01. Bye bye Joker

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Julia

- Allez, mon gros, sois sage avec Papy et Mamie, d’accord ?

- Julia, tu parles à un chat, soupire mon père en prenant ma boule de poils dans ses bras. Ne l’écoute pas, Joker, tu peux faire ce que tu veux ici, tu le sais.

J’observe mon père câliner mon matou au pelage noir taché de blanc, notamment un genre de sourire sur sa bouille dodue, qui lui a valu le petit nom qui lui a été donné. Puis, rassurée de voir que Joker, qui a l’habitude de se retrouver ici, ne semble pas plus déstabilisé que cela, je me tourne vers ma mère qui apporte un nouveau plat sur la table déjà bien garnie.

- Maman, ris-je en allant la prendre dans mes bras, je t’ai déjà dit que ça ne servait à rien de faire à manger pour un régiment quand je viens vous dire au revoir. Je vais encore prendre un kilo avec tout ça.

- Chérie, tu vas te retrouver à manger des rations pendant les six prochains mois, il faut bien que je te fasse grossir avant que tu ne perdes du poids.

- Crois-moi, je ne suis pas contre une petite perte de poids, les gars se foutent déjà de moi quand je galère à lever mon derrière sur le parcours d’entraînement.

- Ah ça, c’est le fessier de mon côté, je suis désolée, Ju, s’esclaffe ma mère en me mettant une claque sur ledit popotin. Mais, crois-moi, il a eu du succès avant ton père.

- Maman !

- Eh, qui ose se moquer de toi ? bougonne mon père, faisant se planquer Joker sous le canapé.

- Les petits malins qui ont oublié qui commande, Papa.

La petite lueur de fierté qui passe dans les yeux de mon père me donne envie d’aller me lover dans ses bras, mais je n’en fais rien, sinon il sera très mal à l’aise et ce n’est pas ce que je veux. Je veux juste profiter de ce dernier repas avec mes parents avant mon départ, voir la bouille de mes frangins, de mon neveu et de ma nièce, une dernière fois avant que le peu de contacts en visio soient pixélisés et m’empêchent même de distinguer la couleur si similaire de nos yeux.

- Ju, c’est ma place ! m’invective Hector à peine a-t-il passé le pas de la porte.

Je me lève pour récupérer le petit Sacha, mon adorable neveu de quatre ans, qui accourt dans mes bras, et lève discrètement mon majeur en direction de mon frère alors que ma belle-sœur, ronde comme une montgolfière, le rejoint, les bras chargés de sacs.

- Commence par t’occuper de ta femme comme il se doit et on verra ensuite si tu mérites la place, espèce d’ingrat.

Je suis l’heureuse aînée d’une fratrie de trois. A trente-deux ans, je suis également la seule célibataire, sans enfants, au grand dam de mes parents. Hector, vingt-neuf ans, et Antoine, vingt-cinq ans, m’en ont fait voir de toutes les couleurs, gamine. J’avais beau avoir trois ans de plus que mon cadet, il m’a fallu lutter dans cette famille de mecs pour survivre aux sorties rando, aux cabanes dans les arbres, aux courses de vélo et bricolages divers.

Ma pauvre mère ne se remettra jamais de mon enfance, je crois. Elle qui était si contente d’avoir une fille, s’est retrouvée avec un garçon manqué, incapable de faire cuire un poulet ou de pâtisser avec elle, mais pouvant fabriquer n’importe quoi avec son père. J’ai eu beau me féminiser à l’adolescence, j’ai toujours été plus proche des garçons, si bien qu’hormis ma meilleure amie, je ne côtoie que des mecs ou presque, même quand je suis dans la région. En parlant de meilleure amie, ma Sarah est bien ennuyée avec ses sacs de jouets alors que je la débarrasse. Parce que, oui, cette dinde a choisi de s’enticher de mon frère, ou lui n’a pas trouvé meilleure idée que de me piquer ma meilleure amie. Il paraît qu’avoir un proche dans l’armée resserre les liens, j’en ai eu la preuve ici puisqu’ils se sont mis ensemble pendant ma première mission.

Le repas se passe dans la joie et la bonne humeur, même si pèse sur l’ambiance le spectre de mon départ. Viennent sur la table mon absence lors de la naissance de ma nièce à venir, mais aussi au mariage d’Antoine, dans deux mois, mes parents qui vieillissent et ont peur de passer l’arme à gauche sans m’avoir revue, mon célibat forcé (ou pas !) et ma rupture avec Elliott, qui date tout de même de cinq ans, à cause de mes missions. Ouais, bon, l’ambiance n’est pas terrible au final, comme chaque fois que je suis à la veille d’un départ. C’est pesant, et ça me fait autant culpabiliser que ça me donne envie de partir loin. Juste pour m’éloigner de cette couveuse familiale que je déteste autant que je l'adore.

Évidemment, quand Hector a choisi d'être commercial, Antoine architecte, moi, Julia, un peu garçonne mais pas très téméraire, plutôt rebelle et qui déteste les cases, j'étais déjà engagée dans l'armée. Personne n'a compris ma décision. Parfois, je me pose encore la question, pour être honnête. J'ai bien conscience que cela a un lien avec mon passé, avec la recrudescence des actes terroristes et en point de mire l'attaque des Tours jumelles qui m'a particulièrement choquée étant enfant. Mais, je crois également que j'avais besoin de relever un défi, de me prouver à moi-même et de prouver à tous ces sacs de testostérone, qu'une femme peut faire ce que fait un homme, qu'elle n'est en rien inférieure.

Alors je me suis lancée. Ça n'a pas été facile, c'est clair, et ça ne l'est toujours pas. Demain, je pars pour ma deuxième OPEX en tant que Lieutenant, et je vais une nouvelle fois devoir faire mes preuves auprès de mes collègues et supérieurs. Heureusement, j'ai la chance de partir à nouveau avec Snow, mon petit blond favori, soldat hors pair qui sait ce que je vaux.

Les au revoir sont déchirants, ma mère me supplie une nouvelle fois de ne pas partir à la guerre. Sacha pleure dans les bras de sa mère, en larmes elle-aussi. Heureusement, la fille d’Antoine, Emma, ne comprend rien à tout ce qui se passe, endormie dans son couffin, quand mon père nous observe au loin, affichant, comme toujours, une expression neutre, mon chat dans les bras. Je le rejoins, consciente qu’il choisit cette position stratégique pour m’avoir pour lui seule, et papouille Joker, le couvrant de caresses et de baisers sous ses ronronnements satisfaits jusqu’à ce que mon père se décide, comme toujours.

- Fais attention à toi, Julia, et reviens vite dans les bras de ta mère. Tu vas lui manquer.

- Vous me manquerez aussi, Papa, m’amusé-je en lui faisant un gros bisou sur la joue qui l’amène à me serrer contre lui.

Je finis prise en sandwich dans les bras de mes frangins, pendant une douce petite éternité qui me donne le courage nécessaire pour garder la tête haute. Je déteste les au revoir.

- Fais pas de conneries, Tête-à-Claques. Reviens vite et avec tes quatre membres, ok ? Le nain et moi, on a besoin d’une babysitter pour nos monstres.

- Je vais essayer, ris-je en les embrassant chacun leur tour sur la joue. Prenez soin de Maman, et toi, Microbe, prends soin de ma meilleure amie et envoyez-moi des photos de ma nièce par mail.

- A vos ordres, Lieutenant Tête-à-Claques.

Quand j'entre dans le pub, ce soir-là, c'est parée de ma jupe noire la plus moulante et d'un petit chemisier crème qui fait ressortir l'auburn de mon carré plongeant, laissé détaché pour que mes cheveux profitent de leur liberté avant de ne plus connaître que queue de cheval et chignon pendant les six prochains mois. Hors de question pour moi de fréquenter le bar près de la base, où les soldats hommes vont boire avant de partir, et où ils trouvent aisément une nana en quête d'une nuit avec un militaire. Je préfère ce petit bar que nous fréquentons depuis des années avec Sarah, plus discret et qui évitera aux militaires de lancer je ne sais quelle rumeur. J'y attends Eva et Myriam, deux militaires entrées dans l'armée la même année que moi. La première est médecin, la seconde sur le terrain dans une autre équipe que la mienne, les deux seront déployées également demain et nous comptons profiter de notre dernière nuit en sécurité pour passer la soirée ensemble et finir, peut-être, avec un homme. Pour Eva, c'est même sûr puisqu'elle est mariée, cela dit.

Quand mes deux blondes préférées débarquent, ma soirée s'égaye immédiatement. Même si j'ai repéré un beau brun dans un coin du pub, qui m'a lui aussi remarquée si j'en crois ses œillades, j'avoue avoir envie de profiter des filles avant de, peut-être, partir en chasse. Les retrouvailles sont chaleureuses et nous papotons un moment jusqu'à ce que Thierry, le barman, dépose devant nous une tournée de Mojitos que nous n'avons pas commandés.

- C'est de la part des mecs de la table du fond, sourit-il en voyant nos regards interrogateurs. Vous n'êtes pas très discrètes, les filles.

- Qui t'a dit que nous voulions l'être ? rit Myriam en prenant un verre avant de se tourner vers la table en question pour trinquer au loin avec eux.

- Personne. Alors, vous partez demain, j'imagine ?

- Bien vu, oui. Pour six mois.

- Eh bien, rien que ça ? Six mois sans Mojitos ? Je vous offre la tournée suivante alors.

- Tu veux nous saouler, c’est ça ? s’esclaffe Eva alors que j’observe aussi discrètement que possible le groupe d’hommes qui nous a offert cette tournée.

Ils sont quatre, et plutôt pas dégueulasses. Je suis sûre que Myriam a déjà choisi sa proie. Le petit blond tatoué aux cheveux longs doit grandement lui plaire, c’est tout à fait son genre. Personnellement, je ne cracherais sur aucun des quatre, à première vue, rien ne laisse à penser que quelque chose cloche chez eux. Pour autant, je ne suis pas du genre à débarquer à leur table et à interpeller l’un des mecs pour lui proposer de finir chez lui, faut pas déconner. Un minimum de civilité, quand même, j’ai été bien éduquée.

- Dites, les filles, vous ne trouvez pas que le roux ressemble au Prince Harry ? nous demande Eva une fois Thierry parti.

- C’est pas faux, dis-je en dévisageant davantage le fameux Harry. Pas mal.

- Bon sang, parfois, je regrette mon célibat, bougonne-t-elle en soupirant. Je me serais bien fait un petit jeu de rôle avec lui, ce soir. J’aurais joué qui il veut s’il me laissait l’appeler Prince Harry.

- Il te manque vraiment une case, toi, rit Myriam. Moi, je jouerais bien avec le petit blond. Tu crois qu’il me laisserait l’appeler Thor ?

- Et c’est à moi qu’il manque une case ! Il est tout petit et pas vraiment musclé, tu veux mes lunettes ?

- Oh, on s’en fout, en levrette, ça passe.

- Vous me dépitez, soupiré-je avant de me redresser. Merde, ils viennent déjà par là.

Effectivement, les mecs nous abordent bien facilement et Myriam et moi nous regardons en souriant. Voilà des habitués du coup d’un soir. Nous papotons un moment et mon intérêt pour chacun d’eux baisse en flèche. D’autant plus que je croise fréquemment le regard du beau brun, toujours seul dans son coin. Quand celui-ci me fait signe de le rejoindre, je conclus que ma soirée va prendre un tout autre virage que ce qui a été prévu par les mecs qui nous ont payé un verre.

- Je suis désolée, je vais vous laisser.

- Quoi ? Tu t’en vas ? me demande Myriam, intriguée mais pas plus surprise que ça vu le peu d’intérêt que je porte aux spécimens présents à notre table.

- Non, je vais aller finir mon verre avec une connaissance, souris-je en me levant.

- Une connaissance, vraiment ?

- Pas encore, mais je pourrai bientôt le considérer comme tel. Bonne soirée, et soyez en forme quand même demain matin, mesdames. Messieurs.

- Oui, Lieutenant !

Je ris en m’éloignant pour rejoindre le charmant jeune homme qui me fait une place sur la banquette. Ce soir, dernier soir de liberté, je compte bien m’offrir un ou plusieurs orgasmes en présence et avec l’aide de ce beau spécimen, avant une diète de six mois. Et puis, je rentrerai chez-moi pour profiter de ma literie douillette, avant de partir en mission et de subir l’horreur des matelas inconfortables et étroits. Et demain, alors que chacun commencera sa semaine en se disant que vendredi, c’est le weekend, moi j’embarquerai à bord d’un Hercules, l’avion de transport de troupes, pour partir en guerre en disant au revoir à mon pays pour six mois. Encore une fois. Avec la petite prière pour rentrer saine et sauve et ne pas faire de peine à mes proches. Bye bye Joker, Silvanie, me voilà !

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