Sans Défense Fiable

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Bien sûr, elle avait pleuré les premiers temps. Puis la rue l’avait enhardie, avait exacerbé la violence de son corps. Pendant que les larmes trempent ses joues, trainées salées, elle se rappelle. La dernière fois qu’elle avait chialé, c’était il y a six mois. Mais là, maintenant, elle craque. Les regards méprisants et condescendants que les passants lui jettent, de toute leur hauteur pressée, l’encouragent. La semaine dernière, son carton lui a été ôté. Par un autre sans-abri assurément. Chacun pour soi. Elle n’en a pas trouvé d’autre. Ne demeurent que les journaux putrides, sous son manteau, dans son pantalon quand elle saigne, dans ses baskets défoncées… Mais le froid lui colle à la peau, malgré tout. C’est la seule chose qui l’étreint encore, le froid. Les soubresauts des larmes se mêlent aux grelottements frénétiques. Elle sourit, de ses dents douloureuses, en pensant à un vieux conte triste. Je deviens folle ? Ça se pourrait… Les gens ont l’air de le croire. Fantôme frêle, et malodorant peut-être, malgré lui, contre le mur, à même le sol. Elle dit « bonjour madame », « bonne journée monsieur ». Ce sont eux les fantômes qui passent sans lui répondre et sans la voir. Seuls les enfants existent encore. Ils la pointent du doigt, ouvrent leurs yeux énormes, et questionnent maman, qui tire sur leur petit bras curieux. Ils apprennent vite à oublier, eux aussi. Elle a cessé de mendier, elle préfère garder son bonnet sur sa tête, elle voudrait empêcher ses oreilles de congeler. Les pièces se font rares anyway. Les passants ont peur qu’elle utilise leur argent pour boire. Qu’est-ce que ça peut leur foutre ? Qu’espèrent-ils qu’elle fasse avec 2 euros ? Ou peut-être qu’ils se sentent si impuissants qu’ils choisissent d’ignorer subtilement sa déchéance lourde et muette. Alors, quel résultat, monsieur, madame ? Elle crève la dalle, sur les pavés, sous les ponts et devant la cathédrale. Elle crève de froid, elle crève d’hystérie, elle crève de solitude. Elle caresse son désespoir, âpre… Douceâtre. L’oubli refuse de s’infiltrer dans ses neurones. Elle se souvient parfaitement du soir où cet autre clodo l’a traînée derrière les poubelles, dans la ruelle. Elle a crié, elle a souffert. Il a joui, il l’a volée. Il est parti. Elle se souvient parfaitement du jour où cette adolescente plaquée bling bling lui a craché au visage. Et cette bande de voyous qui la tabassent parce qu’elle ose survivre. Sera-t-elle morte demain ? Demain, ça lui fait peur. C’est pour ça qu’elle pleure, aujourd’hui. Elle comprend qu’elle est condamnée à pourrir lentement dans son coin. Les bénévoles, les associations osent à peine l’approcher, elle a l’air démente, elle ne fait plus pitié, elle n’est pas jeune. Elle leur inspire juste du dégoût. De toute façon leur aide est bien trop pâle, une simple esquisse qui peine à changer quoi que ce soit. Mais comment faire autrement ? Au fond, ils doivent se dire que si elle est là, c’est de sa faute. Elle a raté sa vie. Elle sourit, à nouveau, en pensant qu’elle ratera aussi sa mort. Mais assez pensé, assez pleuré. Elle doit trouver un banc pour dormir. Ou quelque chose à brûler pour se réchauffer, ce soir encore…


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