PARTITION XVI : PARTIE 3

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Après une brève accolade, je me hâte de rejoindre la chambrée de Diego. Des voix me parviennent de l’autre côté de la porte. Celle-ci s’ouvre soudain sur l’assistante de Ruka. Je me plaque contre le mur afin de la laisser passer, elle me dévisage avec dédain avant de s’éloigner en grommelant.

— T’aurais pu fermer la porte, greluche ! vocifère Diego d’un timbre usé.

Sa puissance d’antan se désagrège à mesure que son état général s’altère. J’exhibe mon visage dans l’angle du chambranle, mal à l'aise par la tension ambiante. L’Ancien rumine des paroles incompréhensibles sur son lit.

— Je dérange ? couiné-je.

Il sursaute, un regard horrifié braqué sur moi. Sa main saisit un livre et il me le lance dessus. Me rate de peu.

— À l’aide ! Un Marcheur est là !

Deux secondes de flottement durant lesquelles mon corps se paralyse. Choquée par son amnésie, je sens un pic de douleur transpercer ma poitrine.

Puis, d’un seul coup, Diego se met à cligner des yeux.

— Syl ! Comme je suis heureux de te voir, s’écrie-t-il, à nouveau lui-même. T’as une tête bizarre, ça va ?

Mes jambes se remettent à fonctionner. Je récupère le livre derrière moi puis m’assieds à ses côtés.

— Tu m’as traitée de Marcheuse en me balançant ça dessus, lui expliqué-je en lui rendant l’objet.

Il plisse le front.

— Ma pauvre, la démence me guette.

Il éclate de rire sans prévenir. Diego a des réactions fort inattendues face à une situation diamétralement opposée. Qui se moquerait ainsi de ses propres faiblesses ?

Une quinte de toux le prive d’air un instant. Il reprend son souffle avec difficulté. Ses forces l’abandonnent peu à peu, ses muscles tressautent. Son chant s’amenuise. Néanmoins, ses prunelles ne se déparent pas de leur acuité.

Je profite de son répit pour lui conter mes mésaventures. Son irritation ne m’échappe pas.

— Sing mérite son sort. J’en aurai fait tout autant, ne te blâme pas… Mais Caleb… si je croise ce petit con de traître prétentieux, il va passer un sale quart d’heure, crois-moi ! Ruiner ainsi tous nos…

Il s’interrompt soudain ouvre la bouche à s’en décrocher la mâchoire.

— Mais, dis-moi, comment ça se fait que tu parles aussi bien, toi ?

Je lui décoche un maigre sourire – l’évocation de Caleb remue le couteau dans ma plaie ouverte – et prends ses mains dans les miennes.

— Tu avais raison.

Intéressé, il arque un sourcil en attendant la suite.

— J’étais une humaine avant que le Roi ne me transforme en Sylvanos. Ma mémoire est revenue lorsque j’ai pleuré pour la première fois. Dans la clairière…

Je déglutis. Y songer m’apporte de grandes souffrances. Diego serre mes doigts. Il semble tout excité et ses yeux vairons me fixent avec une curieuse intensité.

— Je le savais ! Tu te rappelles donc ta vie… avant ?

Fondue dans son regard couleur du ciel et du végétal, je permets à mes souvenirs d’affluer. Cette incursion dans le passé me déstabilise davantage que prévu. L’image de cette femme aux iris émeraudes apparaît ; son sourire éclatant, la douceur qu’elle émane réveillent en moi une chaleur égarée dans les limbes du temps. Maman. Elle a donné sa vie pour me protéger.

— Mia…susurré-je.

Le vieil homme tremble, mais n’ose interrompre ce moment. Sa main caresse mon visage avec précision comme s’il cherchait à reproduire mes traits à l’aveugle. Une autre vision emplit l’espace.

—Mia, ne traverse jamais la frontière autour du camp, tu m’entends ? Ou la forêt t’engloutira.

Je soutiens sans ciller les iris bicolores du jeune homme chargé de m’instruire les règles de notre communauté.

— Oui, oncle Diego.

Le décor se décompose en milliers d’éclats et une larme perle le long de ma joue alors que l’Ancien me contemple avec inquiétude.

— Oncle… Diego ?

Ses yeux s’écarquillent lentement.

— M… Mia ? Ma Mia ?

Le choc nous replonge dans une ère lointaine. À travers le prisme de nos réminiscences, nous recollons les fragments un à un du bout des doigts. Et puis, d’une pulsion commune, nous nous enlaçons, les émotions à fleur de peau.

Chant contre chant, nous fêtons nos retrouvailles avec une joie contenue.

— Ma chère enfant, je me suis tellement reproché ta disparition alors que j’avais promis à ma sœur – ta mère – de veiller sur toi.

Aucun mot ne peut exprimer les sensations qui traversent mon être en cet instant.

Diego toussote. Je prends soudain conscience de son âge presque séculaire. Un voile obscur assombrit mon bonheur ; retrouver un membre de ma famille d’origine et le perdre dans un futur proche me semble cruel.

— Ta façon de tripoter ta bouche quand tu réfléchis me la rappelais tant…

Sa voix, éraillée par ses quintes, se brise dans un murmure.

— Si heureux… Je suis si heureux. La mort peut m’emporter maintenant…

Son corps chétif s’effondre en arrière, sa tête enfoncée dans les replis moelleux de l’oreiller.

Mon cœur manque un battement, je cesse de respirer. Pas déjà, non !

— Diego ! crié-je en me penchant sur lui à l’affut du moindre signe de vie.

Un souffle ténu s’exhale de ses lèvres entrouvertes. L’oreille collée contre son torse, je perçois le sifflement de ses poumons à chacun de ses inspirations. Rassurée, je me redresse et le recouvre du drap.

Incapable de quitter son chevet, je n’ai pas la moindre idée du temps passé à l’observer dormir. Ma résolution de poursuivre ma route vers le sud faiblit à l’idée de délaisser mon oncle.

— Syl…

Je virevolte dans un bond. Depuis quand Ruka est-elle présente ? Sa chevelure dorée cascade sur ses épaules en belles ondulations. Elle a troqué son éternel blouse blanche pour une tunique ample d’une teinte identique à ses yeux. J’ignore comment redresser mes torts envers elle et elle a sans doute eu vent de l’affront de Caleb. Je m’attends à ce qu’elle me reproche d’avoir cru à l’affection qu’il me portait dans un je te l’avais dit !tonitruant.

Au lieu de cela, une gêne oppressante s’installe entre nous. J’humecte mes lèvres. Il est impensable que je parte sans rien dire à Ruka. Elle penche sa tête sur le côté.

— Je…

— Comment va-t-il ? demande-t-elle soudain.

L’angoisse la taraude. En bonne guérisseuse, elle s’inquiète pour son patient. Notre ami. Je jette un œil à Diego. Un filet de bave dégouline le long de son menton ; il dort paisiblement.

— Ça va, mais pour combien de temps encore ?

— Jak avait raison sur le développement inopiné de ton langage. (Je ramène mon attention vers elle) Tu ne cesseras de m’étonner.

Elle soupire, lasse tout à coup.

— L’Ordre a décidé de te bannir de notre communauté dès l’aube. Jak et moi n’avons rien pu faire. Je suis désolée.

Si la colère a pu l’embraser, toute trace a désormais déserté son corps et son chant. Ce dernier s’enroule en douces ondées autour de moi.

— Ne le sois pas, ça me convient.

Je lui explique ce que je compte accomplir. Son regard se met à briller. Nous sommes conscientes que cette nuit s’avèrera probablement la dernière ensemble. Ruka mordille ses lèvres, cache sa tâche de naissance avec une mèche.

— Je devrais t’en vouloir à propos de Sing ou de Cal… elle déglutit. La violence ne mènera nulle part, la jalousie non plus. Tu vaux mieux que ça ! Ce que je veux dire, c’est que… enfin, je..

Ma bouche s’étire en croissant de lune. D’une main, je dégage les cheveux qui dissimulent une partie de son visage.

— Tu m’as dit un jour que j’étais magnifique, la coupé-je. Tu es bien plus belle que moi. Pardon de t’avoir fait souffrir, j’ai reçu une leçon difficile hier. Je ne commettrai plus cette erreur.

Sa peau claire rougit brusquement.

— Oh, et puis merde !

Elle se jette dans mes bras et m’embrasse avec passion. Grisées par la fin prévisible de notre histoire avant même qu’elle ne débute, nous nous précipitons dans le couloir en riant entre deux baisers langoureux. Ruka me mène dans sa chambre. Des posters de l’ancienne civilisation recouvrent les murs. Au-dessus de son lit, un portrait me ressemble traits pour traits. Je me sens émue par l’amour profond qu’elle éprouve à mon égard.

Et puis un son lointain me fige. Je ne réponds plus aux caresses de mon amie. Ruka fronce les sourcils. Cesse tous mouvements et relève la tête vers la fenêtre.

— Tu l’entends aussi ? l’interrogé-je.

Elle opine avant d’aller remonter les volets. Je la rejoins en deux enjambées. Dehors, dans la nuit sombre, la forêt semble pulser tels des battements de cœur. Une clameur sourde gronde en un rythme régulier et parfois des hululements terrifiants retentissent. Ruka se met à trembler. Je la serre contre moi, baise sa chevelure d’or.

— Qu’est-ce que c’est ? Ça me glace le sang…

Que puis-je lui répondre ? Que le Roi et ses enfants célèbrent leur victoire prochaine ? Le dernier acte de l’opus engendré ? Cette réponse ne la réconforterait aucunement.

— Rien ne gâchera ce moment entre nos âmes. Cette nuit est la nôtre.

J’enlace ma douce plus fort encore, ferme les volets et l’emporte sur le lit. Ruka se détend aussitôt.

Dans un froissement de draps, nos corps et nos chants s’unissent, isolés dans une bulle d’amour dont nous seules possédons la clé.

Pour quelques heures, nous choisissons de nous oublier l’une dans l’autre avant que la réalité des faits nous rattrape pour nous engluer dans un abîme sans fond.

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