de l’autre-côté de la forêt. Quant à Lathelennil, il ne tarde pas à repartir avec les adultes. Malgré le soleil, il tient à accompagner maman dans toutes ses sorties quotidiennes, pour pouvoir la protéger au cas où et profiter un maximum de sa compagnie. Tout cela lui occasionne quelques brûlures et une grande fatigue, qui le tiennent loin de nos préoccupations et le forcent à repartir à Minas Athar pour se faire soigner. Lathelennil, issu d’une lignée multi-millénaire, a le sang si pur qu’il en est devenu très fragile. Et comme il a renoncé à faire du mal aux autres pour faire plaisir à maman, il est obligé de recourir à d’autres moyens pour se maintenir en forme.

Plus d’une semaine s’écoule ainsi. Je suis toujours bloquée par Teshastories et je n’ai gagné qu’un lecteur (qui s’avère, en réalité, être juge de concours et arrête de lire au bout de dix chapitres, sans mettre un seul commentaire). Caël est de nouveau entré dans une période d’hyperactivité. Il ne tient pas en place et parle d’aller délivrer Teshastories. Quand je lui demande comment il compte s’y prendre, il me fait les gros yeux :

— Mon bâtiment vole, me murmure-t-il rapidement du bout des lèvres. Il vole ! On l’a testé hier. Orbite géothermique, done !

Il me bouscule en me poussant du poing sur l’épaule, comme si j’étais un de ses potes. Je fais semblant de ne pas comprendre, le tout assorti d’une grimace.

— De quoi ? Tu ne veux pas t’exprimer dans une langue normale ?

Mon frère tient à utiliser du vieux jargon de naute en se basant sur le sabir de Montolio, un ami humain de mes parents âgé de plus de trois siècles. Comme si on pouvait parler de « bâtiment » ! Caël s’imagine posséder un navire amiral, ou quoi ?

Je me tourne vers Second-Père, qui, depuis son retour parmi nous, a de nouveau investi mon terminal de connexion.

— Alors ? Comment ça se passe, sur NoveRep ?

— Je n’ai aucun lecteur, grince Lathelennil. Je pense que ces petites pétasses d’humaines savent que je n’ai pas leur âge !

— Tu dois te montrer patient, Second-Père, lui dis-je. Un lectorat, ça ne se bâtit pas en un claquement de doigts !

J’en sais quelque chose.

Derrière moi, Caël, toujours le premier à s’indigner, est en pleine révolte.

— Oncle Lathé est tout de même prince de Dorśa ! Est-ce que ces ados idiots réalisent qui est derrière l’écran, par la lance d’Anwë ?

Lathelennil se rengorge, très fier de la réaction de mon frère. Ce dernier est entièrement dévoué à sa cause. S’il l’envoyait déclarer la guerre à la cour de Tará, nul doute que Caël s’y précipiterait, bannière et cheveux au vent.

— C’est toi qui est idiot, Caëlurín, lui réponds-je. Si on savait que c’était un vieil ylfe malveillant qui se cache sous le pseudonyme, sommes toutes innocent, de Darkel, il serait immédiatement banni et son compte supprimé, sans aucune autre forme de procès.

Puis je me tourne vers mon Second-Père.

— Il faut réussir à les attirer en ayant l’air sympathique, et proche de leurs préoccupations, lui conseillé-je. Qu’est-ce qui s’est passé, dans ton histoire ?

L’air dédaigneux et le menton haut, Second-Père pousse vers moi la tablette holo.

Après le premier chapitre bucolique, les deux humains, qui n’étaient pas les héros, ont assisté, effarés, au débarquement d’un ost de chasse dorśari qui a tué toute leur famille et les as emmenés en esclavage. Leur triste destin se perd dans celui des malheureux capturés par les sombres cousins et l’on s’attache aux pas d’un personnage peu sympathique, Vrehtil Sombrelame, un mercenaire sans foi ni loi de race inconnue (mais de toute évidence ældien dorśari) qui écume l’espace à bord d’un vaisseau furtif et vend ses services sur tous les théâtres des opérations de l’univers, dans but avoué de massacrer le plus de monde possible. De temps en temps, il fait de la traite d’esclaves avec les prisonniers. Souvent, il viole, torture et mange les dits prisonniers, ou bien il les offre à son seul ami, le saurien Krak. Heureusement, Lathelennil a eu la bonne idée de référencer son histoire sous le sigle « contenu mature ». Intitulé « Chien de guerre », ce récit largement autobiographique n’a absolument aucune chance de faire la moindre vue sur un réseau largement féminin comme NoveRep.

— Attention, lui murmuré-je. Tu pourrais être censuré – puis arrêté – par le SVGARD, pour propagande hérétique !

Le ricanement glacial de Lathelennil résonne dans la pièce comme le grincement d’un vieil os contre une paroi de métal.

— Le SVGARD, ces pitoyables fanatiques de l’Unique ? Je les attends. Qu’ils sortent de leurs tours décrépies et de leurs monastères puants ! J’ai besoin d’un nouveau piwafwi. Une cape en peau d’inquisiteur humain fera très bien l’affaire : il paraît qu’ils arborent de très beaux tatouages, sous leurs costumes étriqués !

Je fais la moue. Je sais qu’il va falloir la jouer finement, sur ce coup là.

— Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai demandé de m’aider, papa…

Il se radoucit immédiatement et posa sa main sur ma tête. Je frissonne quand ses griffes recouvertes d’iridium passent sur mon cou.

— Bon, bon… C’est quoi, le problème ? Le contenu ?

— Le contenu, pas tellement, en fait… Il y a beaucoup d’histoires très crues sur le Réseau. C’est surtout la couverture. NoveRep est une plateforme fréquentée majoritairement par des jeunes filles humaines : tu crois qu’elles seront attirées par l’image d’un énorme astronef tout noir et cabossé, bardé de sigles barbares et d’armes de guerre ?

— Ta mère, elle, ça l’aurait attiré, sourit-il, carnivore. D’ailleurs, c’est pas comme ça que son Premier-Mâle l’a attrapé ?

— Maman n’est pas représentative des humains. Les jeunes filles dont je te parles aiment les ambiances cosy et romantiques, la pop républicaine, les beaux garçons à l’air innocent et les couleurs pastels.

— Tu ne me feras pas croire que des petites salopes qui se touchent en s’imaginant être culbutées par des orcanides aiment les ambiances cosy et romantiques, ma fille ! ricane-t-il, sûr de lui.

Comment lui faire comprendre ?

— Très bien. Alors imagine… Une jeune ældienne sorśari, qui n’a jamais connu la guerre ou veut oublier que ça existe. Une jeune ældienne aux longs cheveux dorés, qui danse avec ses amies toute la journée et glousse en regardant passer les mâles panachés.

— Je connais ce genre de gamine, pour en avoir beaucoup déniaisé. Je peux te dire que ce sont les plus vicieuses !

Je fronce les sourcils.

— C’est ce genre de phrases qui fait que tu n’as aucune vue sur NoveRep. Tu ne m’est d’aucune utilité !

Je suis franchement fâchée après lui. Il s’est pris au jeu, et saborde mon plan en écrivant ses petites histoires violentes. Pour se faire pardonner, il me prend sur ses genoux et couvre mon crâne de baisers. Lorsqu’il frotte mes oreilles, j’ai du mal à me retenir de rire.

— Pardon, ma petite wyrm, coasse-t-il pour s’excuser. C’est vrai, je ne pense qu’à moi. Mais c’est tellement excitant de savoir ces petites humaines à portée de saut, en train de fantasmer sur toutes ces saloperies… Elles feraient de si bonnes esclaves, à Ymmaril !

Je le repousse.

— Moi, j’essaie justement d’en délivrer une. Et toi, tu me parles d’en capturer d’autres ?

— C’est vrai, c’est vrai. Allez, je t’écoute. Qu’est-ce que je dois changer ?

— Ta couverture, pour commencer. Enlève ce vaisseau affreux et met la photo d’une femme humaine.

Second-Père affiche une expression d’intense surprise.

— La holo d’une humaine ? Mais il n’y a pas d’humaine, dans mon histoire. Ah, il y a bien cette esclave, mais elle n’apparaît que dans un chapitre…

— C’est suffisant. Met une image de cette fille. Il faut qu’elle soit jeune et ait l’air à la fois féminine et déterminée.

— Féminine et déterminée… féminine et déterminée… répète Lathelennil en pianotant sur sa console holographique.

Il me sort une horrible image, montrant une femme humaine aux mamelles si grosses qu’on les croirait prêtes à éclater, évidemment nue et jambes écartées, en train se serrer les dents sous la double intrusion d’une cauchemardesque machine à tentacules bioniques.

— Non ! intervins-je. Pas de ce genre !

— Mais c’est pourtant ce qui arrive à ce personnage d’humaine dans mon histoire, se défend-il. Enfin, à quelques détails près. Mais on s’en fout de la précision, non ? C’est juste pour attirer les gamines...

Excédée, je le pousse et fouille dans sa banque de données. C’est une véritable galerie des horreurs. Rien n’est utilisable. Absolument rien.

Je suis obligée de piocher dans mes propres holographies. Sauf que, à l’instar de Lathelennil, aucune de mes couvertures n’a jamais réussi à attirer de lecteurs.

Derrière, Caël s’esclaffe.

— Vous êtes trop ældiens, tous les deux, se moque-t-il. Vous ne comprenez strictement rien aux humains ! Moi, en revanche, j’ai deux amis humains. J’ai fait beaucoup de séjours en famille d’accueil chez les humains. Je les connais mieux que vous. Je suis plus humain que vous !

Vif comme un lédoptère sauvage, Lathelennil se retourne, les yeux noirs et immenses.

— Et tu en est fier, en plus ? rugit-il.

Caël baisse instantanément la tête, oreilles collées au crâne. Il a fini de pérorer.

— Je suis perædhel, bougonne-t-il en soulevant la figurine de l’Amadán sur mon plateau de lugdanaan. À moitié humain, donc… Et tu m’as toujours dit qu’il fallait se montrer fier de ce qu’on est, même quand le monde entier nous crache dessus !

Lathelennil le regarde en silence. Il a perdu son expression méprisante et encolérée.

— C’est vrai, admet-il. J’attendais que tu te défendes, Caëlurín. Tu peux être ce que tu veux, revendiquer et faire ce qui te plaît. Tant que tu l’assumes… Si tu tiens tes positions, on te respectera. Je te respecterai.

Les oreilles de mon frère se sont redressées. Il est satisfait. C’est à peine s’il ne remue pas la queue, comme un toutou idiot.

Au loin, la voix de maman nous appelle pour l’aider à mettre la table. On n’a pas de personnel, à la maison. Le personnel de l’Elbereth n’a juré que sous l’arbre-lige qui est dedans, et maintenant qu’Ultar et ses habitants n’existent plus, la seule manière d’en obtenir est d’acheter des esclaves à Dorśa. Or, les parents s’y refusent.

— Allez-y, nous ordonne Second-Père avec un geste évasif de la main. Pendant ce temps-là, je corrige mon texte.

Je ne peux qu’acquiescer.

— Bonne idée. Supprime les passages trash et rends-le plus attractif. Ah, et n’oublie pas de rajeunir ton protagoniste. Un vieux mercenaire, ça n’attire pas les jeunes filles.

Lathelennil hocha la tête.

— Ça va, j’ai compris. Allez, disparaissez! 

Je le laisse seul dans ma chambre. Sur le seuil, je me retourne. Son immense silhouette, courbée sur un fauteuil trop petit, dont les traits anguleux ressortent sous les lueurs de ma guirlande lumineuse en fleurs de cerisiers roses, me paraît à la fois saugrenue et inquiétante. L’air concentré, Second-Père pianote de ses longs doigts griffus sur mon clavier holo, un rideau de cheveux blancs et noirs occultant une moitié de son visage. Une bouffée de tendresse me serre le cœur. Il a oublié que ce n’était plus nécessaire de crypter en manuel… Je me retourne en souriant et ferme la porte.

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