La Tour

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— Non, non, non et non ! Ce n’est pas possible ! Qui m’a donné des ouvriers pareils !

Les pas de l’architecte résonnaient sur le pavage de marbre de son bureau. Il allait et venait, furieux, jetait en tous sens plans, rouleaux de parchemin et tablettes de cire. Son visage était écarlate, ses tempes battaient à tout rompre et ses yeux, injectés de sang.

Depuis cinq bonnes minutes, son assistant observait cette scène. Bien sûr, il avait déjà vu de pareils emportements chez son maître. Il en avait même parfois été la cible privilégiée. Mais cette colère serait la mère de toutes les colères. Celle dont l’effet destructeur ne laisserait derrière elle qu’un tapis de cendres, une terre stérile pour les siècles à venir. Aussi avait-il avec sagesse regagné son coin de repli préféré, le plus éloigné de l’œil du cyclone, idéalement plongé dans une pénombre bienvenue.

— Le pal ! Voilà ce qu’ils méritent ! Le pal. Ou l’huile bouillante. Non, les deux. C’est cela, les deux. Et l’écartèlement. Ou la lapidation. Appelez-moi le contremaître immédiatement ! Caleb ! Caleb, où es-tu encore caché, assistant de pacotille ?

— Ici, votre suprématie.

— Maître.

— Maître ?

— Maître, c’est mon titre, ainsi que l’on doit me nommer.

— Ha.

— Va me chercher Seth. Je dois lui donner mes consignes pour ces ouvriers.

— Vous êtes certain de cela, votr... Maître ?

L’architecte arrêta ce va-et-vient démoniaque et jeta un regard de braise à son assistant, qui le glaça d’effroi.

— Discuterais-tu mes ordres ?

Le pauvre être se plia jusqu’à terre, tout en gardant un œil sur M.Colère. Les coups de savates fusaient vite dans ces moments là.

— Je n’oserais, Maître. Mais attendent dans le vestibule les délégués des ouvriers, et je crains que leur ramener monsieur Seth ne les courrouce plus encore.

Il allait exploser. Caleb le pressentait, il allait exploser. Et l’on ne retrouverait plus de lui que quelques morceaux de chairs éparses aux quatre coins du chantier.

— Ces délégués ! Mais pourquoi sont-ils ici ? Ils devraient croupir en prison, ou servir de nourriture aux rapaces dans le désert.

— C’est que vous les avez convoqués, voyez-vous.

— J’ai ?

— Oui, vous.

— Ha.

Silence.

— Bien, qu'ils entrent, alors.

Les trois représentants du prolétariat franchirent la porte que Caleb venait d’ouvrir. Impressionnés par les lieux, ils auraient préféré en toute honnêteté rester en compagnie de leurs camarades plutôt que de se retrouver à affronter cette bête furieuse. Mais voilà, ils avaient voté, et on les avait désignés pour être les émissaires. Contre leur volonté, bien sûr. Les concepts de négociation syndicale et de droits sociaux restaient encore flous à cette époque, et il n’était jamais bon de revendiquer un avantage ou un autre. Pas en tout cas si l’on voulait fonder une famille ou conserver une tête pour y poser son couvre-chef.

— Parlez, je vous donne trois minutes !

— Pas plus, Maître ? avait osé le premier.

— Je peux vous accorder l’éternité entière dans un cachot, si vous préférez.

— En ce cas, trois minutes, c’est parfait.

— Donc... vos... Comment dites-vous ? Vos revendications, c’est cela ?

— Exactement, répondit le second qui s’était toujours fendu d’être habile parleur. Nos revendications. Nous souhaitons moins de coups de fouet, de la viande une fois par mois, et le repos de douze heures.

— Douze heures ? Mais vous délirez ! hurla l’architecte. Douze heures de repos par semaine ? Comment voulez-vous que je m’en sorte à ce compte-là ? Six heures, pas une de plus, et je me tranche la gorge ! Et pour ce qui est des coups de fouet, je ne les baisserai pas, c’est hors de question ! Tout juste puis-je demander aux contremaîtres de lever un peu la main de temps en temps.

— Et la viande ? osa le troisième négociateur-pas-volontaire.

— La viande, vous irez la chercher vous-même si vous le souhaitez. Il paraît que l’accès aux fosses aux lions est très aisé.

L’homme regarda sa clepsydre, puis adressa un sourire carnassier aux trois délégués.

— Je crois que nos trois minutes sont écoulées. Cette discussion m’a captivé. Vraiment. Et à présent, vous allez me faire le plaisir de décarrer d’ici avant que je vous colle mon pied dans le fondement.

— Comment s’appelaient-ils, ceux-là, Caleb ?

— Caïn, Gaspard et Tobias. Ils sont inséparables. À tel point que tous sur le chantier les nomment juste par leurs trois initiales.

— Amusant. Mais je m’en tamponne. Qu’on les empale, s’il vous plaît.

— Qu’on ?

— Vous discutez ?

— Non, pas du tout. On empale, donc, on empale.

— Bien. Ai-je encore d’autres quémandeurs ? Il se fait tard, et l’on m’attend chez le Roi Nemrod.

— Oui, Maître, il y a là un homme encapuchonné qui patiente depuis plusieurs heures.

L’architecte était toujours tendu. L’alcool de figue qu’il venait de s’envoyer n’avait pas fait de miracle. Et l’évocation du pal, encore moins. Il se massa les tempes avant d’ajouter, d’une voix terne :

— Amène-le-moi, en ce cas. Et tire-toi, je te prie.

Le visiteur se tenait face à lui, le visage à présent découvert. Deux yeux globuleux, un nez plus proche d’un mufle aux dents proéminentes, et des cornes entortillées sur le haut du crâne lui donnaient l’air de provenir d’un croisement entre un cheval malade et un bouc centenaire.

L’architecte était resté silencieux, se demandant s’il n’avait pas abusé de l’alcool de figue, avant de se résigner et de faire s’asseoir l’étranger.

— Vous avez…

— Trois minutes, je sais. Permettez-moi de me présenter. On me prénomme Akh’Rhadg’kaar. Ce qui veut plus ou moins dire le-destructeur-des-mondes-le-faiseur-de-veuves-et-d’orphelins. À une traduction près, bien sûr.

— Ha.

— Oui. Je suis ce que l’on appelle un Dieu. Un des nombreux Dieux sur cette Terre, en réalité.

— Enchanté.

— Moi de même. Jusqu’ici, tout allait bien pour nous, on se partageait les troupeaux, quelques guerres tribales, un ou deux massacres au nom d’une croyance ou d’une autre, bref, une sorte de routine bienvenue. Mais Il est arrivé. Personne ne l’a vu venir. Ni grand ni petit, il ne possède qu’une seule tête, deux bras et deux jambes. Aucun style. Du menu fretin, en somme.

La divinité, tout en continuant de parler, avait croisé ses jambes, laissant apparaître une paire de sabots fourchus et des écailles sur ses mollets de champion.

— Et il a tout raflé ! Absolument tout ! ajouta-t-il.

— Raflé ? C’est fâcheux.

— Plus que ça ! Car chez les Dieux, une seule règle : qui n’a plus d’adorateurs disparaît.

— Impitoyable.

— Exactement ! Et nos ouailles devinrent de moins en moins nombreuses. Nos temples se vidèrent. Il ne resta plus à la fin que quelques éclopés qui pourrissaient, ou des vieilles qui bavaient dans leur soupe.

— Écœurant.

— Je confirme. Sans compter l’odeur. Mais passons. Ils ont donc tous disparu, les uns après les autres, mes amis divins. Ne subsiste plus que moi, ultime petit-dieu. Et l’Autre, bien sûr. Et c’est là que vous intervenez.

— Moi ?

— Vous.

— Ha.

— Vous bâtissez cette tour pour rejoindre les cieux, si je ne me trompe. Au nom de l’Autre. Ne niez pas, je le sais.

— Admettons.

— Je l’admets. Je vous propose donc de le faire pour moi.

— Rien que ça ? Et que vais-je y gagner ?

— Mais la puissance, évidemment. Vous serez mon seul et unique émissaire sur terre. À vous la richesse, les femmes, les vins et les mets délicats.

— Et le pal ?

— Heu... Oui, et... le pal, bien sûr. Je n’ai rien contre les pratiques... originales.

— Mais Il va être courroucé. Et ses colères...

— J’en fais mon affaire. Une fois arrivé là-haut, chez Lui, c’est à coup de sandales que je vais vous le faire redescendre sur terre. Et avec tout ce qu’Il vous a fait, le Déluge, le Jardin et tout le cirque, c’est pas cher payer.

L’architecte resta pensif de longues minutes. Il se grattait sa barbe tressée avec soin, signe d’intense réflexion. On pouvait voir ses yeux briller par moment, et un sourire se dessina petit à petit sur son visage.

— Hé bien, Monsieur le Destructeur, je vous dis tope…

BOUM

— Votre Divinité, qu’avez-vous fait ?

— Moi ? Mais rien, Gabriel, rien.

— Ne mentez pas, je vous ai vu. La Tour. Vous l’avez rasée.

— Non.

— Qu’a-t-on dit sur les mensonges, votre Honorabilité ?

— Bon, bon, bon. Elle allait s’effondrer, de toute façon. Trois étages de plus et patatra. Cet architecte était un incapable.

— Peut-être, votre Grandeur, mais n’avez-vous pas promis d’arrêter de tout détruire dés que vous êtes contrarié ?

— Même pas, d’abord. Ils ne font rien qu’à me chercher, ces humains. Je leur ai donné la vie, un jardin, de jolis cheveux et, comble du bon goût, des pouces opposables. Et que font-ils de tout ça ? Que des conneries, nom de Moi ! Et que ça se trahit, et que ça se fait la guerre, et que ça se marie entre cousins. Des dégénérés, ils vont m’en faire des dégénérés !

— Peut-être, mais en attendant, ils vont encore jaser, en bas. Ils commencent à Vous connaître, Vous savez, et il ne faudra pas longtemps pour qu’un messie illuminé annonce en Votre Nom que c’est Vous qui avez détruit la Tour.

— Je n’y avais pas songé. Ce serait embêtant.

— Fort.

— Donc, j’agis.

— Mais…

— Qu’ils parlent mille langues !

— Mille ?

— Mille ! Le temps qu’ils se comprennent à nouveau, j’aurai bien trouvé comment leur envoyer un prophète leur créer une église digne de ce nom. Et appelez-moi ce capitaine de l’Arche.

— Noé ?

— Oui, c’est ça. J’aimerais bien savoir pourquoi il a eu l’idée de sauver ce stupide dodo !

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