Wayne IV

20 minutes de lecture

           WAYNE

Étrangement, je ne m'étais jamais demandé ce que pouvait ressentir un jeune homme en deuil dont la fiancée décédée quelques jours plus tôt débarquait soudain, réduite à l'état de simple marionnette de chair animée et docile.

Étrangement, j'aurais préféré ne jamais le savoir.

A l'époque, dans ce réfectoire, je l'avais simplement fixée un long moment avant de reprendre mon repas, décidant que mon esprit venait de passer un cap dans la folie. La sirène signalant un intrus dans le Deleus Garden, le silence qui s'était abattu sur le réfectoire, les regards braqués sur moi et sur l'apparition, tout ça s'effaçait de ma perception du monde sous les coups de fourchettes furieux qui venaient faire grincer le fond de mon assiette. Je refusais sèchement cette version de l'existence, tout ça était trop... trop. Mes dents s'abattaient froidement sur la nourriture comme si je déchiquetais là des lambeaux de cette farce qui se jouait sous mes yeux, chaque mastication résonnant dans ma tête, de plus en plus fort, accompagnant un larsen montant qui venait peu à peu presser mes tympans depuis l’intérieur, étouffant tout son, m'étouffant moi. Mon esprit en cet instant était devenu un volcan compressé dans une bille, et cette bille tournait en une valse maladive, de plus en plus vite, de plus en plus douloureusement.

Mon plateau repas finit par valser lui aussi très littéralement quand la tension devint insupportable. Je vis mon corps se lever et prendre la fuite, bousculant les autres pensionnaires, filant désespérément, faute de mieux, vers ailleurs, pour ne pas dire nulle part. Toutes les destinations de toute façon me semblaient alors haïssables.

Et elle, cette poupée macabre à l’effigie de celle que j'aimais, ce pied de nez mouvant à tout ce qui pouvait être considéré comme sacré en ce monde, elle me suivait. Son pas était souple, presque guilleret, et son sourire factice que j'avais eu le malheur d’apercevoir en vérifiant derrière moi me retournait l'estomac. Ma détresse prit des teintes de peur tandis que je fuyais corps et âme, bousculant jeunes et adultes, trop stupéfaits par la présence à mes trousses pour tenter quoi que ce soit. De toute manière, il n'y avait plus à mes yeux qui que ce soit pour me sauver, juste des obstacles.

Les allées du bâtiment bardées de portes, la tranche de marches d'escaliers sous mes pieds, ma respiration saccadée et brûlante, les protestations de ceux que j'envoyais paître dans ma course, tout ça se mélangeait en une bouillie informe pour mes sens paniqués. Il me fallait une destination. Une sortie.

Puis j'ai vu le plus beau tableau du monde.

Cette lueur encadrée au bout du couloir que je venais d'emprunter.

Pas la moindre pensée suicidaire ne justifiait que je choisisse l'issue qui m'était offerte alors par ce rectangle de lumière, mais je doute qu'il y ait eu de réelles pensées dans ce qui me servait de tête en cet instant. Il n'y avait que de la détresse et le désir impérieux de cesser d’expérimenter ce que j'étais en train de vivre.

Mon allure redoubla et je ne pris même pas la peine de me protéger de mes bras en percutant la fenêtre.

Je me souviens de la fraîcheur du verre contre ma joue.

De sa légère résistance avant de céder.

Du bruit coupant, des cris horrifiés de ceux qui assistaient à la scène.

De la chaleur de l'air estival sous le soleil de midi.

De ce moment de flottement où mes yeux se rouvrirent pour contempler le sol une trentaine de mètres en dessous de moi, puis le ciel d'un bleu si sombre qu'on aurait cru voir la mer des kilomètres plus haut, puis le sol un peu plus proche, puis le ciel tandis que je tourbillonnais vers l'impact, puis le sol plus menaçant, puis le ciel souillé d'une silhouette, puis une clavicule tandis que j'étais soudain plaqué à une épaule que je ne connaissais que trop bien.

Et ma danse aérienne vint s'interrompre bien plus doucement que je ne m'y attendais. J'étais figé, mais, dans mon champ de vision se trouvait un sourire sans vie qui se déforma en mots. Des mots qui finirent de m'achever, l'inconscience me happant dans la foulée.

- Je ne te laisserais jamais tomber, Wayne. ♪

- Ne me touche pas !

J'avais hurlé en me redressant dans un lit minuscule, dans un coin d'une pièce toute aussi minuscule qui baignait dans la lumière laiteuse de néon de labo serpentant sur les arêtes du plafond et privant de toute ombre cet environnement aseptisé.

La première pensée qui traversa mon esprit fut qu'il était fortement envisageable qu'il y ait de l'ombre sous le lit sur lequel je me trouvais. La seconde fut que ce n'était pas du tout ce que j'étais censé me dire en me réveillant d'un cauchemar atroce dans un lieu que je ne connaissait pas. Ma tête pivota pour inspecter le reste des lieux.

Ah.

Le cauchemar était toujours là, me fixant depuis l'autre moitié de la pièce, séparé de moi par une paroi de plexiglas renforcée, uniquement percée de trous d'aération.

Mon crâne retomba dans l'oreiller avec dépit tandis qu'un long soupir s'échappait de mes narines.

C'était donc ainsi. Je ne pouvais qu'accepter que tout cela soit vrai.

Une, deux, trois heures à fixer le plafond dans un silence morne. Abdiquer prend du temps.

- Emma… ?

Pas de réponse à cette question tremblante qui m'avait glissé des lèvres sans grand espoir. J'étais pourtant sûr qu'elle m'entendait.

- Emma, si tu m'entends, si tu es quelque part là-dedans...

Je ne savais pas quoi dire, alors j'ai dit ce que je ne savais pas que j'avais besoin de dire :

- … Pardon. Pardon d'être si faible, d'être si nul sans toi. Pardon de ne faire que prouver à quel point ce que tu pensais être un pilier n'était en fait qu'une béquille bien peu stable sans ton appui. Tu as filé sans prévenir et j'avais jamais imaginé ma vie au singulier. J'ai pas assez profité de ton rire, de ta voix, de tes bras. J'avais stupidement imaginé que j'avais l'éternité devant moi pour partager tout ça...

Les vannes étaient ouvertes et mes mots se déversaient tout autant que mes larmes.

- … Je peux même pas te venger. Ils m'ont dit que le mec qui t'a fauchée s'est planté trente mètres plus loin et est mort sur le coup. Je me dis que trente mètres, c'est largement ce qu'on aurait marché de plus si j'avais été avec toi. Avec tes petites jambes, tu râlais toujours parce que je ne nous faisais avancer trop vite et-

Les mots s'étranglèrent un moment dans ma gorge, m'obligeant à me crisper le temps que la vague passe. Quand je repris, ma voix était plus petite, plus aiguë, à moitié éteinte.

- Ça fait tellement mal, Emma. C'est tellement injuste. Je suis tellement impuissant. Et personne ne comprend. Personne ne veut savoir. Même ceux qui souffrent aussi de ton départ ne veulent pas partager ces choses avec moi. Et tous les autres... Tous les autres attendent juste que ma douleur passe. Que je sois à nouveau disponible pour d'autres choses. Ils attendent de moi que j'accepte que tout ça appartienne au passé ! Après si peu de temps Emma ! Mon deuil incommode le monde ! Les gens sont des enflures... Des enflures tristes qui ne comprendront jamais ce qu'on avait, Emma. Qui comprendront jamais ce qu'on a perdu.

A nouveau le silence. La rage dans ma voix en profita pour s'atténuer, tandis que je sentais un poids sur ma poitrine s'alléger un peu.

Le rideau tombait sur quelque chose.

J'en lâchais peu à peu les derniers pans auxquels je m'agrippais jusque-là.

- Tu te souviens, Emma ? De la comptine ? Moi je ne m'en souviens plus, mais toi je suis persuadé que tu t'en serais souvenue. Ça parlait de deux sauterelles... non, deux cigales, je crois. Et elles chantaient ensemble la fin de l'été, mais l'une cessait de chanter avant le crépuscule et l'autre alors chantait plus fort jusqu'à que la nuit tombe. Je me souviens plus des paroles, mais je pense que j'en ai peut-être compris le sens. C'étaient pas des cigales en fait, hein ? En fait, tu avais envisagé ce genre de situation. C'est pour ça que tu m'avais récité cette foutue comptine. C'était ça, l'expression concernée sur ton visage quand j'ai juste répondu que c'était une jolie comptine... Ça va être dur, Emma, sans toi. Rien ne sera plus jamais simple.

Ma tête pivota pour oser regarder vers cette Emma qui n'était pas vraiment Emma, mais son expression restait inchangée, son attention toute entière tournée vers moi, mais sourde à mes regrets, à ma détresse et à mes peines. Elle ne disait rien, restant plantée là oisivement, sans faire montre de volonté. Mais au moins je voyais encore une fois son visage.

- Hé ben, dis donc, c'est bien poétique, tout ça. Tu l'avais préparé à l'avance, ton discours, où tu caches de sérieux talents d'improvisation ?

La voix masculine qui avait grésillé à travers la grille du haut parleur que mon inspection succincte avait visiblement manqué me fit sursauter, éveillant immédiatement en moi une colère froide et silencieuse. Je venais d'être dépossédé de ce moment que je pensais intime, de ce dernier au revoir que je ne voulais que pour elle.

- Allez vous faire foutre !

- Tout doux, jeune homme, c'est pas une façon de parler à un aïeul.

La voix quitta le haut parleur pour finir sa phrase en passant une porte du côté d'Emma, émise par le rictus affable d'un homme typé africain ayant sans doute le triple de mon âge et portant l'éternelle blouse blanche que portent toutes les figures d'autorité qui attendent des personnes lambda une confiance aveugle, fortes de je ne sais quels diplômes. Son crâne rasé et ses fines lunettes reflétaient les néons et ses épaules carrées lui donnaient plus l'aspect d'un meuble que d'un humain.

« Aïeul », « docteur », je n'en avais rien à cirer. Son indiscrétion l'avait immédiatement classé dans la case « connard » à mes yeux. Il ne pourrait jamais oublier ce qu'il avait entendu. Je ne pourrais jamais lui pardonner. Cette rancune était inaltérable.

La petite plaquette attachée à sa poche pectorale stipulait « Pr. Emile Roland ». Le nom se grava dans ma mémoire tandis que sa voix fatiguée reprenait d'un ton bien plus morne qu'un instant plus tôt, comme s'il venait de dépenser toute l'empathie dont il était apte à faire preuve dans la journée :

- Tu sais, ton histoire à rien d'extraordinaire, c'est juste une variante de ce qu'ont vécu des milliards d'humains avant toi. Si tu penses avoir le monopole du désespoir, tu te mets le doigt dans l’œil, gamin. Enfin, tu peux continuer à pigner et à taper du pied si ça te soulage, hein, tu finiras bien par te lasser.

Connard.

Mon oreiller s'écrasa rageusement sur le plexiglass qui nous séparait, retombant mollement au sol sans retirer le sourire suffisant de celui qui s'approchait maintenant du cadavre vivant d'Emma qui pour sa part ne s'était même pas tournée vers lui, s'adonnant toujours à ce qui semblait être son occupation favorite, me fixer.

- Ne la touche pas !

- Ton amie ou ton Âme-I ?

Je n'étais pas dans les conditions mentales propices pour apprécier sa blague. Il s'en rendit compte et afficha une moue déçue avant de reprendre devant mon regard noir :

- Il faut vraiment que tu te calmes. Je suis celui en charge de vous examiner, toi et ton Âme-I. Je suis clairement pas la personne la plus réconfortante que tu aurais pu croiser aujourd'hui, mais moi au moins je te parlerai de façon honnête sans prendre de pincettes. Et navré si cela froisse ton fragile ego de post-adolescent, mais crois-moi, dans ces moments-là, c'est de ce genre de franchise dont on a besoin.

Sa main se posa sur le front d'Emma et mon sang ne fit qu'un tour.

- Je t'ai dit de ne pas la toucher !

J'avais aisément soulevé le cadre de lit en aluminium pour le balancer de toutes mes forces sur la paroi transparente, sans grand résultat. J'étais furieux, mais cela ne semblait pas concerner cet homme qui poursuivait son inspection, collant un patch de prise de température sur la joue d'Emma avant d'appuyer à l'aide d'un stylo sur l'un de ses ongles, vérifiant sa réactivité à la douleur sans obtenir le moindre résultat.

- Amusant que cela t'importune autant alors qu'il y a quelques heures à peine tu t'es littéralement défenestré pour lui échapper. D'ailleurs, ta créature t'a peut être sauvé de ton plongeon, mais tu as pensé au fait qu'il y avait potentiellement des gens dehors ? Un autre jeune de cette année qui était tout content d'avoir enfin reçu son Âme-I et qui grâce à toi a aussi reçu un débris de vitre de deux bons kilos sur l'omoplate. Bim ! Direct en soins intensifs, pronostic vital engagé. C'est pour ça que tu es en détention ici.

La remarque me fit l'effet d'une douche froide.

Je ne blessais pas les innocents. Ce n'était pas moi. Moi, j'étais cet enfant de flic qui avait reçu des valeurs inviolables. Moi, j'étais le gamin qui luttait contre ceux qui martyrisaient ses camarades les plus vulnérables. Moi, j'étais droit, bon et fiable. En tout cas, c'est comme ça que l'on m'avait élevé.

Le professeur Roland profita de mon silence abasourdi pour reprendre :

- Donc voilà ce que je te propose. Tu coopères gentiment avec moi pour ne pas aggraver ton cas et en bonus, si tu fais preuve de bonne volonté, je ferai en sorte de traiter ton Âme-I avec les égards que mérite sa nature particulière plutôt que comme un simple objet. Deal ?

Je ne voulais pas lui dire oui. Mais je n'étais pas en position de dire non. J'étais troublé, honteux, coupable. Machinalement, ma tête s'inclina en signe de défaite tandis que j'allais ramasser le cadre du lit que j'avais projeté, le déposant à son emplacement d'origine. Le scientifique afficha un air satisfait en prenant la tension d'Emma sans faire plus de commentaire.

Connard.

L'heure qui suivit se passa en silence, Emile Roland effectuant son analyse sous mon regard noir qui veillait à ce qu'aucun geste déplacé ne soit permis. Mais il tint sa promesse et quitta la pièce une heure plus tard, non sans m'avoir lancé en sortant qu'il serait de retour dans l'après-midi pour commencer à étudier les capacités de mon Âme-I.

Je voulais me persuader que les capacités de cette dernière étaient déjà claires. Rendre à nouveau mobile un cadavre était déjà quelque chose de suffisamment malsain pour ne pas pousser les choses plus loin, mais au fond je savais que je me leurrais. Ses déplacements derrière moi quand je fuyais, sa volonté de me protéger de ma chute, le fait qu'elle n'ait pas eu les jambes brisées par l'impact alors que mon poids entier reposait dans ses bras, la solidité de sa peau qui n'avait subi aucune coupure de la part de la vitre brisée alors que moi-même je sentais ma joue, mon cou et mes mains m'élancer à travers les bandages qui avaient dû être apposés durant mon inconscience.

Il fallait se rendre à l'évidence que ce n'était plus un simple corps humain qui se tenait silencieusement devant moi, de l'autre côté de la paroi transparente.

Stop.

Fermer les yeux.

Une pause.

Respirer.

Toutes ces émotions, ces bas et ces bas consécutifs étaient en train de me faire perdre pied. J'étais encore jeune, mais pas stupide au point de ne pas voir que la détresse m’empêchait de réfléchir correctement. Il fallait que je me refocalise. Que l'espace d'un instant, je parvienne à redevenir le Wayne d'avant. Le Wayne fonctionnel.

Un instant plus tard, le matelas était de retour sur le cadre d'aluminium du minuscule lit et j'étais installé en seiza sur ce dernier, droit, digne. Les doigts de ma main gauche allèrent se poser dans la coupelle formée par les doigts de ma main droite et mes pouces vinrent se joindre sans force au-dessus de ce nid, tout juste en contact, mon imagination glissant une feuille de thé entre ces derniers. Je devais la tenir mais pas la briser.

C'était Emma qui m'avait montré cette posture et la respiration qui l'accompagnait. Elle me l'avait fait adopter des dizaines de fois déjà, que ce soit avant un examen qui me stressait trop où quand je devais reprendre mon calme suite à une altercation.

Les paupières closes, une première inspiration emplit mes poumons mais celle-ci n'était pas importante, il fallait que je compte. Une deuxième inspiration, tout aussi gratuite et enfin une troisième plus lente. A partir de là, chaque soulèvement de ma poitrine devenait important. Je devais prêter attention en inspirant par la bouche à la sensation de l'air qui descendait dans ma gorge. Je devais sentir les muscles de mon ventre s'actionner tandis que j'envoyais cet air aussi bas que possible dans mon corps. Le frottement de ma peau contre le tissu de mon T-shirt. Le son que produisait le processus.

Puis je soufflais lentement cet air par le nez en visualisant dans mon esprit ce flux remonter le long de ma colonne vertébrale, suivre ma nuque, la courbe de mon crâne, passer sous mon front, entre mes sourcils en embarquant le poids sourd qui résidait régulièrement là, avant de s'échapper par mes narines.

Je réitérais ensuite le tout, autant de fois que nécessaire et je ne comptais pas.

Je ne savais donc pas combien de temps avait pu s'écouler avant qu'une sensation que je ne connaissais pas encore ne vienne ruiner mes efforts d'apaisement. Quelque chose venait d'entrer dans la pièce. Je ne comprenais pas comment je le savais mais si j'y avais réfléchi deux minutes à l'époque, j'aurais réalisé qu'il s'agissait là de la toute première expression de mon influx.

D'un bond j'étais debout, fouillant l'espace du regard durant une longue minute avant d'enfin remarquer ce qui n'allait pas.

De la poussière.

De la poussière sur les plaintes, sur les néons, sur le sol jusqu'alors impeccable. De la poussière qui tombait en une fine cascade par la grille d'aération. Ma mâchoire se serra tandis que je retournais m'allonger dans le lit, une nouvelle source d'irritation venant de s'ajouter à mon paysage mental déjà bien encombré. La poussière n'était pas le problème, c'était Elle. Pourquoi les gens s'acharnaient-ils à choisir le pire moment possible pour entrer en scène ? Et puis surtout Elle. Pourquoi Elle, maintenant ?

Je fis donc preuve de diplomatie pour tenter de repousser l'entrevue.

- Non. Juste non. Dégage. Vraiment.

J'entendais maintenant un frottement doux contre le sol tandis que la poussière se rassemblait quelque part dans la pièce, formant sans doute peu à peu une silhouette humaine qui reprendrait rapidement une consistance normale.

Bien sûr, je ne regarderai pas. Je savais très bien à quoi m'attendre.

Il ne fallut qu'une dizaine de secondes avant que plusieurs quintes de toux ne retentissent suivies de la douce mélodie rappeuse d'une voix abîmée par une consommation indécente de tabac.

- C'est comme ça que tu accueilles une vieille amie ? Une amie qui en plus a eu la politesse d'essayer de ne pas troubler ta séance de… quoi que ce soit que tu étais en train de faire.

- Le même genre de politesse qui a poussé l'« amie » en question à ne pas donner de nouvelles pendant plus d'un an ?

- Tu abuses... Dix mois tout au plus. Allez, Wayne, tu vas pas me faire la tronche pour ça quand même ? Promis on se fera un restau pour rattraper le-

- Jésabel ! Arrête. Tu crois que je vais avaler ça ? Accepter de te faciliter les choses ?! T'offrir une porte béante pour que tu puisses revenir me décevoir ?! Maintenant ?! La cerise sur le tas de merde ?!

- Parle moins fort, vieux... j'ai coupé les micros, mais la porte est pas bien épaisse.

Parler moins fort ? De toute manière, j'avais fini de parler tout court. Tout était dit et je n'avais aucune envie de converser avec une lâcheuse qui débarquait la bouche en cœur à un des moments les plus critiques de ma vie.

L'intruse que j'entendais maintenant marcher vers la paroi de plexiglass avait été mon amie autrefois. Il s'agissait peut-être de la seule personne que je connaissais avant Emma et qui était restée présente malgré la place colossale que prenait mon couple. A vrai dire, je n'avais jamais vraiment eu d'amis à part elle. C'était inutile après tout. J'avais Emma.

Jésabel était la fille de mon parrain qui avait malheureusement péri d'une rupture d'anévrisme peu après ma naissance. J'avais alors dû la côtoyer régulièrement quand mes parents la récupéraient à la maison, sa mère s'absentant parfois de longues semaines pour je ne sais quelles raisons qui n'intéressaient pas l'enfant que j'étais.

Les premières années de cohabitation avaient été compliquées, Jésabel prenant un malin plaisir à me martyriser, forte de ses deux ans de plus que moi. Elle me poussait à faire des bêtises, me mettait en danger en me lançant des défis stupides et se battait même avec moi pour un oui ou pour un non. Les choses se sont arrangées quand j'ai commencé à grandir et à la dépasser en taille. Ce n'est pas tant que la situation s'était inversée mais plutôt qu'elle m'avait laissé tranquille, occupée alors à subir les railleries des autres enfants qui trouvaient ses manières de garçon manqué et son embonpoint critiquables. Je m'étais alors fait son protecteur, m'assurant de fermer le clapet de ceux qui l'importunaient.

Et le temps faisant, nous avions fini par nous attacher l'un à l'autre.

Adolescente, elle avait pris une tangente qui ne me plaisait pas trop, traînant avec des jeunes peu fréquentables, fumant en cachette et mettant régulièrement le bazar dans le quartier. Malgré ça nous étions restés proches, son attitude s'adoucissant quand elle n'était pas en public.

Puis était venue sa majorité et l'obtention de son Âme-I, deux années auparavant. Nous l'avions accompagnée avec Emma jusqu'au multiped qui partait pour le Deleus Garden, et nous étions là aussi à son retour trois mois plus tard. Elle s'était jetée dans nos bras avant de nous montrer fièrement ses mains.

Pas d’Âme-I physique, mais deux trous béants au centre de ses paumes. Des stigmates.

Il s'agissait d'une déviance assez rare qui amenait l'Âme-I à se manifester directement au travers d'une modification du corps de l'hôte plutôt qu'en tant qu'objet. Elle jubilait, bien entendu, car cela lui garantissait quasiment un avenir radieux même si elle n'avait pas encore découvert l'effet exact de son don. Les stigmates étaient un laisser passer en or.

Elle était chez moi quelques jours plus tard quand son pouvoir s'était manifesté pour la première fois. Jésabel descendait une chaise de l'étage supérieur pour venir s'asseoir dans la véranda avec Emma et moi quand elle a trébuché. Nous avions accouru au bruit pour ne trouver qu'une chaise fracassée en bas des escaliers, des vêtements éparpillés et un nuage de poussière dans tout le cellier. Après une bonne demi-heure de panique et de recherche, nous avions fini par nous calmer, estimant que ses stigmates lui permettaient peut-être de se téléporter et j'étais en train de ramasser à la balayette l'étrange poussière qui s'était répandue au sol pendant qu'Emma appelait la mère de la disparue au téléphone quand ladite poussière s'était soudain rassemblée dans mes bras en une Jésabel, nue, et tout aussi surprise que moi.

J'ai pris deux gifles ce soir-là, et je pense toujours que ce n'était aucunement mérité.

Quelques mois plus tard, elle avait commencé à se faire distante. J'avais bien vu que quelque chose la travaillait, mais elle esquivait habillement le sujet, se mettant à disparaître sans explications pendant de plus en plus longues périodes, ne répondant quasiment plus aux appels jusqu'à couper complètement tout contact sans la moindre explication.

Quand Emma et moi nous étions rendus chez elle pour tirer les choses au clair, la maison était vide et la boîte aux lettres vierge de tout nom.

- Tu penses à quoi ?

L'idiote m'avait fait sursauter et je ne pus m’empêcher de lâcher un grognement en me retournant dans le sens opposé à la voix.

- Au fait que te voir à poil une fois et récolter une baffe de ta part et une autre de ma fiancée m'a largement suffi.

Il y eut un petit rire grinçant suivi d'une nouvelle quinte de toux derrière moi avant qu'elle ne s'approche pour tirer ma manche.

- Wayne, tu peux regarder, je maîtrise bien mieux tout ça maintenant, je sais protéger ma pudeur.

- Je connais tes plaisanteries malsaines, Jés.

- Nan mais je suis sérieuse.

Un soupir m'échappa tandis que je me retournais, osant doucement soulever une paupière pour jeter un œil à mon interlocutrice.

Elle avait changé.

Ses cheveux courts, autrefois noir de jais, avaient pris une teinte grise. Ses rondeurs s'étaient estompées laissant apparaître des muscles sec et une allure élancée. Son visage s'était lui aussi affiné, faisant ressortir une mâchoire que je ne pensais pas aussi anguleuse et des lèvres d'une finesse étonnante. Ses sourcils broussailleux n'avaient, eux, pas bougé d'un iota, de même que ses yeux qui affichaient toujours le même marron on ne peut plus banal.

Aucun vêtement en vue. Je faillis refermer immédiatement la paupière avant de réaliser que quelque chose cachait effectivement ce qui relevait du domaine du privé. Une épaisse couche de poussière recouvrait sa poitrine et ses hanches, me permettant d'enfin chasser la gêne qui m'habitait depuis son arrivée, mes deux yeux s'ouvrant complètement pour terminer mon inspection.

Des ongles taillés en pointes. Des dents limées pour les rendre plus tranchantes. Je savais ce que cela signifiait.

- Jésabel, je sais pour qui tu travailles.

Un air faussement ravi s'invita sur son visage mais il était clair à la tension de ses épaules qu'elle craignait ma réaction.

- Merveilleux, ça m'évitera quelques explications ! Elle veut que tu viennes travailler pour elle.

- C'est mort.

- Wayne, attends deux secondes avant de te braquer. La réalité est pas aussi simple que ta vision manichéenne des choses.

- Je m'en fous, je sais très bien pourquoi tu as soudain disparu des radars. Comment tu peux penser une seule seconde que j'accepterais de bosser pour cette foutue secte et sa timbrée de dirigeante ?! Tu me connais un peu ou est-ce que le lavage de cerveau qu'ils ont dû te faire subir a aussi fait disparaître ça ? Tu l'as oubliée, elle aussi !? Parce que j'ai pas l'impression que ça te fasse grand chose de la voir dans cet état !

J'avais pointé du doigt le cadavre animé qui nous observait depuis l'autre côté du plexiglass, le sourire toujours aux lèvres. Mon interlocutrice tressaillit, se ramassant légèrement sur elle-même, le regard fuyant. Je voyais sa bouche chercher des mots et ne pas les trouver, un abattement retenu s'installant peu à peu dans son regard.

- Je cherche à t'aider, Wayne... Crona Quiet a potentiellement des réponses pour toi vis-à-vis de tout ça, vis-à-vis d'Emma. Bien sûr que ça me touche mais là je suis infiltrée dans un bâtiment gouvernemental hautement sécurisé juste pour pouvoir te délivrer un message, j'ai pas la latitude de m’apitoyer contrairement à toi.

Je faillis la gifler, ma main s'arrêtant en pleine course tandis que je serrais la mâchoire avec véhémence, tentant de garder le peu d’intégrité qui faisait encore de moi celui que j'étais. Quelqu'un de droit. Quelqu'un de bon.

- Pars. Pars avant de ruiner à tout jamais ce qui pourrait encore nous lier, Jés.

Ma voix était grondante et mon regard suffisamment noir pour que mon ancienne amie batte lentement en retraite, les mains levées en signe d'apaisement.

- Ok. Ok, Wayne. Je pars. Mais réfléchis à ce que j'ai dit, s'il te plaît... Je suis de ton côté. Les choses sont compliquées et douloureuses en ce moment, mais j'espère que tu sauras éviter de tomber dans des pièges d'une stupidité grasse comme laisser les autres te dire ce qui est bien ou mal, ou plus ridicule encore, accepter de croire qu'un jeune aurait pu se trouver sous une fenêtre donnant directement sur le jardin privé réservé aux VIP en visite. Je te laisse y penser, Sherlock.

Elle adressa un petit signe de la main à Emma avant de se disloquer à nouveau et de s'évacuer sans un bruit par la bouche d'aération.

Mon sang bouillait.

J'avais compris.

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