Les Terres Désolées (1/2)

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Carnet de voyage de Valroth Heolan, An 117 de la Nouvelle Ere.

1er jour de l’expédition.

Ma chère Elsine,

Je rédige ce carnet afin d’immortaliser le plus important voyage de ma vie. Je ne peux m’empêcher de penser à toi en l’écrivant. Si jamais ce journal survit aux pires épreuves, les futurs lecteurs nous connaîtront tous les deux. Malheureusement, à cause des circonstances, tu n’as pas eu l’opportunité de nous accompagner. Sache que je ferai tout pour mener cette expédition à bien.

Aujourd’hui est un grand jour pour moi. Après des journées de chevauchée sur la Route Oxard, j’ai enfin atteint la cité de Kahoras. Cela faisait onze ans que je n’y avais plus mis les pieds, soit l’année où j’avais décidé de devenir aventurier. Avec une lourde peine, je t’annonce que cette ville a sombré dans la décadence. Depuis que les nobles l’ont désertée, son port constitue sa dernière richesse. La délinquance et la malpropreté règnent dans les quartiers et je ne compte plus le nombre d’habitations abandonnées, couvertes de végétation et de poussière. Les années s’écoulent à une vitesse inouïe et ne nous laissent pas le temps de nous adapter aux changements. À travers l’histoire, toutes les villes ont subi des successions d’essor et de déclin, celle-ci n’échappe pas à la règle. Au sein de ce pays, il est difficile de se targuer d’une appartenance, tant les cités présentent des différences. Par exemple, Honios est réputé pour sa culture et Phiral pour son architecture. Entre les maisons délabrées, les mendiants en quête de nourriture, les gardes corrompus et la violence omniprésente, parcourir la ville m’a hautement dégoûté. L’Enthelian recèle des lieux fascinants, mais qui revendique fièrement son identité ? Notre calendrier est celui de l’Empire Myrrhéen, notre langue est celle de la Belurdie : nous héritons notre patrimoine des pays circonvoisins. Dès le commencement de la Nouvelle Ere, notre nation est devenue très hétérogène.

Je pourrais m’étendre des pages entières sur la déchéance de Kahoras. Même si j’y suis né, je n’ai jamais eu l’intention d’y rester. Le monde regorge de paysages envoûtants qui ne demandent qu’à être explorés, voilà pourquoi j’ai tenu à rejoindre cette mission.

Fort heureusement, ma sœur avait tenu à me revoir dans une auberge à peu près correcte. Durant la soirée, les clients ont été plutôt bruyants, mais la politesse des serveurs et la qualité des plats ont vite compensé ce défaut. J’ai rejoint Vilnira dans ce cadre propice, favorable à des retrouvailles de longue date. Je sais que tu ne portes pas mon aînée dans ton cœur, et après ce qu’elle t’a fait, je te comprends. Mais les liens fraternels que nous avons tissés traversent les aléas de la vie : nous avons grandi ensemble et partagé nos aventures. Malgré son caractère parfois acariâtre, elle m’a donné le goût de l’aventure et m’a guidé en des contrées dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Au moment où elle m’a vu pénétrer l’établissement, elle s’est précipitée vers moi et m’a prise dans ses bras. J’ai répondu tendrement à son étreinte, manquant d’éclater en sanglots. Elle m’avait plus manqué que je ne le croyais.

Cependant, je te concède qu’elle n’est pas parfaite. Elle s’est entourée de mercenaires dont je doute de la loyauté. Parmi ces hommes et femmes, quelques-uns seulement m’ont paru dévoués à notre réussite. Les autres semblent uniquement intéressés par l’appât du gain. Parce qu’ils l’accompagnent depuis un certain temps, ma sœur leur accorde sa confiance. Habituellement, elle n’est pas aussi naïve, mais il lui faut bien s’entourer de compagnons. Seule la promesse d’une bonne récompense peut les motiver à s’aventurer sur un territoire aussi dangereux.

Demain dès l’aube, nous partirons vers les Terres Désolées. Pour beaucoup, cette zone déserte représente un cauchemar. Comme personne n’en est jamais revenu, nous ne pouvons leur donner tort. Crois-moi, Elsine, ce projet n’a rien d’insensé. Mon aînée le prépare depuis des mois. Elle m’a même confié qu’elle était déterminée à percer tous les mystères entourant cette région. En une dizaine d’années, nous avons voyagé dans six pays différents et affronté moult périls. À mes yeux, ce voyage-ci constitue l’aboutissement d’une vie d’aventurier. En ce moment, je suis partagé entre l’enthousiasme et la peur. Peut-être est-ce la dernière fois que j’écris sur une table impeccable et que je dors sur un lit propre. Quoi qu’il en soit, je suis prêt à m’engager dans ces contrées pleines de secrets.

4e jour de l’expédition

Si seulement tu avais pu voir notre départ ! Quand nous avons largué les amarres, des quidams nous ont regardés d’un air empathique. Ils s’imaginaient sans doute que nous partions pour ne jamais revenir. L’avenir leur dira si leurs craintes étaient justifiées. En attendant, la civilisation se situe loin derrière nous. Au-delà de nos repères, nous sommes prêts à découvrir pourquoi les Terres Désolées portent leur nom.

Notre périple débute dans des conditions optimales. Vilnira a opté pour le passage du fleuve Nildar plutôt que la frontière nord, étroitement surveillée. Cela fait trois jours que nous voguons en direction de l’aval, sur un navire adapté aux eaux douces comme à la mer. Ma sœur a dû dépenser une fortune pour engager des bons marins. Au moins, nous sommes assurés de leur intrépidité. Jusqu’à notre arrivée, nous appartenons à un équipage de matelots audacieux au sein duquel nous tentons de nous rendre utiles. La capitaine, Arda Laug, est une femme brave, charismatique et expérimentée, plus accueillante qu’elle n’y paraît. Elle traite ses compagnons avec beaucoup de respect et noue même des liens amicaux avec eux, notamment avec son second et sa navigatrice. Au fond de moi, je l’envie énormément. Parfois, j’en viens même à lui vouer une sorte d’admiration. Elle use de son autorité pour tirer le meilleur de son équipage, sans jamais trop exiger de leur part. Tous les marins, voire tous les chefs, devraient prendre exemple sur elle. Avec une telle entente, la communication est favorisée et permet d’éviter les accidents. Les marins partagent tout, se disputent rarement et acceptent toujours de s’unir dans des tâches communes. Il m’est déjà arrivé de voyager en groupe, pourtant, ce doit être la première fois que je me heurte à une camaraderie aussi prononcée. Ces personnes mènent une vie idéale : libres et indépendants, ils ont visité de multiples recoins du continent. Voyageurs impavides, ils ne reculent devant aucun danger. Penses-tu qu’il existe de meilleurs sensations que d’explorer le monde, accompagnés des gens qui tiennent à nous ? Pour être franc, je pense qu’ils figurent parmi les citoyens les plus heureux de notre pays.

Usuellement, je ne m’engouffre pas dans ce type de glorifications, mais je peux t’assurer qu’elles sont justifiées. Peu habitué à la vie maritime, je pense que Vilnira a déniché le meilleur bateau possible. Bien sûr, ce n’est pas le fruit du hasard : grâce à son influence, Arda connaît plusieurs mercenaires de notre troupe et n’a donc pas hésité à nous intégrer temporairement parmi les siens. Elle ne nous différencie pas du reste de son équipage, ce qui offre des avantages comme des inconvénients. En plus de partager leurs repas, des cabines humides mais spacieuses nous servent de chambres. D’un autre côté, nous ne sommes pas non plus privilégiés. Chaque jour, nous aidons du mieux possible aux manœuvres et aux besognes quotidiennes auxquelles tout matelot est confronté. D’ailleurs, j’ai renoncé à rédiger ce carnet tous les soirs pour cette raison. Alors que je m’accoutume à cette nouvelle routine, je préfère narrer le déroulement de notre voyage quand l’envie m’en vient.

Je commence même à m’attacher aux mercenaires. Naturellement, tous ne sont pas très fréquentables, mais la bourse de mon aînée suffit à réfréner les volontés de trahison. À moins de déclencher une mutinerie, ils ne risquent pas de tenter quoi que ce soit sur ce bateau. Mais ne désespère pas, ELsine, tu sais que je ne suis pas un homme pessimiste. Lors de nos propres aventures, tu reprochais souvent, à ma sœur et moi, de nous allier à des personnes peu fréquentables. En ce sens, tu n’aurais certainement pas apprécié ces stipendiés. Toutefois, je t’assure que derrière une cupidité presque innée se cachent des individus très humains. Plusieurs défendent des valeurs dubitables, mais je te promets qu’ils n’ont aucune intention malveillante.

De jour en jour, nous nous rapprochons des Terres Désolées. Si le courant reste aussi favorable, nous devrions les atteindre d’ici quelques jours. Des signes annonciateurs présagent de l’atmosphère sinistre qu’il doit y régner. Le ciel s’assombrit, la fraîcheur de l’air s’accentue, le climat se fait plus capricieux et la température décroît progressivement. Même si la saison perd de ses bienfaits, notre optimisme ne dépérit pas. Nous connaissons notre objectif, il ne tient qu’à nous d’y parvenir sans accroc. À l’extrême nord du pays, on n’aperçoit pas l’ombre d’un village. Aucun avertissement ne nous ralentit, sinon nos propres appréhensions. Ne t’inquiète pas, Elsine : nous ne commettrons pas les mêmes erreurs que nos prédécesseurs.

8e jour de l’expédition

Nous sommes arrivés aux Terres Désolées. Pour autant, il vaut mieux ne pas se réjouir : le plus dur est devant nous. Depuis un siècle, maintes rumeurs circulent sur ce territoire à la réputation sinistre. Force est de constater qu’elles décrivent la réalité. Jusqu’à présent, je me demandais si je devais regretter d’être venu. Sans hésiter, j’affirme avoir foulé des décors plus flamboyants, et surtout plus vivants.

Après une semaine de navigation, nous avons dû quitter le navire. Pour cause, en nous rapprochant de notre destination, le fleuve devenait plus étroit et semblait même s’assécher. Face à cette observation, Arda a été obligée d’arrimer son bateau sur le rivage. En guise de bonne volonté, elle s’est excusée et nous a confié quelques provisions au cas où il viendrait à nous en manquer. Nos adieux ont conclu notre alliance de courte durée. Au moins, je garderai une opinion positive d’eux : ils ont accompli ce pourquoi Vilnira les avait payés. Désormais, le succès de notre expédition repose entièrement entre nos mains. Autant admettre que l’angoisse ne me quitte plus. Ma sœur a beau feindre le contraire, elle ne se sent pas sereine non plus, j’en suis certain.

Fouler les Terres Désolées nous enferme dans la morosité. Imagine un territoire sans vie. Où que nous allions, nous n’apercevons aucune verdure. Il s’agit d’un lieu désert au sens propre du terme : pas le moindre brin d’herbe n’attire notre regard. Je ne parle pas simplement d’un pays abandonné par l’être humain où la nature aurait pu évoluer d’elle-même. Non, ici, il n’existe rien d’autre que la mort. Aucun animal ne gambade autour de nous, aucune rivière ne s’écoule paisiblement, aucun champ ne croît au gré du vent, aucun oiseau ne bat des ailes en pépiant et aucun arbre n’encadre de cours d’eaux limpides. De toutes les terres que j’ai arpentées, celles-ci sont sans conteste les pires. Un silence lugubre s’étend en permanence tandis que d’épais nuages gris couvrent le ciel. Par conséquent, l’obscurité altère nos repères à tout moment de la journée. Pour un aventurier comme moi, ce n’est vraiment pas dépaysant. J’espère que ce voyage nous apportera vraiment quelque chose. Une journée d’exploration ne suffit pas à appréhender les mystères d’un pays détruit. En attendant, tout n’est que ruine et désolation. Nous n’avons pas vu une seule parcelle de terre habitable, juste des roches grisâtres et froides qui se ressemblent toutes. Unique décor des environs, elles se déploient à perte de vue. Ces premières heures d’exploration m’ont fatigué. Comment pouvons-nous garder le moral ? Nul aventurier ne souhaiterait pénétrer dans un tel territoire.

Vilnira, au contraire, ne désespère pas. Tu la connais : peu importe où elle va, elle ne renonce jamais à son but, en particulier si des enjeux importants rentrent en compte. Mieux encore, elle s’efforce de m’exhorter chaque fois que je perds ma motivation. Elle m’a assuré qu’avec de l’obstination, nous parviendrons à faire de fabuleuses découvertes. J’aimerais que l’avenir se dirige selon nos désirs, mais la réalité n’est jamais aussi simple.

Ici, nous ne tirons aucun plaisir de nos habitudes de voyageurs. Les encouragements intermittents de mon aînée n’ont pas délivré les mercenaires de leur maussaderie. Elle leur avait garanti une récompense à la hauteur, mais cela ne rend pas le trajet plus agréable. Pour nous tous, s’enfoncer au plus profond de cette nation ravagée devient pénible. Contrairement à moi, les mercenaires s’efforcent de ne pas laisser leurs impressions guider leurs actions. Ils réalisent ce qu’on leur demande et s’y appliquent par tous les moyens. Mais Vilnira n’est pas dupe : elle est consciente que l’amitié ne s’achète pas. D’ailleurs, avant de s’endormir, elle m’a même avouée qu’elle jalouse légèrement Arda. Je lui ai répondu que diriger un groupe est moins facile que d’en suivre un. Elle a acquiescé avant de s’enrouler dans son duvet. Ces temps-ci, je ne parviens pas à me consoler, alors comment pourrais-je rassurer mes proches ? Je suis désolé, Elsine. Ma relation avec ma sœur est très complexe. Avec toi, je parviens à partager naturellement mes sentiments…

En écrivant ce carnet, je m’interroge sur la portée de mes mots. Tous mes compagnons dorment. J’enchaîne les phrases, sous une voûte céleste que je ne suis pas apte à distinguer. Je m’apprête à dormir à la belle étoile, si ce terme est approprié. Cette nuit, je ne suis pas le fier aventurier qui trépigne d’impatience à l’idée de parcourir des landes inconnues. Je crois que nous ne sommes plus que des âmes égarées.

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