3. Ôde à la douleur

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Des larmes coulent le long de ses joues. Elles roulent sur son menton, glissent sur sa gorge. Des lames liquides, aussi légères que tranchantes. Sa trachée brûle, ses yeux se consument. La rage lui ronge le ventre tel un incendie le dévorant de l’intérieur. Il devrait expulser ces flammes, il devrait les libérer. Ses doigts se crispent sur le luth qu’il serre contre lui. Est-ce que ses cordes vocales peuvent produire des sons ? Sont-elles capables de vibrer ? Les regards de son public le transpèrcent.


— Alors ! Exprimez-vous ! s’écrie une noble en frappant son assiette de sa fourchette.

— Mais oui ! Vous semblez avoir tant sur le cœur ! Dites-nous ce qui vous tracasse ! crache une autre avant de descendre sa coupe de vin.


Le venin de leurs mots amplifie sa colère. Les mots se mélangent dans sa tête, ses phrases, d’ordinaire construites avec intelligence, s’entremèlent, mailles d’un tissu calciné. Les exclamations outrées de la cour d’ Algia Ga’Taki, bras droit de l’Impératrice, empêchent le barde de réfléchir. La peur se faufile dans ses veines et enserre ses voies respiratoires. Ses genoux se mettent à trembler. Ses sanglots le submergent. Il déglutit avec difficulté. Ses yeux se plissent. Déterminé à garder son calme, il prend la parole, ignorant sa respiration erratique :

—- Je… je….


Putain.


— Allez, allez ! s’énerve une femme blonde en tapant du poing sur la table. Parlez, enfin ! Vous osez critiquer la politique intérieure de la Gouverneure Ga’Taki ! Cessez de vous cacher derrière le sarcasme de vos chansons et assumez votre propos !

— Oui !

— Allez-y, barde ! Ouvrez donc votre bouche !

— Il esssaye, voyons ! Laissez-lui du temps, Dame Mak’Hai! s’exclame une dame de compagnie.

— Qui êtes vous pour parler à cette table ! répond l’intéressée, d’un ton horrifié. Gouverneure Ga’Taki ! Permettez moi de châtier cette impertinente !

Eli lève la tête vers elle. Algia Ga’Taki. Comme l’Impératrice, elle est née de la masse noire qui englue l’estomac du musicien, pèse sur son cœur et encrasse ses poumons. Aucun parchemin ne la relie au cœur de l’auteur. La machoire d’Eli se tend. Ses cauchemars ont formé cette femme froide, sèche, ses peurs lui ont donné corps, elle, terrible amie d’Omphale Oikos. Elle est le reflet des ténèbres sinistres qui dorment au fond de lui, de cette brume sombre qu’il ne peut pas contrôler.

Ses iris d’encre, chargés de haine et de dédain, se posent sur lui. Elle n’attend qu’une seule chose.


Que sa confiance en lui se fendille, que son assurance se fêle.

Que tout son être craque.


Les larmes inondent les yeux du barde. Il a créé Algia, l’Impératrice et toutes ces créatures atroces. Il a engendré toutes ces horreurs, conçu toutes ces peines, propagé ces tourments abominables. Son souffle s’accélère encore tandis que la bile remonte le long de son œsophage. Il aurait dû s’abstenir. Il aurait dû tout jeter aux flammes et fracasser son luth sur le sol. Son instrument aurait enfin ressemblé à son propriétaire.

Du bois brisé pour une âme pulverisée.


Venir ici était une erreur. Les lèvres du bardes se serrent. Comment a-t-il pu croire qu’il aurait assez de force et de courage pour mettre un terme à tout ça ? Comment a-t-il pu supposer qu’on le laisserait faire sans réagir ? Comment a-t-il pu imaginer que sauver ses précieux parchemins serait aussi simple ? Auteur d’une création qui le dépasse, Eli contemple son monde se retourner contre lui.


Tu n’aurais pas dû coucher ces mots sur le papier.

Tu aurais dû gérer ta souffrance comme un homme : serrer les dents et laisser couler.

Tu as creusé ta propre tombe.


La panique lui pique la peau. Les pieds d’une chaise crissent sur le marbre. Les jambes du barde s’affaiblissent. Des pas résonnent dans la pièce, étouffant le vacarme des conversations par leurs seuls claquements. Les larmes d’Eli continuent de couler tandis qu’il s’effondre, à genoux, devant Algia Ga’Taki.

— Eli Cadlin, soupire-t-elle. Tu oses proférer des paroles rebelles dans le Palais de l’Impératrice. Es-tu mû par un courage démesuré ou par une stupidité incomparable ? Ici, aussi développée que soit ton argumentation, aussi solide que soit ta logique, tu auras toujours tort. Pourquoi ? le nargue-t-elle en souriant. Parce que tes accusations, tes idées, tes croyances, ne font pas le poids devant moi. Tu n’es rien. Je pourrais t’écraser. Te réduire en poussière d’un claquement de doigts. Personne ne viendrait te secourir. Ces murs sont trop épais pour qu’on t’entende crier comme une truie. Alors plies-toi à mes règles. C’est bien ce que tu vas faire, n’est-ce pas ?


Les sanglots d’Eli se massent dans sa gorge, bloquant ses cordes vocales. Son luth glisse sur le pavé, vite dégagé d’un coup de pied de la Gouverneure.

— Réponds-moi, barde.

— N… non.


Un sifflement.


Les yeux fixés sur le sol, Eli n’a pas le temps de s’écarter. Une lance déchire sa cuisse. Elle transperce ses muscles, se fraie un chemin sous sa peau et le froid de la lame se répand dans son sang. Non. Les mains de l’artiste aggrippent l’arme pour empêcher le garde de la ressortir de son membre meurtri. Arrêtez. Peine perdue. L’homme en armure l’arrache avec violence et embroche le bras du barde. Stop. Eli ouvre la bouche, un hurlement silencieux fend sa poitrince. S’il vous plaît. Jetant ses dernières forces dans la bataille, il envoie son pied valide dans le tibia du soldat. Laissez-moi partir. La cheville du musicien se fracture dans un craquement sinistre. Aucun son ne sort d’Eli. Les larmes brûlantes continuent de couler sur ses joues, sa respiration s’accélère tandis que la douleur ravage son corps.


Je veux vivre.

S’il vous plaît.


Il lève la tête vers Algia.

— Ce… ce n’est que… la vérité, murmure-t-il entre deux inspirations erratiques. J’ai… simplement cherché à… vous ouvrir… les yeux.

— Tu sais, tu me ferais presque pitié, sourit-elle tristement. Ce n’est pas de ta faute. À force de côtoyer les rebelles, tu as cru à leurs histoires, tu t’es laissé embrigader par leurs idées. Il faut que tu te réveilles, barde. Les idées des Sauvages empoisonnent le Continent depuis des années. Ils ont tort de se dresser contre l’Impératrice. Elle est la puissance suprême, celle qui fera de notre peuple les élus des dieux.

— Mais.. je… ce n’est…


Elle glisse la pointe de sa chaussure sous le menton d’Eli.

— Shhh… Arrête de te battre, ordonne-t-elle en secouant la tête. Accepte mon point de vue comme la vérité. Il n’existe aucun monde où tu as raison. Pauvre barde… Ne t’ai-je pas prévenu que le débat était tronqué depuis le départ ?


Elle se saisit de la lance du garde et, ensemble, ils la plantent dans le torse du musicien. Les côtes d’Eli craquent, ses organes se percent. C’est fini. Tout devient rouge. Sa bouche se fige dans un cri inaudible. Il aimerait gueuler toute la rage que ce discours, ce tissu de mensonges, provoque en lui. Il aimerait hurler à Algia qu’il lui a donné ce pouvoir et qu’il pourrait le lui reprendre s’il en avait la force. Mais l’homme de main continue de tourner la lame, ravageant la poitrine du troubadour.


Faibles, les mains ensanglantées d’Eli se posent sur l’arme.

Il n’a pas la force de l’arrêter.

C’est trop tard.


Alors qu’il bascule sur le côté, ses yeux se fixent sur la dame de compagnie qui a essayé de le défendre un peu plus tôt. Elle pleure discrètement, ses doigts tremblant sur la carafe de vin qu’elle tient. Dame Mak’Hai ne remarque pas sa détresse de celle qui s’est interposée entre elle et le musicien. Les joues rougies par l’alcool, la noble presse la Gouverneure de se réinstaller à table pour goûter ce fameux met de la Province du Feu. Eli observe Algia se détourner de lui, un léger sourire aux lèvres. Son garde accompagne le bras droit de l’Impératrice jusqu’à son siège, se poste derrière elle et son regard noir plonge dans celui du barde. Eli baisse les yeux sur le sol, là où son sang et ses larmes s’entremêlent dans une danse déchirante.

Le brouhaha des conversations reprend. La douleur lacère le corps du barde de ses griffes affûtées pendant que l’on demande un autre service d’un plat exquis. Eli contemple ses pleurs couler sur les dalles, son hémoglobine inonder les insertices. Combien de temps reste-t-il à examiner les liquides se mélanger sur la pierre ? Tout en lui n’est plus que souffrance. Il n’arrive plus à respirer, il n’arrive plus à penser. Son luth est là, quelque part où il ne peut pas l’atteindre. Sa besace… Eli lève faiblement la tête. Il ne sait plus. Il ne sait rien.


Un souffle tremblant.

Tu n’es rien.


L’inconscience s’empare de lui.

Tu n’es plus.




Ses paupières s’ouvrent avec difficulté. Chaque inspiration le lance. La lumière du soleil l’aveugle un moment et il met un moment à reconnaître la chambre qu’il a loué à l’auberge la nuit dernière. Ses parchemins sont étalés sur le petit bureau de bois, fatras de papier corné, de taches d’encre et de schémas inachevés. Ses sourcils se froncent. Posé contre la table de chevet, son instrument l’attend bien sagement. Son bois finement ciselé est écorché, sa huitième corde brisée, certaines de ses frettes endommagées. Ces marques, ces cicatrices… Eli lâche un soupir tremblant.

Il passe une main sur sa poitrine. Des bandelettes de tissu enserrent ses blessures. Qu’est-ce que… Le grincement d’une porte interrompt ses pensées.

— Tout va bien, le rassure une voix grave. C’est terminé. Tu es en sécurité.


Un bouquet de plantes médicinales à la main, un jeune homme aux cheveux noirs, parsemés de mèches grises, ferme le battant de la chambre. Ses iris sombres détaillent le pansement du barde pendant qu’il s’assoit près du lit, une brume argentée suivant chacun de ses mouvements. Il se saisit du mortier en bois, dépose quelque feuilles à l’intérieur, deux trois graines et commence à éraser toutes ses trouvailles.

— Si jamais tu n’es pas satisfait de ton traitement, sache que je m’en fiche, déclare-t-il en haussant les épaules. La médecine, ce n’est pas ma spécialité. Les deux autres génies m’ont conseillé d’autres ingrédients pour ton cataplasme mais… je doute que l’ananas ou le chocolat auraient accéléré la cicatrisation.


Un sourire discret naît sur les lèvres d’Eli. Le musicien s’appuie sur ses coudes pour se redresser quand un éclair de souffrance le traverse. Bordel.

— Tiens-toi tranquille, râle l’apprenti soigneur sans lever la tête de son ouvrage. Tu es bien amoché.


Un soupir de douleur s’échoue sur les lèvres du barde.

— Qu’est-ce qu’il t’a pris d’y aller ? On était tous d’accord pour te dire que c’était une mauvaise idée ! Enfin…, grimace le médecin amateur en zyeutant les parchemins, certains ont utilisé un vocabulaire plus… cru pour le vocaliser. Pff… Je n’arrive toujours pas à croire que mon attaquante est de la même famille que l’autre bête sauvage. C’est bien “cru” le mot à utiliser ?


Eli hoche la tête puis ouvre la bouche, implorant ses cordes vocales de fonctionner à nouveau.

— Liam… Comment…

— Je ne sais pas, répond l’intéressé en secouant la tête. Toute cette magie… Elle me dépasse. Mais ce qui compte, c’est que tu as survécu.

— Pour… quoi faire ? demande le barde en luttant contre la faiblesse de sa voix. Regarde-moi… Je suis trop… faible pour arrêter qui que… ce soit ! s’énerve-t-il en ignorant le sang fleurir sur les bandes de tissu entourant son torse. Je suis celui qui a… créé ces horreurs ! Je n’aurais pas dû provoquer…. Algia Ga’Taki ! J’aurais dû la boucler et passer… mon chemin mais non ! Il fallait que je l’ouvre !


Liam fronce les sourcils. Il réfléchit un instant, ses doigts pianotant sur son pantalon cargo. Puis il lève la tête vers l’auteur :

— Eli. Il y a une chose que tu n’as pas comprise. Toute cette souffrance que tu as en toi, cette masse noire qui t’empêche parfois de respirer… Tu la combats à nos côtés, déclare-t-il d’un ton ferme.


Il se tourne vers le bureau et pointe les parchemins du doigt.

— Dans chacune de nos batailles, tu es là. Tu es avec nous. À soutenir chacun de nos coups, à célébrer chaque centimètre gagné sur nos propres ennemis, à nous encourager à nous relever quelle que soit la situation.

— Je…

— Tu nous donnes cette impulsion pour continuer à se battre. Réfléchis à tout ce qu’on a réussi à accomplir jusqu’ici ! Les autres, toi, moi… Eli, on est une équipe. On se soutient quoi qu’il se passe et quoi qu’il se passera ! Parce que ce n’est pas fini ! J’ai besoin de toi, moi ! affirme-t-il, les yeux brillants. J’ai besoin que tu m’aides… que tu…


Il inspire un grand coup, les yeux levés vers le plafond. Le musicien ouvre les doigts et le jeune homme aux cheveux bicolores les enlace des siens.

— Je n’ai pas le franc-parler de Mathilde ou l’humour absurde de Théo. Mais je serai toujours à tes côtés pour te rappeler l’importance de considérer les faits dans leur ensemble, souffle Liam, en pressant la main d’Eli. Tu es blessé, meurtri, brisé à certains niveaux. Mais tu es fort. Tu l’as toujours été. Tu rayonnes de cette énergie, de joie, de cette envie folle de vivre comme tu l’entends.


Les lèvres du barde se serrent.


— Tu es sensible, impulsif, colérique. Tu es passionné, attentif, loyal. Tu n’es, en aucun cas, simplement fait de défauts, insiste le personnage en appuyant sur chacun de ses mots. Tu as suffisamment d’esprit critique pour t’en rendre compte. Cet évènement avec la Gouverneure… Peut-être que tu vas être amené à revivre une situation similaire. Même si tu contrôles les fondements de ce monde, son imprésivibilité t’échappe. Des coups, tu continueras d’en prendre.


Liam pose une main sur les bandages rougis du musicien avant de commencer à l’en défaire.

— Mais ton avantage, c’est que, de la même façon que tu nous soutiens, on sera là pour toi. Dans chaque épreuve, dans chaque rire, dans chaque chagrin. Une équipe, Eli. D’accord ?


Le troubadour hoche la tête, les yeux humides.

— Une… belle équipe, oui.


Liam ébourriffe les cheveux de l’auteur et jette les bandelettes ensanglantées dans un pot près du lit. Il se saisit du mortier dans lequel dort une bouillie ordorante et visqueuse. Une grimace plisse ses traits :

— En parlant d’équipe… Qu’est-ce que tu dirais d’invoquer un soigneur compétent ? La médecine, c’est vraiment pas ma spécialité.


Bordel.

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