Le supplice d'Akshan

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« La lutte contre la sédition et les ennemis du peuple se poursuit. Plus vous nous envoyez de listes, plus on découvre des cultes et des sectes complotant en secret. Soyez sûr que nous les démasquerons tous jusqu’à la dernière fiche. Les honnêtes gens soutiennent activement notre cause et des foules de sujet de sa majesté se pressent à nos bureaux pour dénoncer les incroyants. Jamais les églises n’ont été aussi comble et l’amour à sa majesté aussi sincère. Pour l’instant, les réseaux des bas quartiers ont été en grande partie éradiqués, cependant, je soupçonne les riches, les bourgeois voire les nobles de ne pas être aussi purs qu’ils le prétendent. Je demande l’autorisation d’enquêter dans leurs quartiers. Également, bien que cela me coûte de l’admettre, je crains que la garde elle-même ne soit infectée par la plaie de l’hérésie. Je demande l’envoie du contingent impérial afin de lever tout soupçon ou d’éradiquer le Mal, s’il avait corrompu l’institution chargée de le combattre.

Jabel sh’lem, capitaine de la milice d’Istaphan. »

Akshan, les yeux rougis par les insomnies, lisait, dépité, la lettre de son subordonné. En deux mois, le seigneur du Bilhel paraissait avoir pris dix ans. Ses cheveux s’étaient grisés comme si un feu les avaient réduit en cendre. Ils tombaient désormais entre ses doigts maigres et rampaient tels des serpents sur ses joues flasques et son front strié, sans que leur porteur ne possède l’énergie de les recoiffer. Sa bonne humeur comme ses rondeurs avaient disparu, remplacées par une constante irritation et une peau de plus en plus fripée.

La lecture de la missive le rendait tellement nerveux qu’il se trouva sur le point d’éclater de rire. Cet officier, dont il ignorait tout, s’inventait des ennemis au fur et à mesure qu’on lui en demandait d’en trouver. Si le flot de fiches ne se tarissait pas, il pourrait bien finir par dénoncer sa mère, voir lui-même, si on exigeait qu’il fournît une dernière signature. Difficile de croire que des fanatiques pareils existaient. En temps normal, ils les ignoraient, voir les rappelait à l’ordre, mais par les temps qui courraient… L’œil sans paupière veillait au grain et ne pas donner suite à pareil rapport l’eut mené droit au bucher. En ce moment même, un de ces fonctionnaires se tenait à ses côtés et épiait sa réaction. Il le dévisageait d’un regard sévère et, si Akshan n’avait pas déjà partagé quelques beuveries avec lui par le passé, on aurait pu croire qu’il s’agissait là de son tempérament naturel. Tous deux avaient lu le même message. Aucun des deux ne croyait les racontars contenus dans la missive mais la tête du surveillant n’était pas plus solidement reliée à son cou que celle du satrape. Le moindre manquement devrait être rapporté. Ces stupides purges ôtaient toute réflexion et toute émotion au rôle de gouvernant. Les fiches dictaient leur conduite en les obligeant à jouer un rôle absurde et sanguinaire, troquant sans cesse leur vie contre celle des innocents.

Les deux otages de cette mascarade se jaugèrent, aucun des deux n’acceptant de trahir ses pensées véritables dans un regard mal venu.

— Messire, il semble que la situation soit encore plus grave que nos ministres ne l’imaginaient. Ne restez pas planté là, envoyez donc des fiches supplémentaires à la cité d’Istapahan.

— Naturellement. D’ailleurs, comment justifiez vous qu’un tel niveau de corruption ait été atteint dans votre fief ? Le grand vizir se réjouit de l’entrain que vous mettez à la tâche mais s’interroge quant à vos agissements passés. Comment l’une des provinces les plus riches de l’Empire est-elle tombée si bas ?

Akshan sentit un frisson le parcourir. Ses pensées s’accélérèrent et se bousculèrent dans sa tête. Pour ne pas laisser la panique le submerger, il lança la première réponse qui se proposa à lui :

— Je n’avais pas assez de moyens. La capitale m’a toujours refusé l’aide que je lui demandais.

— J’indique donc au grand vizir que l’administration impériale a failli et que la responsabilité des troubles actuels lui incombe ?

— Non ! Je… ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Soyez plus précis ! J’ai, moi aussi, des comptes à rendre.

Le stress accumulé ces derniers mois faillit exploser en un torrent de larmes. En cet instant, il envisagea les supplications comme dernier recours. Il se ressaisit. Cela ne servirait à rien. Pire, cela reviendrait à le condamner à très court terme.

— Je… Non, disons que sans les renseignements d’en haut je n’aurai jamais soupçonné une telle dégradation. Je remercie sincèrement l’Empereur et le grand vizir de m’avoir révélé l’étendue des dégâts. Ma volonté de ne pas traiter trop cruellement… non, trop… trop sommairement les sujets de sa majesté m’a empêché de prendre les justes décisions à temps. Je… Je réalise mes erreurs. On ne m’y reprendra plus jamais. Je demeure le loyal représentant de sa Majesté. Je lui dédierai ma vie sans hésiter et, s’il veut la prendre, je la lui donne volontiers.

L’envoyé impérial prit quelques notes en fixant d’un air froid et dénué de toute compassion l’homme qu’il était chargé de surveiller. En temps normal, un tel niveau d’auto avilissement l’aurait amusé. Pas aujourd’hui. Ses tripes étaient broyées par la peur, exactement comme celles du satrape. Et puis, il ne pouvait rien pour lui de toute façon. Les ministres et le grand vizir jugeraient de ses déclarations. Qui pouvait prédire leur réaction ? Surtout aujourd’hui.

Akshan, autrefois fier et imposant, se confondait en courbettes, aussi bien physiques qu’orales. Avec un peu de chance, l’émissaire rendrait compte de ses multiples contritions comme autant de preuves de soumission. Il se repassait son discours. Avait-il commis une faute ? Pourrait-on lui reprocher quelque chose ? Au point de l’éliminer ? Au point de s’en prendre à sa famille ? L’attente du verdict l’effrayait plus que se contenance. Devait-il mettre sa famille en sécurité, au cas où ? Non. Ceci serait aussitôt interprété comme un acte de sédition. Par les temps qui couraient, on exécutait les gens pour bien moins que ça.

Après sa journée de travail, il rentra dans ses appartements où sa femme l’attendait. Son visage décharné jurait avec celui du tableau accroché dans son bureau. On eut cru que le peintre s’était trompé de modèle.

— Que s’est-il passé ? As-tu bien expliqué que nous n’avons pris aucune part dans les malheurs de l’Empire ? L’œil t’a-t-il bien cru ?

En mari compatissant, Jabel embrassa le crâne dégarni de son épouse, Sibel, et lui répondit sans trop y croire :

— Oui… Je le pense. Tout va bien se passer. Nous avons toujours donné des gages de fidélité et d’amour pour notre Monarque. Seuls les traîtres tremblent en ce moment.

— Tu es sûr ? Tu as entendu ce qu’il se dit. Le satrape des terres d’Agzar aurait été crucifié. Il… Nous l’avions rencontré plusieurs fois. Il paraissait honnête homme.

— Paraître et être sont deux choses très différentes. S’ils l’ont exécuté, c’est qu’ils avaient une raison.

— Et sa famille… Tu te rends compte que personne n’a de nouvelle. Même leur dernier né. Un bébé…

— Je… Il… Sans doute se porte-il bien. Ils ont dû le mettre à l’abri pour sa propre sécurité. Le fils d’un traître pourrait attirer les foudres du peuple ignorant.

— Promets-moi ! Promets-moi qu’il ne nous arrivera rien. Ni à toi, ni à moi, ni aux enfants !

— Je… Je te le jure.

Le ton jurait avec les mots et Sibel s’effondra en larme dans les bras de son marie. Il lui caressait le dos, tentant plus mal que bien de la réconforter pendant qu’une odeur charbonnée embaumait la pièce, comme toujours depuis presque deux mois. Une odeur accompagnée des pleurs des proches du défunt et du silence terrifié du reste du peuple. Cela, il devrait le taire… Comme beaucoup de choses. Comme les rares officiers qui contestaient les ordres et qu’on avait envoyé rejoindre la cohorte des suppliciés. Comme les milliers d’innocents avérés, condamnés à finir brûlés pour rassurer quelques imbéciles à la capitale. Comme ses remords. Son rapport ne contiendrait qu’expressions triomphantes et assurances d’un succès sans borne.

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