Le gilet jaune

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Une rue manifestant, bourrée de piétonnes. Un journaliste s’avance, fier et impartial.

– Bonjour, vous êtes un gilet jaune ?

– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

– Votre gilet jaune.

– Alors dans ce cas, bien sûr !

– Mais êtes-vous un véritable gilet jaune ?

– Je crois que c’est à mon gilet qu’il faudrait poser la question.

– C’est ce que je fais, mais il n’y a que vous qui répondiez, c’est agaçant ! Quelles sont vos revendications ?

– Premièrement, j’aimerais que soit interdit l’usage des LBD 40.

– Quelle drôle d’idée ! Vous les pourfendeurs de la loi vous vous réfugiez derrière elle pour devenir des parangons de la censure. Les LBD 40, et pourquoi pas interdire le sel ou le sucre tant que vous y êtes ?!

– Ce sont des armes qui sont utilisées pour tirer sur des manifestants.

– Définir n’est pas raisonner, avec quoi préfèreriez-vous que l’on vous tire dessus ?

– Je ne suis pas une cible.

– Mais vous êtes un manifestant ?

– Bien sûr.

– Pourtant vous venez vous même de dire à l’instant que des armes étaient utilisées pour tirer sur des manifestants, alors ?

– Mais alors quoi ?

– Ça ne vous paraît pas bizarrement contradictoire à vous ?

– Je ne suis pas sûr de voir où vous voulez en venir.

– C’est bien ce qu’il me semblait, tout ça n’est pas très réfléchis… Dites-moi franchement ce que vous voulez, ça ne pourra pas être plus grand-guinolesque que vos élucubrations.

La piétonne plonge quelques instants son regard rêveur dans l’azur du ciel avant de répondre, d’un ton rasséréné :

– Être libre.

– Mais c’est très bien ça ! Voilà. Vouloir, c’est pouvoir : vous êtes libre !

– Hélas, ce n’est pas comme ça que ça marche.

– Je crois que vous n’êtes pas d’accord avec vous-même. Ce qui est bien dommage car moi je le suis, nous aurions pu nous entendre.

– La liberté individuelle n’est pas une affaire de définition ou de sensations.

– C’est exactement ce que vous diriez si vous étiez - pour dieu seul sait quelles raisons - décidée à vous opposer à moi. Dans ces conditions, votre opinion ne peut nécessairement pas être objective. Alors vous filoutez pour fuir vos responsabilités.

– Vous croyez ?

– Je vais même vous en faire la démonstration !

Le fier journaliste invite la piétonne à échanger son micro contre son gilet pour quelques instants.

– …

– Je ne peux pas parler, car je ne peux pas répondre à une question qui ne m’a pas été posée. Comme je suis un gilet jaune, je ne suis pas un journaliste. Et comme nous sommes deux et que parmis nous se trouve un journaliste, alors c’est à vous de parler et de me poser des questions.

– À quoi est-ce que ça rime ?

– La dîme ! La frime, le crime ! Les jaunes voient rouge. Les fripouilles de la magouille bégaudent tandis que le fier cœur de la nation s’exprime. Son sang ne s’essouffle ; jamais !

Le journaliste semble surprise et demande :

– Et qu’est-ce que vous voudriez changer ?

– Tout ! Rien ! Car l’impermanence est la seule chose qui demeure. La demeure de mon père, ce manant en imper qui ne chausse rien du tout.

– Ce que vous dites n’a aucun sens !

– Parfaitement ! Notre combat est un combat pour le sens. Notre guerre est contre l’amoralité de la guerre que nous menons contre le sens de la morale guerrière. Nous n’en voulons plus ! Nous voulons plus de sens et moins de conflits !

– Alors vous vous battez ?

– Tout à fait ! Nous nous battrons jusqu’à la mort pour préserver notre mode de vie.

– Et après ?

– Nous mettrons des gilets en cachemire.

– De quelle couleur seront-ils ?

– Il y aura des motifs dessus.

– De quelle couleur seront les motifs ?

– De la même couleur que la laine qui se trouvera à l’extérieur des motifs.

– Comment ferez-vous la différence entre les deux ?

Le gilet jaune pouffe et tapote l’épaule de son interlocutrice de façon condescendante.

– Allons ma brave ! Je sais quand même faire la différence entre une couleur et un motif.

– Les gens ont le droit de savoir ! Comment faites-vous ?!

– C’est très simple. Si je vous le montre, c’est un motif. Si vous la voyez, c’est une couleur.

– Je crois que j’ai compris.

– Alors vous devez sans doutes faire erreur car c’est très simple. Mais parlons d’autre chose.

– De quoi voulez-vous parler ?

– De vous. J’aimerais que vous me parliez de ce dont vous avez le plus envie de me parler.

– Ce n’est pas de moi dont j’ai le plus envie de vous parler.

– De quoi donc alors ?

– De vous.

– Et pour dire quoi ?

– Votre secret.

– Si j’vous le donne ce sera votre secret.

– Tout à fait.

– Je ne vais quand même pas trahir votre secret !

– Si, faites-le pour moi.

Le gilet jaune recule d’un pas. Il prend une grande inspiration et révèle

– Je suis le gilet jaune.

– Vous êtes le et pas un ?

– J’étais un parmis les, puis le sur le dos. Maintenant, le dos est "out" et le est seul. Seul au milieu des uns.

– Ils sont nombreux les uns ?

– Je suis le seul à ne pas en être un.

– Ça vous fait souffrir ?

– Cette foule d’esseulés essouffle mes sens, je cris, je pleure, j’agonise et j’exulte. Heurts après heure, je me répands de tout mon vide et devinez quoi ?

– Quoi ?

– Rien.

– Rien du tout ?

– Rien du rien.

– Merci de me confier tout ça.

– Ce n’est rien.

– Je ne vous permet pas de dire ces choses, c’est tout ce que j’ai !

– Ce n’est pas grand chose.

– C’est ce que vous diriez si vous étiez en train de changer d’avis. Et comme toutes les personnes qui ont un nouvel avis vous devez être aussi convaincu que vous l’étiez pour le précédent que cet avis est le bon. En vérité, la seule chose dont vous puissiez être sûr à ce stade c’est que vous vous trompiez, que vous vous trompez et que probablement vous vous tromperez si vous continuez à vous borner dans cette voie.

– Vous avez raison, que faire ?

– Soyons d’accord.

– Parfait ! Et ensuite ?

– Sommes-nous vraiment d’accord ?

– En tout cas, je suis d’accord pour qu’on le soit.

– Moi aussi. Cela suffira-t-il ?

– Nous devons essayer.

Le gilet jaune prend les mains du journaliste. Il dit :

– Je suis un journaliste.

– Je suis le gilet jaune.

– Je suis un gilet jaune.

– Je suis le journaliste.

– Je crois que nous sommes sur la même longueur d’onde, échangeons une nouvelle fois nos habits.

Le gilet jaune quitte le dos du journaliste tandis que son micro lui revient.

– Nous disions donc, qu’est-ce que vous voulez ?

– La même chose que vous.

– Oui mais qu’est-ce que…

À ce moment très précis, deux tirs de flashball simultanés atteignent nos deux interlocuteurs et la conversation prend fin dans une gerbe ocre-azur.

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