Le Passé

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  • A quoi tu penses ? me demanda Marta en s'asseyant à mes côtés.

Il n'y avait personne, nous étions seuls dans la salle à manger austère qui resterait vide jusqu'à demain matin. Ses paroles résonnèrent sur les murs recouverts d'un carrelage blanc aseptisé et se perdirent entre les quelques tables qui n'avaient pas encore été rangées. Aujourd'hui, c'était mon tour de débarrasser et de remettre le réfectoire en ordre, mais au rythme où je m'activais, je n'étais pas prêt d'avoir fini. Au Refuge, j'avais dû me plier à ces règles toutes plus absurdes les unes que les autres. Ne pas tuer. Ne pas trop provoquer ses voisins de palier. Et surtout, ne pas faire de vagues une fois dehors.

Les Ordinaires, les gens qui ne sont pas comme nous quoi, ne devaient rien savoir. Pour eux, nous n'existions pas. Pour les protéger de nous. Pour nous protéger d'eux. Les chasses aux sorcières avaient été trop nombreuses par le passé pour nous faire courir le moindre risque. Alors nous devions nous fondre dans la masse, comme si nous vivions une vie semblable à la leur. Une vie d'humain normal, qui ne menace pas d'exploser à tout instant. Banale à pleurer.

Je me souviens avoir longuement protesté, mais le Directeur avait été très ferme à ce sujet : "Ma maison, mes règles. Tu n'en fais qu'à ta tête, tu dégages. Clair ?" Oh oui. Limpide, même. Je n'avais pas l'intention de me retrouver à la rue si vite après ma Chute. J'étais encore convalescent, non ? Mais réprouver toutes ces pulsions était infernal. C'était ma punition. J'avais péché, et j'avais été banni. J'avais tout perdu. Sauf cette irrépressible soif de sang et de violence qui menaçait à tout instant.

  • Il y a quelqu'un, là dedans ? réitéra Marta en faisant crisser une fourchette sur la table de métal.

Le bruit me hérissa le poil et me tira de mes pensées. Je lui souris. Marta était la seule qui n'était pas effrayée lorsque je souriais. Même Rose avait peur de moi. Je l'avais vu. Ca m'avait fendu le coeur, et j'étais parti. Nous nous étions réconciliés. Plus ou moins. Disons que nous nous étions pardonnés. Après notre discussion, elle s'était endormie et je l'avais laissée se reposer dans sa chambre. J'étais descendu donner un coup de main à Lux et Nox, nos chefs d'étage respectifs.

  • Tu sais, je ne peux pas lire dans tes pensées. Alors crache le morceau. Si c'est à cause de Rose...
  • Je n'ai pas envie de parler de ça, répondis-je sèchement en lui arrachant la fourchette des mains.
  • Dis-moi, alors. Arrête de jouer le type mystérieux et incompris.
  • Regardes, plutôt. C'est trop compliqué à expliquer.
  • Ce n'est pas encore un de tes souvenirs morbides, hein ? J'en ai ma claque de rentrer dans ta tête juste pour te voir jouer avec une de tes victimes, Gabriel...
  • Tu ne sauras pas si tu ne viens pas, répliquai-je, moqueur.

Décidément, Marta ne changerait jamais. La télépathe avait été la première à m'accepter tel que j'étais, là où je n'inspirais que crainte et méfiance aux autre Réfugiés. Lux avait eu du mal à se faire à ma présence. Ange et Démons ne font pas bon ménage, c'est sans doute pour cela...

Je n'eus pas le temps de dire ouf que Marta me prit par la main et établit le contact. Ce n'était pas la première fois, mais la sensation de perdre tout contrôle était toujours aussi désagréable. Le souffle court, je m'aggripai au rebord de la table et la laissait entrer dans mon esprit, lui laissant toute la place dans cette pensée si particulière.


********


La houle s'écrasait contre la falaise, projetant gouttelettes et nuées d'écume, retentissant avec fracas dans la Baie. Je me tenais là, assis paisiblement, baigné par la noirceur de la tempête, entouré de mon aura dorée qui assombrissait plus encore les Cieux en furie.

Pieds nus dans le vide, à la merci des vagues déchaînées, l'air iodé emplissait mes poumons d'une brise aigre-douce qui me brûlait de l'intérieur. Mes cheveux blancs se détachaient de l'horizon au rythme des bourrasques qui les malmenaient.Je souris lorsqu'une averse se mit à tomber, froide comme un cauchemar, dure comme un adieu, et je vis la masse noire des nuages d'avancer vers la Terre, le coeur plein de souvenirs, l'âme pleine de sentiments. Tout cela me rappelait les Jardins d'Eden.


Il y avait le Jardin des Glaces, un étroit couloir perpétuellement enneigé, où les stalactites translucides se dressaient comme des miroirs. Je me souvins y avoir eu si froid, lorsque j'y avais passé des heures à broyer du noir. Le gel se formait et raidissait mes vêtements, me forçant à avancer le plus vite possible parmi les rares roses artificielles qui ressemblaient à des tâches de sang sur un tissu blanc.

J'y avait joué à attraper les flocons de neige qui pleuvaient d'un ciel immaculé, les laissant fondre sur ma langue avant de fermer brusquement la porte derrière moi pour faire face à la fournaise du volcan souverain du Jardin de Feu.Celui-là agressait la vue, le magma se reflétait dans les feuilles des arbres de rubis, des cerisiers d'ambre et d'onyx qui s'élevaient dans cette atmosphère pesante et étouffante.

On traversait par un pont suspendu comme par magie, la lave écarlate coulait en contrebas, visqueuse et ardente sous mes pieds d'angelot. Généralement, je me pressais de quitter les lieux. Cet endroit me faisait peur. J'avait l'impression d'être mis à l'épreuve à chaque pas, comme sur une corde raide qui menaçait de rompre à tout instant. Comment Dieu en était-il arrivé là ? La touffeur me prenait à la gorge, les ombres projetées par les lumières écarlates ressemblaient aux regards cruels des anges Infernaux.

Alors je pressais le pas, courant presque jusqu'au dernier Jardin que Notre Père avait façonné au gré de Ses envies.Le Jardin de Fer. Là, volaient des oiseaux d'acier étincelant dont le plumage produisait un son métallique qui apaisait mes craintes. Il y avait le tictac du vent dans les feuilles d'argent des saules pleureurs, sans toutefois parvenir à les ébranler.

J'aimais m'asseoir en haut des sept marches d'or blanc qui menaient vers l'extérieur, et observer tout ce petit monde immobile. Immobile et paisible, tout en nuances de métal, du sol aux cimes en passant par les petits animaux artificiels et métalliques qui se mouvaient dans le Jardin.


J'allais bientôt Tomber, je le sentais au plus profond de mes ailes. Mais je m'étais enfin Réveillé. Mon heure était venue. Le sang de mes semblables entâcherait mes mains à jamais.

Le Jardin d'Eden n'avait rien d'un havre de paix.

Voilà à quoi me faisait penser cette tempête de colère.

A un passé lointain, peuplé de fantômes et de lieux que je ne reverrais pas.

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