Premier contact (2/4)

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 Les voix se turent et les ténèbres l'engloutirent. Il se trouva tout à coup prisonnier d'un étau liquide aussi obscur que l'objet qu'il venait de toucher, le chant d'une baleine résonnant quelque part au loin. Stupéfait, il prit une inspiration, et l'eau s'engouffra aussitôt dans sa gorge, lui broyant les poumons et lui comprimant l'estomac. Il ressentit alors la terrible pression qui régnait autour de lui ainsi que le froid paralysant des abysses. Ses yeux s'enfonçaient dans leurs orbites sous le poids de l'océan mais il se força à les garder ouverts, cherchant désespérément un rai de lumière vers lequel se diriger, quelque part au-dessus ou au-dessous de lui. Mais il ne voyait rien, pas même les bulles d'air qu'il laissait s'échapper en poussant un cri de terreur. La panique s'empara de lui. Il n'entendait plus que le bruit singulier et terrifiant de l'eau bouchant ses oreilles. Je vais mourir. Je vais mourir de la plus affreuse des façons, et personne ne me retrouvera jamais. Et dans son esprit réapparurent les visages spectraux qui hantaient ses nuits depuis des mois. Il se débattait vainement lorsqu'une ligne phosphorescente se dessina devant lui. Elle s'élargit lentement sous ses yeux horrifiés, encore et encore, jusqu'à prendre une forme circulaire de plusieurs mètres de circonférence. Une auréole verdâtre cerclant une pupille ambrée venait d'apparaître au cœur de l'obscurité, et il se sentit défaillir lorsqu'il réalisa qu'il s'agissait d'un œil gigantesque. Le Passeur assistait à ses derniers instants, au fin fond de son royaume aqueux. Dans un ultime geste de désespoir, Roivas tenta de se soustraire à cette vision cauchemardesque en nageant de manière désordonnée.

 - Noirmarais... Je t'attends, descendant des Fendragon...

 Le chevalier ne put retenir sa respiration plus longtemps. Il recommandait son âge à la Source lorsque ses poumons se remplirent à nouveau d'air et non d'eau. Victime d'une violente quinte de toux, il s'effondra au pied de l'autel, nauséeux, des filets de salive accrochés dans sa barbe. Toussant et crachant, il ouvrit une main agitée de tremblements pour constater d'une vision trouble que la perle d'obsidienne s'y trouvait. Profondément ébranlé par ce qu'il venait de vivre, il éprouva toutefois un vif soulagement en la voyant et il referma avidement ses doigts sur elle.

 C'est alors qu'il réalisa qu'il n'était plus seul.

 Il entendit quelque chose se mouvoir lourdement dans le bassin en contrebas, et il chercha à tâtons le glaive qui se trouvait dans le compartiment de l'autel. Sa main rencontra le pommeau de l'arme et il s'en empara gauchement en se remettant tant bien que mal sur pieds. Il fit volte-face, à bout de souffle et de courage, et il aperçut une silhouette massive en bas des marches. Elle se mit à gravir maladroitement les escaliers, et à mesure qu'elle s'approchait, Roivas put distinguer son effrayante physionomie. Son visage - qui rappelait en tous points les cagoules portées par Garvey et ses complices - était celui d'un amphibien aux yeux trop espacés et à la gueule hérissées de dents triangulaires. Ce que le chevalier devinait de son torse était protégé par une carapace, sans qu'il soit capable de dire avec certitude s'il s'agissait d'une partie de son anatomie ou d'une antique pièce d'armure. Les scarifications sur les membres antérieurs de la créature témoignaient des effroyables affrontements qu'elle avait dû mener sous la surface, et ses nageoires dorsales formaient une excroissance qui la forçait à se maintenir courbée. Elle tenait dans ses griffes un harpon en os.

 - Oh, par pitié... laissa échapper Roivas dans un croassement, la peur suppurant de chaque pore de sa peau. Pas maintenant...

 Mais la créature demeura insensible à ses supplications. Les branchies de son cou expulsèrent bruyamment une eau en forme de crachin, puis elle ouvrit la bouche en une aspiration douloureuse avant d'élever un bras musculeux à hauteur de son visage. Elle lança alors le projectile dans un grognement sourd. Le chevalier se jeta sur le sol, pantelant, et la pointe acérée de la lance ricocha contre l'autel après l'avoir frôlé de quelques centimètres. Grondante de frustration, l'amphibien dégaina une coutelas de granit et reprit sa laborieuse ascension. Il avait beau être lent, l'état de Roivas était tel qu'il avait le plus grand mal à se relever. Il n'était pas certain de pouvoir se redresser avant que la bête ne l'atteigne. Il avait seulement réussi à se remettre à genoux lorsqu'elle l'atteignit, levant son poignard pour le frapper. C'est à ce moment que retentit un formidable coup de tonnerre qui se répercuta contre les parois de la caverne. La créature sursauta et laissa échapper un cri rauque. La lame rudimentaire lui glissa des mains et tomba quelque part au-dessous d'eux dans un cliquetis, puis ce fut au tour du monstre de perdre l'équilibre et de chuter de plusieurs mètres en contrebas. Une odeur de chair calcinée se propagea alors dans la grotte. Lorsque la fumée se dissipa, il vit apparaître avec surprise la silhouette élancée de la sorcière, les doigts encore crépitants d'électricité. Sans l'ombre d'une hésitation, elle traversa le bassin jusqu'à atteindre la créature agonisante. Là, elle posa une main auréolée d'une lueur verte sur le front de la bête couverte d'écailles et elle se mit à réciter une mystérieuse incantation aux sonorités très gutturales. La chose se tordit de douleur, soulevant des gerbes d'eau, puis elle se raidit avant d'être tout à fait inerte.

 Roivas demeurait immobile, fixant la sorcière des terres sauvages en cherchant à réorganiser le fil de ses pensées. C'était comme si on lui avait pompé toute son énergie : il avait l'impression de n'être plus qu'une coquille vide. La jeune femme leva la tête et croisa son regard. Elle le considéra longuement, sans un mot. Puis elle pataugea jusqu'au pied de l'escalier et le rejoignit d'un pas leste.

 - Vous l'avez touchée ? lui demanda-t-elle sans ambages.

 - De quoi parlez-vous ? répondit Roivas d'un ton las.

 - Je vous parle de la perle, bien sûr. Je vois qu'elle n'est plus à sa place. Vous l'avez prise ?

 - Ah... Oui.

 - Comment pouvez-vous être encore en vie ? Comment pouvez-vous seulement être encore sain d'esprit après avoir été en contact avec cet artefact ?

 Roivas baissa les yeux sur son poing fermé, celui qui tenait l'objet.

 - Je voulais m'assurer que les complices de Garvey ne s'en étaient pas emparés... Elle ressemblait à une perle tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, si l'on faisait abstraction du fait qu'elle lévitait. Je l'ai touchée... et puis voilà.

 - Vous étiez supposé vous occuper d'eux et rien de plus, lui reprocha-t-elle en le foudroyant du regard. Personne ne peut prétendre à cet héritage. C'est... trop dangereux. Il s'agit d'une chose qui échappe à toute compréhension humaine.

 - Vous m'aviez mis en garde contre ces hommes, et je les ai poursuivis. Lorsque je suis arrivé, ils étaient déjà morts. J'ai essayé de faire au mieux, alors je me suis approché de l'autel pour vérifier si l'objet était toujours là. Et... j'ai entendu des voix. Je crois... que ce sont elles qui m'ont poussé à prendre la perle.

 Elle l'examina encore un instant, puis elle sembla se radoucir. Elle conservait néanmoins cette dureté qu'il avait perçu en elle lorsqu'il était à son chevet, plus tôt dans la soirée.

 - Vous devez me prendre pour fou, n'est-ce pas ?

 - Non. Je crois que vous dites la vérité. Ce n'est pas vraiment ce que j'avais prévu, mais nous allons faire avec. Est-ce que vous arriverez à vous relever, Messire Roivas ?

 Le chevalier soupira.

 - D'abord Tolfdir, maintenant vous... Comment savez-vous qui je suis ? Je n'avais jamais mis les pieds à Hautecime avant d'y être précipitamment envoyé par l'Ordre.

 - Je ne doute pas que vous avez de nombreuses questions. J'y répondrai, vous avez ma parole. Mais nous devons tout d'abord remonter à la surface avant que la marée ne monte.

 Il fit oui de la tête. Il n'avait qu'une envie : quitter ce lieu maudit au plus vite. Glissant la perle dans une poche de sa tunique, il lui fallut quelques secondes avant de pouvoir tenir à nouveau debout sur ses deux jambes.

 - Ça va aller ? demanda-t-elle en cherchant à lui venir en aide.

 - Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-il en repoussant sa main. J'en ai vu d'autres. Ouvrez donc la marche.

 Elle haussa les épaules et dévala les marches. Arrivée au pied du promontoire, elle se retourna et lui adressa un regard de défi. Roivas la rejoignit aussi vite qu'il en fut capable, étouffé par l'orgueil et le souci de ne dévoiler aucune faiblesse.

 - Je crois qu'il faut que je vous remercie, concéda-t-il à contrecœur. Sans votre intervention, je serais sans doute mort à l'heure qu'il est. Vous m'avez sauvé la vie et j'ai peut-être sauvé la vôtre en tuant Garvey. Je crois que nous sommes quittes, désormais.

 Elle lui adressa un demi-sourire.

 - Vous tenez mal vos comptes, Messire. J'ai un coup d'avance sur vous. Sans moi, vous auriez péri en même temps que vos hommes au beau milieu de la Mer d'Écume. Je dirais au contraire que vous m'êtes encore redevable.

 Et elle reprit sa route en direction du passage qui menait vers les galeries supérieures. Interloqué, Roivas sollicita les bribes de souvenirs qu'il lui restait de cette terrible nuit. Il se souvint du naufrage, des tentacules du Passeur s'abattant sur le Naufrageur, de sa chute sur le pont... Quelqu'un l'avait effectivement tiré jusqu'au caisson à cordages, lui offrant un bref moment de répit. Comment avait-il survécu au naufrage en lui-même, il ne pouvait l'expliquer. Mais peut-être cette intervention avait-elle joué en sa faveur. Il se précipita dans le sillage de la sorcière.

 - Vous voulez dire que vous étiez sur le navire ? Cette silhouette... c'était vous ? Comment auriez-vous pu ? C'est impossible.

 Elle se tourna vers lui. L'impatience se lisait sur son visage.

 - Pourquoi vous mentirais-je ?

 - Je connaissais chacun des membres de l'équipage, répliqua-t-il. Aucun Nordique ne se tenait à mon bord. Tous étaient originaires de Saintefontaine, choisis par mes soins. Vous n'étiez pas sur mon vaisseau.

 - Je n'ai eu aucun mal à me glisser dans la cale lors de votre halte sur les terres de Hjalmar Brisebouclier. Et dans le chaos général qui régnait à l'apparition de Celui qui voit tout, personne n'a essayé de me retenir lorsque j'ai rejoint la chaloupe que j'avais attachée à la poupe de votre navire.

 - Les débris que j'ai trouvé sur les rochers venaient de votre embarcation alors... Comment avez-vous réussi à atteindre la berge par un grain pareil ? La mer était complètement démontée !

 - Et pourtant, je me tiens là devant vous, non ?

 Elle soupira, agacée, et poursuivit :

 - Si vous voulez tout savoir, mon accostage a été plutôt... mouvementé. Mon embarcation s'est brisée sur les rochers alors que je tentais de rejoindre le quai. Je pensais être arrivée avant les hommes de la Confrérie, mais ce n'était pas le cas. J'avais à peine mis un pied sur l'île qu'ils me sont tombés dessus. Si je n'avais pas été sonnée, j'aurais pu m'occuper personnellement de leur cas et je n'aurais pas eu besoin de vous. Et si vous vous demandez encore comment j'ai pu survivre en mer par ce temps, faites donc appel à votre imagination. Je suis une sorcière, n'est-ce pas ? Je dispose d'assez d'outils pour survivre dans les terres sauvages, alors pourquoi pas sur les flots ?

 - Mais si cette île était votre destination initiale, pourquoi avoir pris le risque de vous faire devancer dans le seul but de me sauver ? Et pourquoi moi, d'ailleurs, et pas un autre ?

 - Parce qu'on me l'a demandé. Je vais être franche avec vous : je ne voyais pas l'intérêt de vous mettre dans ce caisson. J'étais persuadée que vous alliez mourir comme tous les autres. Mais vous avez survécu au naufrage. Je n'avais pas prévu non plus que vous toucheriez l'artefact, et pourtant vous êtes toujours en vie. Tout cela reste très obscur pour moi aussi, mais vous allez pouvoir poursuivre ce que vous avez débuté l'autre nuit, et c'est tout ce qui compte à l'heure actuelle. Je peux vous mener aux hommes que vous poursuiviez par monts et par vaux. Si c'est toujours ce que vous souhaitez, suivez-moi. Et si ce n'est pas le cas, rendez-moi la relique et allez-vous-en. Mais ne comptez pas sur moi pour vous donner davantage de renseignements.

 Comme Roivas demeurait immobile, vaguement inquiet à l'idée de se défaire de cet étrange objet, elle hocha lentement la tête.

 - C'est bien ce que je pensais...

 Elle s'engagea dans un étroit passage et remonta la galerie jusqu'au mur effondré qui donnait sur le phare. Ses explications concordaient avec les découvertes que Roivas avait faites sur la grève. Elle a l'air de me dire la vérité. Et si elle peut m'en apprendre plus sur le navire que je poursuivais, alors j'ai tout intérêt à la suivre.

 Tout comme Garvey, elle semblait connaître le phare et son agencement. Ils traversèrent les dépendances jusqu'au réfectoire, et l'Impérial fut soulagé de retrouver cette pièce chaude et lumineuse. Tolfdir était assis à la grande table, le visage enfoui dans ses mains osseuses pigmentées de tâches de vieillesse. Comme il ne bougeait pas, Roivas pensa d'abord qu'il s'était assoupi. Mais en réalité, il pleurait. La jeune femme fit signe au chevalier de s'asseoir avant de se rendre près du feu. Une marmite était suspendue dans l'âtre. Elle la tira vers elle à l'aide du tisonnier et ôta le couvercle. De la vapeur s'éleva, accompagnée d'odeurs : grains de blé, racines et un tout petit parfum de viande, presque effacé par la cuisson. Le chevalier s'assit à côté du gardien et posa le glaive devant lui. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il prit conscience du calme qui régnait sur les lieux : la tempête était tombée, et il n'entendait plus ni le bruit de la pluie s'écrasant contre les carreaux, ni les lamentations du vent s'insinuant dans le moindre interstice. Il faisait nuit et seuls les crépitements du feu venaient troubler la quiétude de la grande salle. Il les trouvait particulièrement agréables et rassurants après ses pérégrinations dans les souterrains humides qui couraient sous le phare.

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