54. Ça sent le sapin !

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Arthur

Alors que je suis en train de me promener entre les tentes des réfugiés, avec Lila qui me tient la main, je sens mon téléphone qui vibre dans ma poche. Il fait super froid et je dois d’abord défaire mes gants. De la neige est tombée sans tenir, mais c’est sûr, vu l’altitude du campement, on va en avoir prochainement et on va devoir vivre dans cet univers blanc très prochainement.

- Allo ? Marc ? Un problème ?

Je me demande pourquoi mon Directeur Général m’appelle en ce matin de décembre. On a fait le point en fin de semaine dernière et on ne devait pas se recontacter avant la fin du mois. Ça ne sent pas bon et tout de suite, je m’inquiète pour la mission.

- Salut Arthur. Rassure-toi, tout va bien. Mais j’ai un truc à voir avec toi.

- Un truc ? J’aime pas quand tu es aussi vague que ça, Marc. C’est quoi ton “truc” ?

- Eh bien, voilà. J’ai été contacté par un fonds de pension hier soir. Le gars qui le gère, c’est un ami à moi, un grand philanthrope. Un gars bourré de fric et à qui il reste un cœur. Tu vois le genre ?

- Oui, dis-je un peu dubitatif sur ce type de personnes. Il veut nous envoyer de l’argent, c’est ça ?

- Non, pas exactement. Tu penses bien que s’il voulait nous faire un don, j’aurais dit oui tout de suite, sans t’appeler. Non, il a eu une idée un peu plus… Farfelue, disons.

- Une idée farfelue ? Tu m’intrigues là. Et je sens vraiment le coup foireux qui va pas me plaire. Je raccroche tout de suite ou tu continues ?

- Arthur, tu me connais, je ne suis pas le genre à dire oui à toutes les propositions. Mais là, il m’a fait part de son souhait de nous venir en aide pour Noël. Et si ça se passe bien, il fera d’autres dons, cette fois-ci financiers à l’ONG. Tu comprends que je suis bien obligé d’étudier sa proposition. On parle de plusieurs centaines de milliers d’euros, là.

- Je comprends bien, oui. Tu sais que je suis toujours ton directeur financier même si je suis en indisponibilité pour le moment. On ne peut pas cracher sur autant d’argent. Mais c’est quoi son idée farfelue alors ? Qu’est-ce que je vais devoir gérer comme merde ?

- Eh bien, voilà. Ils ont décidé d’offrir cent sapins de Noël avec les décorations pour égayer le camp et faire plaisir aux réfugiés.

- Cent sapins ? J’ai bien entendu ?

- Oui, c’est ça. Ils vont les envoyer par avion jusqu’à chez vous, il faudra les installer devant chaque tente et rajouter les décorations, et puis faire de belles photos. Et il faudra accepter qu’un de leurs représentants vienne vérifier que ça amène des sourires, tous ces sapins.

- Des sapins. Ils pensent que ça se mange, les sapins ou quoi ? A la limite, des jouets, j’aurais compris, mais des sapins de Noël… Importés en plus alors qu’il y en a plein les forêts alentour. Ils sont fous, non ?

- Je t’ai dit que c’était farfelu, ne dis pas le contraire, je t’ai prévenu ! Et je compte sur toi pour sensibiliser les gens sur place. Il faut qu’ils aient l’air heureux, hein ? Au pire, tu leur dis, une ration pour un sourire.

- Non, mais tu entends ce que tu dis ? Tu crois que le bonheur, ça s’achète ? Tu crois vraiment qu’ils vont être heureux parce qu’ils auront des sapins ?

- Bien sûr que non, mais ça peut motiver, une ration, non ? Ces photos vont nous aider à collecter des fonds et tu le sais, Arthur.

- Oui, je sais, soupiré-je un peu exaspéré. Et ils arrivent quand tes sapins ? Ils viennent avec des jouets et des cadeaux pour les adultes, j’espère.

- Je suis en train de gérer pour les jouets, ne m’en demande pas trop. La livraison est prévue pour la fin de semaine. Ça va être sympa de faire tout ça, non ?

- Oh oui, le bonheur ! Tu viens de m’acheter un sourire là. Je vais te dire un truc, Marc. Tu connais l’expression “Pas de bras, pas de chocolat” ? Eh bien là, c’est pareil : Pas de jouet, pas de sapin. C’est clair ?

- Tu es dur en affaires, rit-il à l’autre bout du fil. Je t’ai dit que je négociais.

- Ouais, eh bien tu dis à mon remplaçant de se bouger le cul et d’arrêter de négocier. Il faut mes cadeaux et mes jouets, et je vais gérer tes putains de sapins. Et surtout, leur dis pas qu’il y en a plein ici à côté du camp !

- C’est ironique ? Tu préfères qu’on dépouille la forêt près du camp ? Tu crois que l’armée te laisserait sortir pour jouer le bûcheron ?

- Alors, là, tu serais surpris de ce que l’armée me laisserait faire en tant que bûcheron, ris-je en repensant à Julia. Mais non, on ne va pas s’amuser à ça. On a des choses à gérer ici. Envoie-moi un mail avec la date de la livraison, je me charge de prévenir l’armée !

- A vrai dire, j’ai déjà averti la base ce matin… Ça servait à rien que je t’en parle si le Colonel ne validait pas, tu comprends ?

- Non, je comprends pas. Mais bref, on va se débrouiller sur le terrain. Va couper tes sapins, Monsieur le Directeur, et moi, je vais aller voir comment la nouvelle des sapins est prise par les militaires du camp. A plus, Pollux !

- Tu m’inquiètes parfois, Arthur. Bon courage avec les militaires, à bientôt !

Je raccroche et je remets vite mes gants sous le regard toujours rieur de Lila qui ne me quitte pas d’une semelle. Je la regarde et m’accroupis à côté d’elle.

- Eh, dis-moi, Lila, tu aimes bien les sapins, toi ?

- Ben oui, y en a plein ici, c’est beau les sapins et la forêt !

- Et tu aimerais avoir un sapin rien qu’à toi devant notre tente ?

- Devant notre tente ? s’étonne-t-elle en fronçant les sourcils. Mais on peut pas, c’est dans la forêt, un sapin !

- Et si on met des boules de couleurs et des guirlandes, ça peut faire beau, non ? En tous cas, c’est ce que vont faire mes amis français. Tu vas voir, tu vas adorer !

- D’accord, Arthur, mais c’est trop bizarre ce que tu racontes, rit-elle.

- Bien, maintenant que tu es convaincue, viens avec moi, je vais avoir besoin de toi pour convaincre Julia que c’est une bonne idée. Et là, je te dis, ce n’est pas gagné !

Je me redresse et elle me tend les bras pour que je la soulève. Je la serre contre moi, la petite paresseuse, et nous nous dirigeons ainsi vers la bâtiment principal d’où sort justement Julia, clairement énervée. J’ai l’impression qu’elle vient juste de passer son treillis et qu’elle l’a fait vite, vu comment il est mal ajusté par rapport à d’habitude. Je soupire et je sens que ça va être ma fête, même si je n’y suis pour rien dans l’histoire. Heureusement que j’ai Lila dans les bras pour me protéger !

- Zrinkak ! C’est quoi cette histoire à la con encore ? vocifère-t-elle en se plantant devant moi, avant de sourire à Lila et de prendre une voix beaucoup plus douce. Bonjour jolie Lila.

- Quelle histoire à la con ? Tu as des nouvelles fraîches ?

Je me dis que peut-être elle est énervée pour autre chose que pour l’histoire des sapins. Même si je pense que je me fais des illusions.

- A ton avis ! Me dis pas que tu n’es pas au courant, je ne te croirai pas ! C’est quoi la prochaine idée de ton ONG ? On va devoir creuser une piscine ? Construire une patinoire ? Comme si on n’avait que ça à foutre, sérieusement.

- Ah ça ! Maintenant que tu le dis, je devrais peut-être leur signaler que vous êtes prêts à nous faire une patinoire ! Ça leur plairait sûrement au siège.

- Je ne plaisante pas, Arthur. On est déjà suffisamment entassés comme ça, non ? Une centaine de sapins, vraiment ? Ils fument tous le pétard dans ton ONG ou quoi ?

- C’est beau un sapin décoré, tu ne trouves pas ? tenté-je en souriant pour désamorcer la petite bombe que j’ai en face de moi.

- Ce qui est beau, c’est de la nourriture, des gens qui ne crèvent pas la dalle, et éventuellement davantage de couvertures pour l’hiver, des tentes, des chauffages, n’importe quoi qui améliore le confort, non ? Ça c’est… Futile, inutile et clairement trop tape à l’oeil pour moi.

- Ah, Lila, tu vois, Julia a fait sa liste au Père Noël. Tu penses qu’il va lui ramener tout ça ou juste des sapins ?

- Julia, Arthur, il a dit comme toi à son chef, répond Lila en souriant.

- Ça ne m’étonne pas, soupire la Lieutenant avec un sourire en coin. Tu venais pour ça ?

- Oui, je voulais te prévenir, mais ça c’est foutu. Sinon, tu crois que tu pourras sourire quand les médias seront là ? On m’a dit que si je donnais des rations, ça ferait sourire les gens. Tu préfères ragoût de mouton ou hachis parmentier ?

- Ce qui me ferait sourire, c’est moins de boue partout, des habitations en dur avec chauffage pour les réfugiés et un putain de repas de Noël. J’ai envie de crevettes, de foie gras et de macarons, soupire-t-elle avant de mettre la main devant sa bouche. Cache tes oreilles Lila, je suis vulgaire.

Lila, naïve, met ses mains sur ses oreilles et sourit à Julia. Elle est adorable. Je lui dépose un bisou sur la joue et la repose au sol, maintenant que l’orage de la militaire semble passé.

- Alors, ce sera ça, vos rations militaires de la fin de l’année ? Pour nous, j’ai commandé du ragoût de bœuf, pour changer du mouton, dis-je en souriant. Cela va être la fête, hein ?

- Non, ça ce sont mes envies, elles ne seront pas assouvies avant mon retour. Crois-moi, après six mois ici, le repas qui m’attend chez mes parents va me coucher et me faire prendre trois kilos, rit-elle. On reçoit un colis avec des dessins d’enfants faits pour nous, des petites bricoles qui viennent de France. Pour la nourriture, on a droit à une ration festin, et le cuistot ici est bon, ça devrait malgré tout être délicieux.

- Dommage qu’ici on ne puisse assouvir toutes ses envies, en effet, dis-je un peu plus amer que je ne l’aurais souhaité.

Lila s’est rapprochée de Julia et vient se coller à elle, tout en souriant.

- Je veux un câlin et je ferai un dessin pour toi, lui dit la petite fille.

- Tu n’as pas besoin de me faire un dessin pour avoir droit à un câlin, Lila, rit Julia en la prenant dans ses bras et en la serrant contre elle, le sourire aux lèvres.

A ce moment-là, je remercie ma bonne étoile qui m’a poussé à l’emmener avec moi dans cet entretien qui aurait pu vite dégénérer s’il n’y avait eu que Julia et moi. Je les regarde et je réalise que je m’attache trop à la petite fille et à son adorable sourire.

- Tu t’attacherais pas un peu trop aussi à la Lieutenant ?

Tiens la petite voix. Ça faisait un moment qu’elle m’avait laissé tranquille. Mais dès qu’il y a une vérité pas bonne à dire ou à entendre, on peut compter sur elle. Elle est là. Et bien chiante. Parce qu’il ne faut pas que je m’attache, surtout pas. Il ne faut pas non plus que je continue à regarder cette scène de câlins qui se déroule à côté de moi, car je pourrais aussi vite y prendre goût.

- Chef, Chef ! Tu as appris la nouvelle ?

Je me retourne et soupire car l’arrivée de Dan vient rompre le charme et me replonge dans la réalité.

- Quelle nouvelle ? Toujours la même ?

- Je ne sais pas si c’est la même, mais Justine vient d’être contactée par la comm. On va avoir des sapins ? Des foutus sapins alors qu’on est au milieu de la forêt ? Et pas de bouffe ? Pas de jouets ? C’est quoi ce bordel ? Tu peux pas faire quelque chose, toi ?

- Pourquoi tout le monde vient me crier dessus à propos de ces sapins ? demandé-je en souriant. Vous pensez vraiment que je suis bûcheron, ou quoi ?

- Bûcheron ? Mais qu’est-ce que tu racontes, Arthur ? m’interroge Dan, perdu.

- Ah ça, je sais pas. Il faut voir avec les militaires, ris-je. C’est eux qui vont se charger d’acheminer les sapins, de la logistique et tout et tout ! Nous, tout ce qu’on doit faire, ce sont de belles photos avec des sourires ! Tu es prêt à faire le clown, Dan ?

- J’ai une tronche à faire le clown, sérieux ?

- J’ai une tronche à perdre des journées à faire installer des sapins ? Non, mais je vais le faire. Parce que ça ramène du fric. Et les militaires vont le faire car leur chef va leur demander. Alors, on va le faire et c’est tout. Autant le prendre avec philosophie. D’accord ? On nous demande des sourires, on va leur donner des sourires. Point barre.

- Te voilà aussi autoritaire qu’un militaire, Chef. Va falloir arrêter de traîner avec eux, ça fait peur.

- Et toi tu râles autant que les militaires. Arrête donc de traîner dans le camp aussi, ça vaudra mieux ! Et ne me dis pas que vous n’avez pas le droit de sortir, cela ne m’intéresse pas ! Alors, Garde à vous ! Et au boulot ! Il faut qu’on prévienne les réfugiés et surtout qu’on leur dise que quand les sapins seront là, c’est sourire obligatoire !

- Va falloir que tu tires ton coup, rit-il, tu me parais un peu trop frustré !

- Va falloir que tu me trouves une partenaire disponible, alors. Là pour l’instant, la seule femme de ma vie, c’est la petite Lila et elle me fait déjà des infidélités, comme tu peux le voir.

- Tu m’étonnes, moi aussi je te ferais des infidélités si la Lieutenant voulait bien me prendre dans ses bras !

- Je crois que moi aussi je me ferais des infidélités dans ce cas-là, rétorqué-je en souriant.

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