Électre

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Sur le bord de l'autoroute galopent les ford mustangs. Chevaliers, motards, apôtres, missionnaires, fonctionnaires et prêcheurs de désert... Tous voyagent au soleil entre ciel et poussières. Mais quand le chemin est long, on cherche parfois à la faveur de midi un lieu propice au ravitaillement. Les moteurs se coupent sur le parking du relais Mycène. Et c'est dans ce snack bar que commence notre histoire.


Elle verse du café à n'en plus finir de tasse en tasse. Son corps serré dans une robe bleue estampillée du nom de l'établissement, un badge épinglé au dessus du sein avec écrit « Électre » dessus. Des fois qu'on la remette pas ; ou pour créer un sentiment de proximité entre serveuse et clients. Un rapport asymétrique qui a le vent en poupe à coup de mains aux fesses et de clins d’œil huileux.
Elle verse du café et il est bientôt midi. Les habitués sont arrivés. Elle ne sait jamais d'où ils viennent ou reviennent, mais toujours ils semblent usés par la route. Jésus, assis au bar, une croix en plastic vert autour du cou, lui sourit doucement, mais sans les dents, avec sa barbe de mille ans. Il tend sa tasse avec un regard infiniment triste de chien battu. À la table ronde, les chevaliers se réunissent et bavassent, s'énervent parfois, parlent fort. Électre les sert, comme à son habitude, avec l'envie de pleurer qui lui mord les cils.

À midi elle se trouve en rade de café. Elle embrasse la salle d'un regard las.

« Ma-demoi-selle s'il-vous-plait, mon ca-fé. »

C'est le fonctionnaire, dans son costume démodé au pantalon trop court. Son petit sourire mou sous sa moustache, ses yeux perçants sous ses lunettes à monture dorée et sa manie d'articuler avec minutie et méticuleusement comme si le monde entier était trop bête pour entendre le sens profond de ses paroles. Électre disparaît dans la réserve.

Alors qu'elle cherche ses dosettes dans les cartons de livraisons, elle entend glousser sa mère dans le bureau. Puis des choses tombent, des mots d'une douceur obscène, des jappements partagés. Le cœur d'Électre se retourne, lui fait violence. Elle a envie de hurler, de s'arracher les cheveux, d'y faire pousser des serpents et de les changer en pierre, elle, Clytemnestre, et lui, son amant. Mais elle remet ses cheveux derrière ses oreilles et lutte pour ne pas pleurer comme une conne dans la réserve d'un snack ringard au milieu du désert.

En salle, rien n'a changé. Jésus lui sourit, toujours sans les dents, comme s'il comprenait quelque chose de plus qu'elle. Le roi Arthur essaie de garder le cap, le fonctionnaire compte les serviettes. Électre remet la cafetière en route.

« Mon café ma-demoi-selle, vous n'avez pas oublié ? »

Elle s’essuie les yeux.

Il est midi et des poussières quand soudain la porte vitrifiée du snack saute en pluie de verre sous la violence un coup de feu. La cafetière s'échappe des mains d'Électre et s'éclate sur le sol en même temps qu'un cri franchit ses lèvres. Les chevaliers sursautent, le fonctionnaire se réfugie sous le comptoir, Jésus ne bouge pas. Il connaissait déjà la fin.

Droit et dantesque au bout du canon de son fusil à pompe un homme, entre dans le snack. Ses cheveux longs et noirs flottent sauvagement autour de son visage. Ses lunettes noires, ses vêtements noirs, ses bottes noires grincent sur les débris de la vitrine. Il avance d'un pas et Électre se précipite à son cou. Elle n'a pas besoin d'un badge accroché au-dessus du sein pour le remettre.
« Oreste ! »

Il la prend par la taille et lui baise le front comme à une enfant.

« Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? »

Clytemnestre qui siffle entre ses dents.

CLIC CLIC BANG BANG.

Le cœur d'Électre, tout retourné qu'il était, a saisi l'arme de son frère et a tiré en plein dans le mille. La tête de Clytemnestre s'est jetée en arrière comme pour se dévisser de ses épaules. Tout son corps a suivi et s'est écrasé à la renverse dans la flaque de café.

Électre baisse le fusil car ses bras tremblent. Oreste le lui prend.

« Attends-moi dans la voiture. »

Il la pousse au-dehors et se pousse au-dedans, dans la réserve où l'attend le courage d'Égisthe. Elle a tout juste le temps de lancer un dernier regard au bar du snack que le coup part. À travers le trou dans la vitre, Jésus lui sourit, avec les dents. Le pouce de sa main droite levé vers elle.


Ils filent à la vitesse du vent, calés sur la banquette d'une ford mustang. Le ciel est infini au dessus de la route. Électre pleure enfin, le bras tendu à l'extérieur du véhicule. Le désert immense emplit ses yeux de rêves. Ses iris en corolle n'en peuvent plus de liberté. Un coyote hurle quelque part, elle lui répond d'un cri. Cela fait rire Oreste. Mais pas longtemps. Car sur l'autoroute de poussière, ils le savent, on va on vient. Et c'est rarement la fin.


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