Quatre

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 Dans une vie, elles sont quatre. Quatre à aimanter nos élans ; quatre à pourvoir à nos sorties de route ; quatre. Elles sont quatre.

 J'ai connu la première à six ans. Elle s'est formée pour lui. Il était grand, tyran, invincible. La cour de récréation ne suffisait pas à contenir ses appétits lugubres. Il s'attaquait à tous. Il moquait chacun, et nous faisait oublier qu'il était comme nous un enfant. Il était la blague permanente sur nos physiques disgracieux. Il était ce pied qui trainait derrière nous pour nous faire tomber sur le béton de la cour. Il était un enfant né pour le martyr des autres. Un jour, la tête recouverte de spaghettis par ses soins attentifs, j'ai fait une chose que je n'ai jamais laissé reproduire depuis. J'ai embrassé la Colère. Totale, folle, aliénant tout recours. J'ai bondi sur lui, et j'ai frappé, frappé, frappé. Quand on nous sépara, les dernières dents de lait de son visage avaient disparu, éparpillées sur le carrelage de la cantine. J'en fus comme tous, horrifié. Jamais plus la Colère ne m'embrassa si complètement. Mais elle était la première des quatre.

 J'ai croisé la seconde à seize ans. Elle s'est formée pour elle. Elle était blonde, mince, bleue des yeux et douce de voix. Elle était belle, belle à crever. Nous étions deux, et nous étions un. Un grand lit, une grande nuit, un grand regard, se donnaient en mariage. Ce fût ma première fois dans les bras d'une fille. Ce fût ma première rencontre avec la Joie. Courte, là encore, puissante, à nouveau. Comme chaque rencontre avec l'une des quatre. Ma vie continuait, et je n'avais pas encore de mots pour parler de la fuite du temps. Mes souvenirs n'étaient pas encore si nombreux. J'embrassais chaque matin comme une promesse. Une promesse de Joie.

 J'ai vécu la troisième à quarante ans. Elle s'est formée pour lui. Il était jeune, comme je l'avais été. Et comme moi, plutôt, il venait de rencontrer la première. Sa Colère se formait pour moi. Père incompréhensif pour ses émois adolescents, je décevais toutes ses tentatives de rapprochement complices. Mon enfant s'éloignait vers d'autres modèles, et je comprenais à sa Colère que je croisais là la troisième ; ma troisième ; la Peine. La Peine était là pour me faire comprendre qu'on pouvait devenir étranger à ce qu'on aime le plus. Elle est restée longtemps.

 J'ai aujourd'hui quatre-vingts ans. Un corps défait, et une vie diminuée. Dans mon appartement de vieux, parmi mes bibelots et mes souvenirs en foule, je ne vis plus, je me remémore. On ne me sollicite pas. On ne m'appelle pas. Ma porte ne s'ouvre plus. J'ai le corps défait, mais l'esprit assoiffé. La vie se refuse ; la mort aussi. Je rencontre la quatrième d'entre elles ; elle ; la Peur. La Peur de ne plus croiser les trois autres. Alors, je me remémore. Toujours et plus. Et me pose la question : la cinquième n'est-elle pas un cinquième ? Le cinquième. L'Ennui.

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