CCXXX. Les comédiens

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CCXXX. Les comédiens*

Pendant ce temps, le reste du monde s’agitait autour du film de Chiara, qui avait fait des millions d’entrées : un record pour un documentaire ! Et derrière ce mouvement de fond se cachait une autre vague, délicieusement sucrée : celle de la réconciliation du public avec l’image longtemps écornée de Luís Kerguelen. Enfin, l’inexplicable avait une explication. Enfin la chute était amortie. Enfin, Louka n’avait plus à se battre pour assumer son nom.

Lorsqu’il fut convié à assister à la soirée des Césars, il me proposa de l’accompagner mais je déclinai : j’étais fatiguée, je me sentais gonflée comme un ballon de baudruche un peu faiblard et je n’avais aucune envie de faire semblant de me sentir belle dans une robe de soirée. Il partit donc tout seul avec Chiara, et je descendis passer la soirée chez nos voisins du dessous.

Pietro nous avait fait un peu peur en affirmant qu’il s’occupait du dîner, et Ingrid m’avait demandé, au cas où, de planquer des pizzas dans mon congélateur… Mais nous avions tout faux : il avait emprunté un appareil à raclette à une collègue de travail, acheté des pommes de terre et de la charcuterie (corse, évidemment). Nous nous extasiâmes abondamment et il ne fut pas peu fier de son petit effet ! Ingrid le félicita et le remercia d’un petit baiser.

Nous avions installé Nils et Lisandru côte à côte dans une chambre, comme leurs pères au même âge, et ils dormaient gentiment, avec leurs bouilles d’anges et leurs doudous. Lucia eut la permission de rester avec les grands et ne se sentait plus : scotchée sur le canapé, concentrée comme un nectar de fruits, excitée comme un voilier surtoilé dans un orage. Elle était insupportable, commentant toutes les trois secondes ce qui se passait à l’écran tout en faisant tomber tour à tour sa cuillère, sa serviette, sa chaussure, son assiette et son dauphin. Ingrid l’envoya se calmer dans sa chambre (ce qui la fit bouder) le temps de reposer nos nerfs et nos oreilles, mais nous la rappelâmes quand arriva le César du meilleur film documentaire.

L’animateur tenta une plaisanterie ratée avant d’annoncer un à un les nommés (non sans déclencher un mignon « Forza, Nonna ! » juste à ma droite). Puis on entendit distinctement que le César était attribué à… Chiara Battisti pour “Luís”. La caméra cadra sur elle et sur Louka (« Mon Zio c’est le plus beau ! » affirma une petite voix sur le canapé), la première attrapant la main du second pour lui serrer les doigts avant de se lever, très droite et très émue, pour rejoindre la scène. Elle attendit un bon moment que les applaudissements s'épuisent, puis elle prit la parole d’une voix forte comme un étendard, tête haute et accent sarde.

« Bonsoir… Mamma mia ! J’avais beau m’y attendre, je ne m’y attendais pas… Enfin, pas vraiment. J’ai évidemment oublié tout ce que je voulais vous dire, mais je vais me débrouiller. Va bene… Luís m’a toujours porté chance. Quand je lui lisais un scénario pour le convaincre de jouer tel ou tel personnage, je lui disais toujours qu’avec lui, j’étais sûre de faire un carton. Ensemble, nous avons eu des César, des Oscars, quelques Donatello et même un Goya… Je pensais que tout était grâce à lui et il pensait que tout était grâce à moi. Et ce soir, alors qu’il n’est plus là pour me contredire, je l’affirme à nouveau : j’avais raison ! Car la clé du succès de tous nos films, c’était lui... Même si cette fois-ci, je n’avais rien écrit. Au départ de ce projet, il n’y avait rien, à part un immense point d’interrogation pendu au-dessus du vide et deux billets d’avion pour le Brésil. Je ne savais rien, à part la mort d’une femme et les plaies d’un enfant. Je n’espérais rien, à part l’évanescence de la vérité et l’amour d’un fils qui n’est même pas le mien.

Louka mio… Évidemment, je pourrais claironner que je t’aime, mais tu m’en voudrais de faire ça comme ça, devant tout le monde, n’est-ce pas ? Alors je te le dirai plus tard... En attendant, je peux te remercier de m’avoir entraînée dans cette aventure si difficile, si aveugle, si impudique. Merci de me permettre, des années plus tard, de graver à nouveau le nom de Kerguelen tout en haut d’une affiche. Merci d’avoir passé ton adolescence à l’ombre de ma terrasse au point de parler aujourd’hui ma langue comme si elle avait toujours été la tienne. Merci d’être le jumeau, certes un peu filou voire parfois pénible, de mon fils bien-aimé. Merci de m’avoir tenu la main pendant que je fréquentais, bien malgré moi, l’hôpital de Rome. Merci de me laisser, depuis tant d’années, revoir sur ton visage non pas l’ombre de Luís, mais sa lumière.

Il était si beau… Pourtant, il se noyait dans la laideur, à un point que je n’avais pas mesuré. Il a essayé de me le dire, un jour. Et je l’ai écouté ! Mais je n’ai pas compris. Je n’avais rien compris, avant ce voyage si dur jusqu’aux trottoirs du Brésil. Et même s’il était mon ami, même si je n’ai jamais cessé de l’aimer, je lui en ai voulu d’avoir tué cette femme et aussi, de nous avoir quittés si brutalement… Alors ce soir, les mains pleines de ce César que je lui dois, une fois de plus, sous les yeux clairs de son fils qui n’attend plus qu’une chose : que je me taise ! Ce soir, disais-je, juste au cas où Luís pourrait m’entendre, qui sait… Je voudrais lui dire que je lui pardonne et que je l’aime ; que son fils est debout comme un soleil, et qu’il est grand-père d’un magnifique petit-fils. Je vous remercie. »

La salle se leva comme un seul homme pour applaudir Chiara. Elle serrait son César contre sa poitrine sur le bord de la scène et n’avait d’yeux que pour Louka, tanqué sur son fauteuil comme un buisson de ronces, assailli par un trop-plein d’émotions. Elle le rejoignit comme on descend d’un trône et l’étreignit sous l'œil intrusif de tout le gotha du cinéma français. Il avait les yeux brillants, le sourire fragile, mais ils ressemblaient à deux dormeurs du val ayant gagné la paix.

Deux heures plus tard, la cérémonie était terminée. Chiara joua les prolongations avec des amis dans un café très chic de l’île de la Cité mais Louka, lui, choisit de nous rejoindre pour le dessert. Cernes bleues et col ouvert, il semblait totalement vidé…

Il tenait à bout de bras le César de Chiara comme une coupe des Nations qui aurait déjoué tous les pronostics. Et devant nos regards interrogateurs, il murmura lentement, tout en prenant une énorme part de tarte aux pommes : « Chiara me l’a donné… J’ai voulu refuser, évidemment, mais elle a insisté. Alors je l’apporterai sur la tombe de Papa, la prochaine fois que j’irai à Essaouira... Je meurs de faim ! Je peux finir le gâteau ? »

*Les comédiens, de Charles Aznavour ; single, 1962.

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