PASSÉ

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Augustin nous rejoint une vingtaine de minutes plus tard. Nous nous installons ‘’confortablement’’ autour de son lit d’hôpital, et elle débute enfin :

« J’ai rencontré ma meilleure amie en 2ème année de primaire, on avait 7 ans. Elle s’appelait Anna… »

***

[12 ans plus tôt. Ecole primaire. Cours de récréation.]

Une petite fille brune s’approche d’une de ses camarades. Celle-ci, assise sur une souche d’arbre, regarde le ciel, ses cheveux colorés ondulant au grès du vent. Elle est seule, elle respire la solitude, à croire que le monde entier l’a exclue.

La petite fille s’approche sans crainte et sans aucune entrée en matière :

« Tu veux être mon amie ?

_ …

_ Eh ! C’est à toi que je parle !

_ … Pardon ?

_ Tu veux être mon amie ?

_ …Oui.

_ Okay ! On joue à pierre-feuille-ciseaux-tu-perds-je-te-bourinne ?

_ …Ok. »

[8 ans plus tôt. Ecole primaire. Cours de récréation.]

« Tu veux faire partie de mon gang ?

_ Vous êtes déjà nombreux ?

_ Que toi et moi pour l’instant.

_ Oh là, doucement, j’ai pas dit que j’acceptais !

_ Ça te tente si peu ?

_ …non.

_ Alors tu acceptes ?

_ …oui !

_ Nickel : on va régner sur la ville, tu verras !

_ Euh… Il s’appelle comment notre gang ?

_ Beasts. Ça te va ?

_ Euh… on peut pas rajouter un mot mignon ?

_ Comme ?

_ Tigre ? C’est trop chou un tigre…

_ Okay: Tiger Beasts, t’aime ?

_ Carrément !

_ D’acc’ : on part recruter maintenant ? »

[8 ans plus tôt. Square du Quartier Est.]

« Règle n°1 : on fait ce qu’on fait juste par plaiz. Pas pour l’argent, la gloire, ni quoi que ce soit. On se bat que si des connards nous attaquent ou veulent nous taper. Okay ? »

_ Okay !

_ D’acc’ !

_ Ok.

_ Règle n°2 : on est pas des fiottes ! Si jamais on se fait avoir, d’une façon ou d’une autre, on doit surpasser ça : on doit abîmer personne ni s’abîmer soi-même. Promis ?! Souvenez-vous que les sentiments sont la pire des solutions. Okay ?

_ Okay !

_ D’acc’ !

_ Ok.

_ Règle n°3 : on garde le Clan secret, personne à part nous quatre ne doit savoir qu’on fait partie d’un gang. Ça en va pour la sécu perso et pour celle du groupe. Okay ?

_ Okay !

_ D’acc’ !

_ Ok.

_ Règle n°4 : les trois règles précédentes sont à respecter intégralement. On ne peut rajouter de règles qu’avec l’accord de tous les membres du groupe. Pas de droit à la majorité ou autre connerie de ce genre. Okay ?

_ Okay !

_ D’acc’ !

_ Ok. »

[8 ans plus tôt. Sortie des écoles.]

Le jour du premier combat… Si seulement ces gamins y étaient préparés. Ils se promenaient pas en disant à tout le monde qu’ils faisaient partie d’un gang, mais des grands se sont pointés un jour de sortie des classes.

Ils sont arrivés avec leurs airs provocants et leurs poings prêts à tout. Les premiers coups échangés ont fait mal, très mal… Trois d’entre eux sont tombés au sol. Seule la fille aux cheveux colorés est restée sur ses pieds, les poings levés, le regard plein de défi.

Elle frappait un coup rapide avant de se reculer pour éviter les coups des plus grands. Mais à quatre contre un, le combat était inégal… Elle a rejoint ses amis au sol. Le combat était perdu, mais elle avait gagné le respect des autres et était devenue la « Chef ».

[3 ans plus tôt.]

Les années passent, les combats aussi. Le Clan s’agrandit et se fait connaître, il devient plus grand et plus fort, près de 20 personnes le rejoignent. Le Duo Infernal est alors connu dans toute la ville : deux monstres de combat… Deux tigresses. Des adversaires de taille pour ceux qui osent.

Des gamines de 15 ans, un gang de gamins, les adultes leur rient au nez et les frappent quand ils sont bourrés. Un gang de gamins qui frappent pour s’éclater, pour foutre des raclées aux connards qu’ils aiment pas. Des gamins paumés, qui trouvent du réconfort, une famille dans ce gang qu’ils disent pacifiste. Des orphelins, des enfants battus, des ainés de 5 frères et sœurs…

La violence semblait une réponse idéale. Oublier ses soucis en donnant des coups, en évacuant dans la baston… Une bouée de sauvetage bienvenue chez ces jeunes en pleine construction identitaire.

La rencontre avec ces garçons a tout changé…. 17 ans, bientôt 18 : la promesse de la liberté de la majorité, l’amour, les sentiments, la séparation, la colère, la jalousie, l’alcool, la drogue et la violence. Un triangle amoureux, voire quatuor qui termine en bain de sang : ce connard de Seven, amoureux pervers et obsédé, et Gabriel, petit ami attentionné, charmeur et violent. Anna était entourée des deux.

Une autre fille était amoureuse, passionnée, une certaine Juliette. Elle était à la tête d’un gang d’une centaine de gars : un gang de corrompus hérité de son père, policier. Une salope qui a provoqué Anna en duel perdu d’avance quelques semaines après qu’elle sorte avec Gabriel : elle était peut-être forte en combat singulier, mais elle n’était pas championne de boxe. Rachel non plus.

Elle a tendu son piège comme une araignée : elle attire, elle attend, elle gagne. Elle a gagné, ce qu'elle voulait s'est réalisé : sa pire ennemie a disparue... D'une façon comme d'une autre, ça revenait au même.

Elle les a pris par surprise au sortir des cours, un vendredi soir. Ils empruntaient toujours le même chemin, avec ses ruelles mal éclairées et ses passants infréquentables.

Elle les a pris par surprise dans l'une de ces ruelles. Accompagnée de plus d'une vingtaine de ses compères... Experts en combat, eux aussi.

Un massacre, dès le départ. A 8 contre 25, seuls les plus forts résistent… Elles se retrouvèrent vite à deux. Les corps s’empilaient au sol. Les gens mouraient, se vidaient de leur sang dans le caniveau : ce combat n’excluait pas les armes blanches.

Rachel a essayé, tout comme Anna, de mettre à terre, ne serait-ce que de faire ployer le genou de cette meuf, mais ça n'a pas été concluant.

Elle a gagné. Elle a d'abord mis Rachel inconsciente, pensant même l'avoir tuée sur le coup, puis elle est attaquée à Anna. Un combat sans honneur. Elle ne lui a laissé aucune chance : un pistolet. La pire des insultes dans un combat de rue. L’autre tomba après un boum retentissant.

Elle s'est vidée de son sang, dans la douleur et la solitude. Seule à souffrir entourée de ses amis, morts. Elle n'a même pas remarqué Rachel et son souffle régulier. Faible mais régulier.

Elle ne l'a pas remarqué, comme beaucoup d'autres choses : elle ne voyait plus rien. Ses yeux se voilaient doucement. Comme si la mort ne voulait pas la brusquer, seulement s'emparer d'elle.

Elle partait. De plus en plus loin. Jusqu'au point de non-retour. Elle était morte. Raide.

C'est la première chose que Rachel avait remarqué en se réveillant quelques heures plus tard. Le visage et le corps tâchés de sang. L'unique survivante de ce massacre. Une chance ou une malédiction ?

À voir la vie qu'elle a passée par la suite, il faut croire que c'est un peu des deux : elle est devenue alcoolique, a abandonné son clan, sa vie sociale, mais a rencontré Georges et tout est allé mieux. Elle est retournée au gang, elle a renoué avec ses amis.

Georges est presque un Messie, un Sauveur, et c'est sûrement pour cette raison qu'elle tient autant à lui...

***

« Voilà, vous savez tout maintenant... »

Je reste sans voix : je ne pensais pas qu'elle avait autant souffert pendant ces quelques mois avant notre rencontre. Je pensais bien qu'il lui était arrivé des tracas, mais de là à imaginer ça... L'idée même de son appartenance et son leadership d'un gang de baston ne me serait jamais venu à l'esprit, donc imaginer les souffrances physiques et morales qu'elle a pu endurer...

Augustin reprend ses esprits avant moi :

« Pourquoi tu nous as pas dit ça avant ? On aurait peut-être pu t'aider d'une façon ou d'une autre...

_ Pour tout vous dire, j'avais extrêmement peur de vos réactions, j'avais peur que vous me rejetiez...

_ Ouais, bah c'est pas le cas, donc tu peux être rassurée.

_ Oui… merci les gars. »

Elle nous invite à rester la soirée à l’hôpital, dans la limite du possible, histoire de passer un peu de temps ensemble. Nous acceptons instantanément.

Nous entamons donc une soirée à trois, remplies de discussions comme habituellement, et surtout remplie d'un sujet qui nous intrigue : son ancienne vie.

Elle en parle avec une certaine simplicité, ce qui me choque un peu au début, mais je comprends par la suite que c'est signe d'auto-acceptation : elle a accepté de nous en parler, et n'a pas l'intention de revenir sur sa parole. Elle tient toujours ses promesses.

J'apprends alors beaucoup de choses sur elle : elle est issue d'une famille assez pauvre, qui l'a vite délaissée au profit de trafics divers, la mettant dès son plus jeune âge au contact de la pauvreté et de la corruption, cet aspect de la vie qui la dégoute encore aujourd'hui. De plus, elle est la deuxième fille d'une lignée de trois enfants, la seule encore vivante, son frère et sa sœur étant décédés quelques années auparavant d'overdose. Un climat familial complexe...

Elle s'est élevée et s'est protégée seule du monde avant sa rencontre avec Anna, la première personne qui l'a accompagnée dans la vie et qui l'a aidée à surmonter différentes épreuves et passages obligatoires (comme ses premières règles ou son premier baiser). Elle a vécu la majorité de sa vie chez sa meilleure amie, dans une famille aisée qui l'a adoptée à l'âge de 10 ans, à la mort de ses parents.

Elle a vécu heureuse avec eux, et vit toujours heureuse en leur compagnie : malgré la perte d'Anna, elle entretient encore des liens avec eux, c'est sa famille après tout. Ce sont des personnes attentionnées qui l'ont encouragée dans sa scolarité et ses ambitions professionnelles : le métier de restauratrice. Ce sont de bonnes personnes qui lui fournissent les moyens de subsister dans ce monde où l'argent régit tous nos faits et gestes, où la corruption est source de pouvoir.

Malgré tout, j'ai aussi appris qu'elle avait vécu des passes difficiles, outre la mort de sa famille à laquelle elle n'était pas forcément attachée. J'ai appris qu'elle avait eu des problèmes relationnels dès le départ : les garçons avec qui elle se liait se jouaient d'elle et de ses sentiments, elle n'a jamais pu entretenir une relation stable et juste.

La vie est une pute quand on y regarde bien.

***

Je réponds à toutes leurs questions, des plus futiles aux plus importantes. Je déballe tout. Et ça fait un bien fou. Partager ce passé, ces expériences avec ces personnes à qui je tiens autant que mes meilleurs amis... C'est tellement agréable de perdre ce poids insoutenable de ma poitrine. Rien que pour cette raison, je les aime un peu plus : ils ne m'ont pas jugée, rejetée ou même insultée. Non. Ils ont fait comme si tout ce que je venais de leur avouer faisait partie de moi depuis le début. Ils ont bien sûr pris mes aveux en considération, mais ils n'ont rien changé.

J'aime beaucoup trop ces deux hommes...

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