Seconde vente

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Peu à peu, les cinq brisées disparurent. Les potions des Sel pour contrer la peur fonctionnaient, les humaines sentirent la différence dès le jour où elles ne la reçurent plus. Au milieu de l'hiver, il ne resta que Lily, Lada et Henne. Lily faisait figure d'autorité pour les deux autres, qui un jour osèrent lui avouer que son prénom simplet et répétitif ne lui correspondait pas. Aucune d'entre elles ne parlait des disparues. Elles préféraient ne pas savoir ce qu'elles devenaient.

Quelques heures après l'aveu, les Sel les emmenèrent se toiletter. Désormais, elles savaient ce que cela signifiait. Une heure plus tard, elles s'alignèrent sous une tente à l'écart, nerveuses, et remarquèrent que cette fois-ci, seules les femmes étaient présentées. Celles des autres peuples arrivèrent, les elfes furent cette fois-ci une dizaine. Deux d'entre elles étaient enchaînées et bâillonnées.

Quand toutes furent en place, trois hommes yrdeïs entrèrent, accompagnés du même invocateur que la dernière fois. Les trois elfes à la peau grise se dirigèrent d'eux-mêmes vers leurs compatriotes, et les prirent toutes sans même s'intéresser à leur santé. Aucun Sel ne réagit. Ils surveillèrent de près les marquereaux quand ils s'intéressèrent aux autres peuples.

D'un geste sec, l'un d'entre eux trancha en deux les vêtements d'une elfe noire, qui répondit à l'affront en lui crachant dessus. Elle ne chercha pas à se couvrir, au contraire elle ouvrit les pans de sa veste déchirée, exhibant sa nudité, puisque c'était ce que voulait l'yrdeï. Elle le toisa avec mépris. Le maquereau ne réagit pas au crachat, ni à la provocation muette.

Au bout d'une éternité, il se détourna d'elle et voulut ouvrir la veste d'une autre. L'invocateur lui saisit le poignet à temps et lui siffla :

-Arrête avec tes conneries, et soulève-moi ça sans les abîmer. Tu te doutes que c'est pas gratuit ? Et que c'est un coup à les faire crever de froid ?

-Pourquoi se soucier du sort de ces moins-que-rien ? s'étonna l'yrdeï. Elles ne méritent même pas que je les touche.

-Débrouille toi, répondit froidement le dragonien en le relâchant.

L'un des deux autres yrdeïs lui tendit une paire de gants. Malgré tout du bout des doigts et avec dégoût, le maquereau détailla chaque elfe, chaque licornienne, chaque femme sous tous les angles. Les deux autres donnaient leur avis quand il hésitait. Ils se basaient sur les tendances du moment. Leur choix était très lent. Par deux fois, le premier sélectionneur voulut égorger celles qu'il considérait comme invendables. A chaque fois l'invocateur l'en empêchait, et prenait le temps d'apaiser son client.

L'yrdeï ne choisit aucune humaine. Lily sut qu'il s'agissait d'un mauvais payeur quand l'invocateur insista pour la vendre, ventant son âge et son expérience. A l'entendre, elle pouvait répondre à de nombreux fantasmes ou devenir servante. Les yrdeïs l'écoutèrent avec patience, et le meneur demanda enfin :

-Pourquoi tenez-vous tant à vendre celle-ci en particulier ?

-Parce qu'elle se fait vieille pour les autres marchés, railla l'invocateur. Ssseh, les humains et les elfes préfèrent les jeunes, en ce moment, celles qui ont la moitié de son âge !

-Et quel âge a-t-elle, déjà ? s'enquit le meneur en laissant entendre son ennui.

-Vingt-six ans !

-Donc, vous affirmez que les elfes et les humains préfèrent celles de treize ans ? s'horrifia l'yrdeï. Et que vous leur permettez de pervertir ainsi la jeunesse ? Parfois même leur propre jeunesse ?

-Tu sais, nous on voit une demande on y répond, se vanta l'invocateur. Bien sûr, comme c'est pas ton premier choix tu pourras l'obtenir au rabais.

L'idée d'une réduction décida les deux accompagnateurs du maquereau, et Lily rejoignit le groupe d'elfes. Elle échangea de nouveau un regard d'adieu avec Lada, l'estomac noué. Certes, son contrat restait valable, et déjà elle se répétait les termes. Mais si ceux-là se déplaçaient par portail, comment les Sel pourraient-ils la récupérer ? Elle avait laissé beaucoup de zones d'ombres sur la culture yrdeï, elle les savait seulement très refermés sur eux-mêmes, secrets et hautains.

En sortant de la tente, elle sentit le désespoir l'envahir. Les gardes qui veillaient sur cette caravane étaient tous yrdeïs. Les femmes elfes qui l'entouraient ne cachaient pas le mépris qu'elle leur inspirait. Plusieurs d'entre elles s'amusèrent à lui faire des croche-pieds. Et, quand elle tombait, les crachats pleuvaient. Juste pour une journée, se répéta Lily. Une seule journée. Moins de vingt-quatre heures. Le temps que le maquereau se décide, il était midi. Tant que la transaction n'était pas signée, les yrdeïs ne purent entraver leurs nouvelles acquisitions.

Seules les femmes yrdeïs restèrent libres de leurs mouvements. Elles se répartirent sur les trois chariots de marchandises qu'emportait la caravane, tandis que les autres, les elfes, elfes noires, licorniennes et Lily furent liées les unes aux autres. Seul avantage, les liens étaient très longs, permettant une prise de distance appréciable. Chaque peuple fit bande à part, Lily se retrouva seule et isolée.

Les gardes yrdeïs se déplaçaient à cheval, et un archer, ainsi qu'un guerrier prêt pour le corps-à-corps accompagnait chaque cocher. Les trois maquereaux se joignirent à leurs compatriotes récemment achetées, chacun son chariot.

Lily compta quarante-huit gardes, les accompagnants des cochers compris. Trente à cheval, les douze restants à pied. Les chevaux de trait avançant au pas, ralentis par la neige, ils ne s'éloignèrent pas autant que la dernière fois du campement Sel. En revanche, ils avancèrent jusque tard dans la nuit. Les gardes à cheval bénificiaient d'un porte-torche sur leur selle.

Quand, enfin, ils s'intallèrent pour la nuit, Lily était épuisée. Elle n'attendit pas le repas du soir pour dormir, roulée en boule dans la neige.

Le son d'une corne la réveilla en sursaut. Autour d'elle, des feux de camp avaient été allumés en cercle, et le soleil ne tarderait pas à se lever. Personne ne l'avait approchée, sauf pour la riveter par le cou à une chaîne assez longue pour lui permettre de se lever et de parcourir une dizaine de mètres. Elle se demanda si son absence de menottes était volontaire ou non.

Les gardes yrdeïs se mirent en formation, tandis que les Sel chargeaient de façon moins ordonnée. L'un des cochers paniqua et prit la fuite. Grave erreur. Lily observa un dragon atterrir sur les chevaux de trait et se dandiner pour les achever, tandis qu'avec ses pattes antérieures et sa tête il déchirait l'archer, broyait l'épéiste puis le cocher. Ce carnage terminé, il renversa presque avec flegme le chariot, et reprit forme humaine pour échanger quelques coups avec le maquereau. Les femmes yrdeïs s'égaillèrent dans la nature.

Entretemps, les deux groupes armés se heurtaient. Les dragoniens encerclèrent la formation yrdeï, et ils forcèrent les elfes à reculer rapidement. Malgré cela, Lily put constater, de loin, que les dragoniens subissaient plus de pertes que les elfes. Certains écailleux, le bas du corps paralysé, voyaient leur moitié supérieure s'affaisser, puis des racines sortaient des jointures de leurs armures.

Des ours arrivèrent derrière les Sel et les attaquèrent. Quelques membres de l'arrière-garde prirent leur seconde forme pour affronter ce nouveau danger. Même les dragoniens craignaient les ours. Les premiers sorts furent lancés. Des pics de glace apparaissaient en longues saillies, empalant tout ce qui se trouvait sur le passage. Des elfes s'effondrèrent, sans raison apparente. Une partie des Sel se téléporta derrière les yrdeïs pour les prendre en tenaille, et un second groupe de dragoniens chargea.

Quelques nouveaux venus détachèrent les prisonnières, et disparaissaient une minute avec elles, pour réapparaître ensuite seuls au même endroit. Tous les autres tombèrent sur les gardes, équilibrant le combat.

Les yrdeïs rompirent brusquement leur formation, et firent mine de prendre la fuite, pour mieux isoler les dragoniens qui les poursuivaient. Quelques elfes profitèrent de ce répit pour incanter ou se concentrer afin d'appeler d'autres animaux à la rescousse.

L'un des libérateurs essayait plusieurs passe-partout sur le collier de Lily, quand un garde jaillit du sol. La femme n'eut pas le temps de prévenir le dragonien. D'un coup de pommeau près de la clavicule, l'elfe mit le dragonien à terre, sonné. L'yrdeï prit le temps de jeter plus loin la hache du dragonien, et brandit son arme pour l'achever. Lily s'éloigna précipitament, et manqua de trébucher sur la hache.

Sans réfléchir, elle s'en saisit, et la prit en main comme s'il s'agissait de sa masse. Quelques réflexes lui vinrent, et elle profita que l'elfe lui tourne le dos pour le frapper de biais, au-dessus du bassin. Le hurlement de l'ennemi la pétrifia. Elle n'en arracha pas moins la hache de l'armure déchirée, sectionnant d'autres chairs au passage.

Toujours sur un pied, l'yrdeï jeta un regard incrédule et voilé par la douleur à son agresseuse. Le dragonien à terre restait hors de combat pour le moment. Aiguillonnée par la peur, Lily profita de son sursaut d'adrénaline pour pousser l'elfe du manche de son arme. Les réflexes inculqués par son maître d'armes la poussèrent à frapper du talon le torse de son adversaire à terre, puis à brandir sa hache. Au dernier moment, elle dévia, et ne le frappa pas en pleine tête.

Lily tremblait. Elle ne pouvait pas. Même dans le feu de l'action, elle ne pouvait pas. L'elfe saisit sa dague et voulut l'attaquer, mais la femme n'eut qu'à s'éloigner. L'yrdeï commençait à sérieusement souffrir de sa blessure. Le dragonien reprenait des forces. L'humaine sut que faire, et mugit vers les écailleux dans leur langue :

-Un guérisseur ! Vite !

Un dragonien portant un tabard plus ou moins blanc par-dessus son armure s'élança, et, constatant que Lily n'avait rien il se rua vers l'elfe pour l'achever. L'humaine préféra tourner le dos à la scène, et laisser le guérisseur faire son office avec celui au regard vitreux. Il ne s'affaira pas bien longtemps et saisit la prisonnière par le bras.

-Ssseh, je peux rien faire pour lui, l'elfe lui a endormi le bras, tout ça parce que cet abruti a mal mis son armure, il s'est aussi coupé la circulation après le choc. Et il pète de trouille. Reste à côté, je veux pas qu'il bouge ni qu'un elfe l'approche. Tiens, échange leurs armures, ça devrait aider si un curieux se ramène.

-Comment ça il pète de trouille ? balbutia Lily.

-Tout le monde est pas fait pour se battre, la preuve avec celui-là. Il pue la peur à dix pas ! Survis bien !

Lily cilla, tandis que le guérisseur Sel s'élançait ailleurs. Elle eut besoin de temps avant de se décider à se tourner vers le mort pour lui enlever son armure. Cela lui permit de rester sourde aux fracas des combats autour d'elle et, bientôt, des hurlements des prisonnières rattrapées et abusées. Sans compter ceux sur lesquels les jeunes Sel apprenaient à torturer.

Elle n'eut pas le temps de se débattre avec les lanières et pièces d'armures emboîtées ou chevauchées de l'elfe pour tout lui enlever. Une dragonienne lui demanda son nom, et la ramena sous la tente, sans lui infliger le moindre hématome.

Lada pleura de soulagement en la voyant revenir, et Henne tomba à genoux pour remercier ses dieux. Le petit-déjeuner avait déjà été servi, ce qui arrangeait la revenante. Maintenant qu'elle se trouvait au calme, elle se faisait submerger par ses émotions, ce qui lui retournait l'estomac.

A peine reprit-elle des couleurs, que Lada lui demanda :

-Lily, quel est ton secret ? Deux fois vendue, deux fois revenue, comment tu fais ?

-Je crois que je te l'ai déjà dis... ou au moins donné une piste... murmura l'intéressée.

Lada ne voyait pas où elle voulait en venir. Après un regard hésitant vers Henne, qui suivait leur échange avec intérêt, elle répondit calmement :

-J'ai signé un contrat avec les Sel pour ça.

-Traîtresse ! glapit Henne.

-Traîtresse à ta race ! gémit Lada.

-En attendant, la traîtresse s'en va d'ici dans moins d'un an, libre comme l'air et en vie, répliqua l'incriminée avec son sourire de commerciale. Alors prenez-le comme vous voulez, mais moi je compte survivre.

Et trouver un moyen de rentrer chez elle. Des boulots, elle en trouverait d'autres. Elle pourrait compter sur ses parents pour l'aider en ce qui concernait le logement, et pour le chiot... elle verrait ce qu'il serait devenu pendant son absence. Elle pourrait toujours s'arranger avec son médecin pour justifier son absence... Aussi, elle comptait garder un œil sur Henne. La foi de cette jeune femme de dix-huit ans pouvait lui donner une idée de divinité à appeler à la rescousse... si un miracle s'accomplissait pour elle.

Les deux jeunes adultes prirent de nouveau leurs distances avec elle, mais Lily ne s'en inquiéta pas. Le quotidien reprit. Elle continuait de prier chaque soir Freiyx. La magie, les dragoniens et les dragons existaient, ainsi que les invocateurs, elle s'imaginait mal se tromper sur le compte de ce dieu. S'il répondait présent un jour...

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