CCXXXI. On ira

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CCXXXI. On ira*

C’est rue de Vaugirard, en tombant nez à nez avec la vitrine d’une agence immobilière spécialisée dans les domaines hôteliers, que j’eus soudain l’idée qui allait (peut-être) changer notre vie. Puisque quelqu’un vendait un relais-château refait à neuf au pays basque, avec golf dix-huit trous, mini-ferme, piscine chauffée et jardin à la française, peut-être que quelqu’un d’autre pourrait chercher à céder un bien plus modeste… Et plus corse ?

J’entrai donc, moitié sur un coup de tête, moitié parce que j’avais besoin de m’asseoir quelques minutes pour reposer mon dos en compote de femme enceinte. Une demi-heure plus tard, j’en ressortis toute retournée par une fiche en couleurs de quatre pages et le discours enthousiaste du commercial. Après tout, pourquoi pas ? Je passai deux jours à cogiter sous l'œil perplexe de Louka, passant quelques coups de fil pendant qu’il n’était pas là… Puis je décidai carrément d’aller voir sur place.

« Louka, est-ce que tu pourrais gérer ton fils quelques jours ?

- Sure… Mais, pourquoi ?

- Well, il faut que j’aille à Cargèse pour une petite semaine.

- Why ? Chiara n’y est même pas.

- I know, mais elle me prête sa maison.

- …

- Donc c’est bon, tu t’occupes de Lisandru ? Je pensais partir mercredi, et revenir le mardi d’après.

- Mais… Évidemment que je peux m’en occuper ! Au pire, je l’emmènerai un peu au cabinet… Et puis il y a la nounou, ou Pietro, si besoin. But Romy, what happens ?

- Rien… J’ai besoin de voir la mer et de réfléchir.

- J’ai fait ou dit quelque chose ?

- Non ! Non, Louka, tout va bien.

(Il me regardait d’un oeil fixe, verdâtre, métallique)

- Tout va bien, mais tu pars toute seule une semaine du jour au lendemain ?

- Je t’expliquerai plus tard.

- …

- Louka, si je partais rejoindre mon amant, tu crois vraiment que j’irais chez Chiara ?

- …

- Dummy… You look so cute quand tu es jaloux ! »

Je l’embrassai sur ses lèvres presque boudeuses mais ne me laissai pas attendrir pour autant. Et dès le surlendemain, je m’envolai pour Ajaccio avec mon tout petit bidon et un sac à dos à peine plus grand, après avoir longuement câliné mon petit homme qui me regardait avec ses grands yeux bleus, sans oublier le grand, plus renfrogné, ou disons plus interrogatif quant à ce départ (cet abandon, râlait-il) si soudain.

Trois jours et deux visites plus tard, j’étais décidée. Et je convainquis Ingrid de me rejoindre sans tarder, ce qu’elle fit en un saut de puce, malgré les interrogations de Pietro, les caprices de Nils et les larmes de Lucia. Résultat des courses, nous passâmes deux jours à cogiter toutes les deux, cerveaux en ébullition et bières sans alcool, laissant libre cours à nos rêves et à nos envies d’ailleurs… Pendant que les garçons, abandonnés à leur sort, jouaient leurs rôles de gentils papas la journée pour se transformer, une fois les enfants couchés, en adolescents attardés ! Jusqu’à s’endormir tous les deux, un peu ivres, un peu bêtes, sur le canapé de Pietro comme s’ils avaient vingt ans. Mais ils nous inondaient de textos, ensemble et séparément, ce qui nous amusait beaucoup, Ingrid et moi : quel plaisir de les faire ainsi mariner !

A notre retour, ils étaient tous les deux à l’aéroport, leurs yeux brillaient comme tout, leurs bras étaient chauds et accueillants et leurs questions aussi pressantes qu’incisives. Notre secret n’allait pas pouvoir tenir bien longtemps sous leurs assauts coordonnés. Le soir-même, nous étions réunis tous les quatre dans notre cuisine, penne aux courgettes et conseil de guerre, les filles dans le canapé et les gars sur des tabourets hauts, accoudés au bar.

« - Messieurs, commença Ingrid, il faut qu’on parle.

- Mamma mia, répondit Louka. Si Pietro t’a trompée, je ne sais rien et je n’y suis pour rien !

- Rien à voir ! Pietro ne m’a pas trompée… Enfin, je l’espère. Hein, mon chéri ?

- Mais non ! Depuis quand tu écoutes les conneries de cet imbécile ?

- Bon, je suis contente de le savoir. Mais ce n’est pas le sujet. Romy a eu une idée.

- Je crains le pire, railla mon amoureux.

- Thank you pour ta confiance, grimaçai-je ; ça me touche beaucoup.

- Louka mio, tais-toi deux secondes, qu’on sache enfin de quoi il s’agit !

- Voilà ! Ecoute un peu ton pote.

- …

- So ! repris-je. Je me suis dit qu’on allait tous déménager.

- What ?

- Oui. J’ai trouvé un genre de pension de famille qui est à vendre. La plage est juste à côté, il y a une dizaine de cottages et un tout petit restaurant flambant neuf. Pour nous, il y a une maison scindée en deux appartements, vue mer, avec un petit jardin partagé et deux belles terrasses côte à côte. Vous seriez à trois mètres l’un de l’autre, ce qui me semble être une distance tout à fait acceptable même pour des inséparables comme vous ?

- Mais, Romy… bredouilla Pietro. Toute notre vie est ici.

- Et alors ? répondit Ingrid. Toute notre vie peut nous suivre là-bas. Gérer un hôtel, Pietro, c’est ton rayon, non ? L’école est à deux kilomètres et on trouvera bien une nounou pour les petits. Tu n’en as pas marre de courir tout le temps, de rentrer au milieu de la nuit, de manquer le coucher de tes enfants un jour sur deux ?

- Si… Parfois.

- Alors c’est une occasion en or. Même si ce n’est pas rentable tout de suite… Nous avons les moyens de prendre ce risque, mon amour. Tu le sais mieux que moi.

- Et notre appartement qu’on a acheté il y a à peine deux ans ?

- On le revend ! Ce n’est pas insurmontable.

- Mon boulot ?

- Tu démissionnes, mon chéri.

- Ton boulot à toi ?

- Je démissionne également ! Là-bas aussi, il y a une salle de restaurant à faire tourner.

- …

- Louka, m’inquiétai-je. Tu ne dis rien ?

- I don't even know what to say.

- Dis-nous ce que tu penses de tout ça.

- Well… Je pense que j’ai un cabinet à Paris, dans lequel je suis associé, avec une clientèle.

- Tu revends tes parts, tu finis tes dossiers en cours plus ou moins à distance, et hop.

- That sounds so simple quand on t’écoute…

- Because it is simple ! Tu n’as pas besoin de travailler pour vivre, je le sais. Tu en as besoin pour occuper ton cerveau, ça oui. Alors pourquoi ne pas faire un truc qui te plairait vraiment ?

- What do you mean ?

- Cuisiner, Louka. Tu adores ça.

- …

- Et si le droit te manque, tu pourras même t’occuper de quelques paperasses de temps en temps ! Les statuts de la société, les contrats, que sais-je.

- Et l’appartement de mon père ?

- Il faut le garder : tu y tiens beaucoup. Et puis, on sera bien contents d’avoir un pied-à-terre ici ! Mais il est de toute façon trop petit pour pouvoir y vivre à quatre, Louka. Tu le sais bien.

- …

- …

- …

- Et il est où, votre petit paradis ? s’enquit Pietro.

- Mais… lui répondit sa femme. À Cargèse, évidemment !

- Vraiment ?

- Oui, affirmai-je. Sur la route de Sagone, au-dessus de la plage de Spagnoli. »

Louka et Pietro nous observaient très fort, billes de bleu et billes de vert, visages fixes, lèvres frissonnantes, comme deux statues d’incrédulité. Puis ils échangèrent un regard qui ne dura pas plus d’une seconde, avant de se tourner à nouveau vers nous et de nous offrir deux sourires aussi éclatants que la baie d’Ajaccio sous un ciel de juillet.

*On ira, de Zaz ; in Recto verso, 2013.

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