Triste sire

3 minutes de lecture

Autrefois connu et adulé par les enfants, Isaac avait à coeur de faire rire, d'apaiser, d'aider à oublier les soucis du quotidien. Il appartenait à l'univers onirique et faire rêver était sa devise. À l'époque, lorsqu'il revêtait son costume de mime, qu'il s'élançait sur la piste en pédalant sur un monocycle ridicule, effectuait les plus beaux exploits de jonglerie, enchaînait les cascades et les boutades, entendait les éclats de rire, voyait les mirettes des enfants innocents s'illuminer quand il créait des chiens en ballons, il avait l'impression de voler au-dessus des nuages. Toutes ces ondes de bonheur et de plaisir emplissaient son être de félicité, stimulaient son imagination et donnaient vie à de nouveaux numéros toujours plus exhaltants. Oui, avant il était le roi du cirque...

Or, par la suite et avec l'évolution de la société, les clowns, les mimes tombèrent dans l'oubli, se retrouvant au rang de chauffeurs de salle, rien de plus. Pour quelle raison avait-on décidé d'envoyer ces professionnels du rire aux oubliettes ? Isaac était persuadé que c'était à cause de cette vieille légende urbaine, qui racontait qu'un clown meurtrier sévissait dans la petite bourgade d'Abancourt. Bilevesées ! Aucun clown n'avait eu comme idée d'assassiner des innocents ! Foutaises ! Il n'en avait cure de ces "on-dit" ridicules et ces légendes effrayantes. Il allait monter son propre spectacle et reprendre du service. À travers le rire, il redorerait le blason des ces tristes sires qu'étaient devenus les clowns.

Ainsi, pendant plusieurs lunes, il prépara sa représentation, rassembla idées, matériel et autres trucs dont il aurait besoin pour relancer la clownerie. De son garage, qui ressemblait davantage à un capharnaüm, il ressortit son vieux monocyle rouge, qu'il répara, ponça, lustra ; il redonna des couleurs aux quilles et aux balles de jonglerie, il recousit son costume élimé, cira ses grandes chaussures rouges, coiffa sa perruque bleue, nettoya ses pinceaux, dépoussiéra sa valise de maquillage. Dans un silence religieux, il composa son nouveau rôle.

Lorsque tout fut prêt, il se mit en quête d'une place sur laquelle il s'illustrerait. Des images de gloire, d'applaudissements, de cris de joie envahissaient sa tête. Une lueur dorée se dessina dans ses prunelles fatiguées. Gonflé de courage, il se rendit sur la place de la ville d'Abancourt. Au crépuscule, il installa sa petite roulotte et ameuta les gens par une musique entraînante.

Quelques badauds se rassemblèrent, curieux. Cependant, aucun n'affichait le sourire qu'il espérait voir se dessiner. À la place, des mines affreuses, dénuées d'émotion, des visages effrayés, des teints livides. Il n'abandonna pas son projet pour autant et démarra sa représentation.

Malheureusement, elle n'eut pas l'effet escompté. Personne ne rit, les enfants se mirent à pleurer, crier, hurler, s'époumoner. Les badauds, présents jusqu'alors, prirent la fuite, les volets des maisons se fermèrent et les lumières s'éteignirent. En un clin d'oeil, il passa de la lumière à l'ombre, de la joie à la tristesse, de l'envie au désintérêt. Sa musique sonna comme une marche funèbre, un son provenu de l'enfer, synonyme de sang, de mort. Ses accessoires perdirent leurs couleurs et le monocycle grinça dans la nuit, comme un écho sinistre.

Désespéré par tant d'ignorance, le clown fit face à la réalité et un feu se repandit dans ses veines. Une colère noire naquit au creux de son coeur, une idée de vengeance s'imposa dans son esprit, une envie de destruction s'empara de lui. Une rage folle venait de réduire à néant l'ultime espoir qu'il restait en lui. Puisque nous sommes plus que des instruments de mort, alors rendons la légende réelle, se dit-il. Il chiffonna sa perruque, les larmes coulant sur ses joues noyèrent le maquillage et creusèrent des sillons écarlates autour de ses yeux, sa bouche se tordit et arbora un rictus cruel. Isaac, dans sa folie, jeta ses affaires, s'empara d'une lame ridescente cachée dans sa malle, chevaucha son monocycle bringuebalant. Un pâle rayon sélénite lui créa un halo sépulcral et c'est entouré de cette auréole funèbre qu'il disparut dans la nuit, en quête de vengeance.

Le triste sire tuerait jusqu'au dernier des humains...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Zoe Deweireld ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0