ÉPILOGUE 2/2 -  Tes yeux noirs

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EPILOGUE 2/2 - Tes yeux noirs*

Chiara avait eu la sagesse de faire un testament officiel dont la teneur était simplissime : Pietro héritait de tout… Sauf de la maison de Cargèse, qu’elle partageait entre Louka et lui : moitié-moitié. Comme toujours, elle s’était montrée juste, attentive, bienveillante. Maternelle.

Louka en fut profondément touché. En sortant de l’étude du notaire, il avait les yeux opaques et le cœur à l’envers. Sur le chemin du retour, alors que nous marchions vers la voiture, je l’entendis demander doucement à Pietro si cette décision ne le dérangeait pas… Celui-ci répondit avec un naturel déconcertant, posant une main sur son épaule : « Louka mio, Mamma m’avait posé la même question il y a des années, quand elle avait rédigé son testament. Je lui ai dit que c’était bien. On a toujours tout partagé, non ? Et c’était important pour elle que tu sois vraiment chez toi, dans cette maison. »

Pendant quelque temps, ils passèrent leurs soirées à trier ses affaires. Ils en rentraient affectés, émus d’avoir croisé les traces de son parfum, les musiques de son rire, les bruits de ses casseroles ou les échos des tirades légendaires qu’elle laissait pleuvoir, à tour de rôle, sur les épaules de l’un ou l’autre. Ce fut une période difficile, nostalgique, où l’ombre de l’absence semblait planer partout autour de nous comme un vide absolu.

Les garçons étaient tristes, et Louka était le plus fragile des deux : Chiara l’avait toujours dit, elle qui le connaissait si bien ! Pourtant il me surprit. Il affronta cette souffrance, cette douleur qui résonnait en lui dans une ampleur incroyable, avec une relative solidité. Car petit à petit, il se rendit compte qu’il ne perdrait jamais la force et la saveur que Chiara lui avait enseignées. C’était une filiation certes officieuse, mais d’autant plus ancrée ! Et qui ne s’effacerait pas. Il suffisait de les regarder, Pietro et lui, assis sur la terrasse dans la lumière du couchant : les yeux sur la Corse, une bière à la main, un gamin sur les genoux… Cette extraordinaire complicité ne les quitterait jamais. Tel était le plus grand chef-d'œuvre de Chiara, leur plus bel héritage. Quant au mien, Pietro me le donna un soir, petit geste et grand sourire : il m’offrit, au grand nom de sa mère, le César qu’elle avait reçu il y a longtemps pour mon film fétiche : "En scène !". Rien que ça… Chez les Battisti, on ne fait pas les choses à moitié ! J’en fus profondément émue et je m’en saisis comme une prêtresse devant un miracle, larmes aux yeux et gorge nouée.

Lentement mais sûrement, la vie reprit ses droits : les bêtises des enfants, le boulot, les clients, les dimanches à la plage, les fournisseurs, le marché de Sagone… Pietro menait l’hôtel de main de maître : notre petite résidence était presque des vacances pour lui qui avait dû gérer toute une brigade au Ritz ! Et nos clients étaient moins nombreux et beaucoup plus zen que ceux auxquels il était habitué. Il s’occupait de tout ou presque : la caisse, la comptabilité, le personnel, les stocks, l’entretien… Je travaillais avec lui tous les matins sous l’intitulé pompeux de responsable de la communication et des relations publiques : je m’occupais essentiellement de notre site web et de faire le lien avec l’office de tourisme, les collectivités et les agences de voyage. L’après-midi, je vaquais à mes occupations, entre les enfants et ma nouvelle marotte : l’écriture ! En français dans le texte… Quant à Ingrid, elle gérait le service au restaurant : uniquement le matin et le midi, parce que le soir, c’était priorité à sa petite famille.

Louka donnait un coup de main de temps en temps : tantôt en cuisine pour un plat spécial, tantôt dans le bureau pour un point juridique, tantôt sur la plage pour un cours de voile. Mais la plupart du temps, il était… avocat ! Car il avait découvert qu’avec quelques ajustements, il pouvait aimer son métier. Il travaillait beaucoup à distance mais se rendait régulièrement à Ajaccio, Bastia, Marseille voire Paris pour des rendez-vous ou des audiences. Et finalement, ce rythme lui allait bien, comme un équilibre qu’il aurait enfin trouvé. Il avait en partie changé de spécialité (les affaires de propriété intellectuelle ne couraient pas les rues au tribunal judiciaire de la Corse-du-Sud…) et travaillait de plus en plus en droit civil, notamment sur la défense des droits des papas divorcés. Toute ressemblance avec un enfant élevé par son père puis arraché à son paradis marocain pour rejoindre une mère qu’il ne connaissait pas n’était évidemment pas fortuite. Alors il croyait enfin en ce qu’il faisait. Il gagnait beaucoup moins d’argent qu’avant, mais il pouvait se permettre de s’en ficher et de regarder devant ; enfin…

Il avait dépassé, non sans émotion, l’âge auquel son père s’était donné la mort. Il avait vécu cela comme un cap sauvage et inexploré, à la fois douloureux et apaisant… Mais parfois, il avait la sensation absurde d’être devenu vieux et pantouflard. Alors qu’il était sublime, volatile, magnétique. Il respirait son amour pour la Corse par tous les pores de sa peau. Ses cheveux étaient couleur de vent, avec à peine quelques fils d’argent. Ses yeux reflétaient le silence de la mer comme deux étoiles de jade. Son corps était ferme et doux, doré par le soleil, sculpté par les vagues et la cuisine italienne. Mes mains ne se lassaient pas de sa peau, mes lèvres avaient toujours faim des siennes et mon cœur s’enroulait dans le sien tous les soirs. Je l’aimais infiniment et nous profitions sereinement, amoureusement, de notre joli petit monde.

Lucia grandissait toute en élégance : elle était royale jusqu’au bout de ses ongles roses, avait toujours le mot pour rire, était pipelette comme sa grand-mère et adorait cuisiner avec son Zio préféré. Nils et Lisandru étaient presque jumeaux, mais s’avéraient beaucoup plus sages que la génération précédente. Ils jouaient aux billes, sautaient dans les vagues ou dessinaient des baleines… Tandis que les vrais enfants terribles, c’étaient Lina et Orso : deux inséparables diablotins, toujours à cavaler partout avec un accent corse à couper au couteau (hérité de leur merveilleuse nounou). Ils inventaient filouterie sur filouterie contre le reste du monde mais rien, jamais, ne venait s’immiscer entre eux. Voilà qui nous rappelait des souvenirs…

Mila s’était rapprochée de nous, puisqu’à force d’apprendre l’italien et de passer ses étés à travailler à Rome, elle avait fini par tomber amoureuse d’un autochtone et par y faire ses études. Louka était à la fois ravi de cette proximité géographique et possessif comme un vrai Corse. Et je me moquais abondamment de lui à chaque fois qu’il prenait son air renfrogné en entendant le prénom de ce pauvre Luigi (charmant, d’ailleurs, et qui avait très bien compris qu’il valait mieux filer droit en présence de son beau-frère parfaitement italophone).

Malika traversait l’Atlantique deux fois par an. En avril, Louka la rejoignait à Essaouira, passait quelques jours là-bas puis lui laissait les enfants une dizaine de jours, le temps pour eux de faire le plein de vagues géantes, de glaces à l’orange et de gâteaux aux amandes. Et à l’automne, elle venait passer une semaine chez nous, avec Souleymane : ils profitaient des derniers beaux jours pour se reposer sous le soleil de la Corse. Ma belle-mère était en paix avec elle-même : bien dans sa vie, bien dans sa carrière, et bien dans son couple ! Louka s’appliquait à prendre un air jaloux, mais en vrai, il ne pouvait s’empêcher d’apprécier la finesse, l’humour et la culture de Souleymane. Quant aux enfants, ils l’adoraient purement et simplement. Ils passaient des heures avec lui sur la plage, jouant à chat ou aux Indiens. Ils l’appelaient “Sousou-Pa” ce qui l’amusait beaucoup. Et je profitais de ses visites pour discuter marche du monde et géopolitique avec lui, autour d’une Pietra ou d’un jus de mandarine.

Mon Daddy filait toujours le parfait amour avec Jane. Ils ne se lassaient pas de l’infini des paysages et des mille nuances de bleu qui dessinaient le ciel au milieu de nos montagnes. J’allais passer le Nouvel An chez eux, avec ou sans Louka, pour montrer à Lisandru et à Lina ce qu’était un vrai hiver, avec du froid, de la neige, une cheminée. Nous en profitions pour fêter Noël avec quelques jours de retard, les enfants croulaient sous les cadeaux et les tartes aux pommes et ils attendaient toujours impatiemment de retourner dans le Wyoming.

C’est donc au milieu de cette joyeuse tribu que naquit notre nouvelle merveille, huit mois après le décès de Chiara. Fidèle à notre tradition, j’avais passé des mois à chercher un prénom corse, mais en fait, j’avais dès le départ une idée bien arrêtée. Tant pis si ça ne commençait pas par un L… Mais le hasard fit bien les choses puisque Louka, lui, avait trouvé un prénom marocain de circonstances : Laïla (« Née pendant la nuit ») Chjara Mila Kerguelen Dos Santos vint au monde à minuit pile, un soir de pleine lune, à l’hôpital d’Ajaccio, sous les yeux rougis de son papa qui semblait encore plus ému que les fois précédentes.

En grandissant, Laïla aurait un cœur d’or, des cheveux de feu, la mer dans les veines. Et par le hasard de la génétique, elle poserait sur le monde un très beau regard ébène : les yeux de perles noires de Luís Kerguelen.

*Tes yeux noirs, d'Indochine ; in 3, 1985.

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