Au bord de l'eau

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Les pages commencent à me manquer. Pourtant, je ne compte pas raccourcir les instants de vie qu’il me reste et dont je profite du mieux que je peux. Cela fait plusieurs jours que je me rends sur un pont qui ne relie aucune terre d’un bout à l’autre. Ce ne sont que des planches liées par le destin. Elles sont là pour me porter jusqu’au milieu de l’étang, là où l’eau est assez profonde pour s’y engouffrer tout entier. J’ignore ce qui guide chaque jour mes pas jusqu’au bord de ce pont. Plus je me pose la question, plus les réponses s’éloignent de moi, hors de portée à mesure que je cours vers elles.

C’est arrivé il y a trois jours alors que je me baladais dans un parc grouillant de monde, en un après-midi ensoleillé. Je me souviens que je marchais à contre-courant, que j’aurais pu perdre l’équilibre tellement j’étais bouleversé. Les vieux sacs d’os et de chair comme moi peuvent marcher en plein milieu de la route sans une once de regret ou d’inquiétude. Je me souviens aussi de ces jeunes gens allongés dans l’herbe, à lire, discuter et se prélasser, de cet enfant sur sa trottinette qui ne regardait pas devant lui, suivi de loin par son père en jogging, hurlant son prénom. Et les pétales de cerisier tombaient comme une pluie légère. On aurait dit des plumes roses. Tandis que mon regard parcourait l’horizon, ce chemin de bois m’attendait. Le pont sans fin était là, comme une tache au beau milieu du décor champêtre de bon vivant. Il n’avait rien à faire ici. Je me suis même demandé s’il était réel. J’ai été attiré, d’une façon ou d’une autre, jusqu’à lui, malgré le vent qui tentait de me repousser. Je ne me suis pas défilé, j’ai tenu tête et j’ai avancé. Le sujet du pourquoi et le sujet du comment ne m’ont pas traversé l’esprit. Pour tout dire, je crois que l’espace de quelques minutes, mon esprit m’a laissé sur le banc de touche.

Quand je suis revenu à moi, j’étais assis au bord du pont. Mes mollets pendaient et mes chaussures de marche effleuraient la surface de l’eau. Le dos voûté, je me suis mis à explorer l’environnement, seulement avec mes yeux. Le soleil était à ma droite, partiellement caché par de grands arbres en forme d’épées. Les nuages avaient ce tempérament que je préférais : petits et blancs comme neige, faciles à dessiner. Un ciel bleu turquoise, une couleur de fiction, occupait tout l’espace, imposant. Pas une trace d’avion ne venait gâcher cette toile immaculée du moindre défaut, plus lisse que la peau des nourrissons. Soudain, les soubresauts de deux canards m’ont surpris. Je les ai regardés battre des ailes, leurs palmes courir sur l’eau, jusqu’à ce qu’ils prennent leur envol. L’un des deux a rattrapé l’autre et ils ont fini par se chamailler. Leur caprice a fait voler en éclat le silence qui régnait en maître. Il a suffi de deux petits canards pour qu’il s’échappe. Le silence est bien peureux, mais j’appréciais sa compagnie. Peut-être reviendra-t-il, ai-je pensé. Ensuite, le vent s’est amusé à secouer l’eau, éclaboussant mes chaussures au passage. Il l’avait fait exprès, l’insouciant qui n’écoute rien ni personne. Il en profitait pour balayer mes cheveux maigres et cassants. Leurs frottements m’ont fait penser à de la paille. J’ai eu l’impression de m’être transformé en épouvantail. A quoi sert un épouvantail sur un point d’eau ? En plus, je ne voyais aucun poisson à surveiller, seulement quelques canards. Après le départ des oiseaux, je me suis demandé ce que je faisais là. Le pourquoi est arrivé, et je n’avais pas envie de le voir. Pour une fois que je trouve un endroit qui me tire de mes remords quotidien, il a fallu que mon esprit revienne à la raison. Le repos n’a pas été bien long.

Seulement, quand je suis assis au bord de ce pont, je suis comme au bord d’un précipice. Je suis libre de sauter. Je suis libre de contempler le paysage, de dormir le dos droit ou de parler tout seul. A cet endroit précis, l’atmosphère change, comme si des sens inconnus jusqu’à lors m’emportaient tout d’un coup. Je n’ai plus besoin de respirer et je n’ai plus mal au dos. Je n’ai pas ressenti une telle quiétude depuis… Je me répète, je le sais, et les pages me manquent aussi. Mais c’est plus fort que moi, je suis retourné m’asseoir au bord du pont les deux jours suivants.

Aujourd’hui, le programme était le même : m’installer à mon poste d’observation et méditer. Seulement, quand je suis arrivé au parc, j’ai vu quelqu’un assis à ma place. Je n’ai pas réfléchi davantage, j’ai couru jusqu’à lui, du moins j’ai accéléré la cadence, si bien que j’ai dû reprendre mon souffle à une vingtaine de mètres de la ligne d’arrivée. C’est là que je l’ai vue. Au bord du pont en bois, une jeune fille aux cheveux courts était assise en tailleur. Elle tenait un carnet entre les mains, ou bien un livre. Elle me tournait le dos, je ne pouvais pas en savoir plus. Je ne voyais même pas son visage. La voir ici m’a déboussolé. Jusqu’à maintenant, je pensais être le seul à avoir connaissance de ce coin de paradis. Je croyais que j’étais le seul à ressentir la matière première du bonheur. Quelqu’un d’autre a découvert l’existence de ce pont que je croyais être le seul à connaître. Et puis, j’ai regardé autour de moi. L’étang, les sentiers, les arbres, le monde. Je me suis trompé au sujet du pont. Il a sa place dans ce décor. Il est le noyau du parc, celui qui nous rappelle que nous sommes libres. Finalement, je suis content que quelqu’un d’autre s’en inspire. J’ai fait mes adieux au silence, au vent et aux oiseaux, et j’ai fait demi-tour, en quête d’un nouveau souvenir à inscrire dans mon journal. En y pensant, je me dis que si ce pont était le dernier de mes souvenirs, j’en serais satisfait.

14 mai 2021

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