CCXIX. L’aigle noir

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CCXIX. L’aigle noir*

Chers lecteurs, attention : ce chapitre contient la clé d'une énigme qui dure depuis trèèèèèèèèèès longtemps... Si vous arrivez ici sans avoir lu ce qui précède, je vous conseille vivement de ne pas aller plus loin... Et de revenir plus tard ;)

Marion

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Procès verbal d’interrogatoire

Ministério da Justiça e Segurança Pública

Polícia Federal

Affaire : c/Kerguelen Dos Santos

Question : Pouvez-vous décliner votre état-civil ?

Réponse : Luís Kerguelen Dos Santos. Marié, un enfant.

Q : Âge ?

R : 37 ans.

Q : Lieu de naissance ?

R : São Paulo.

Q : Nationalité ?

R : Je suis français et marocain.

Q : Vous n’êtes pas, ou plutôt vous n’êtes plus, ressortissant brésilien. Sollicitez-vous la présence d’un interprète ?

R : Non. Je vous comprends bien, même si parfois je dois chercher mes mots.

Q : La loi vous autorise à être assisté d’un avocat. Souhaitez-vous faire usage de ce droit ?

R : Non, merci.

Q : Vous confirmez renoncer à faire appel à un avocat pour vous défendre ?

R : Oui.

Q : Souhaitez-vous prévenir les autorités consulaires de la France ou du Maroc ?

R : Non. Ce n’est pas la peine.

Q : Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

R : Oui.

Q : Avant de commencer cet interrogatoire, avez-vous une déclaration spontanée à faire ?

R : Je suis coupable.

Q : Pourquoi ce meurtre ?

R : Peu importe. J’ai tué cette personne. J’ai avoué, cela ne suffit pas ?

Q : Il se trouve que non, monsieur. Malgré tout ce qu’on peut dire sur la police brésilienne, il nous arrive de faire les choses dans les règles. Nous avons besoin de comprendre pourquoi un grand acteur en arrive à assassiner quelqu’un. Connaissiez-vous la victime ?

R : Pas vraiment.

Q : Comment cela ?

R : Ai-je le droit de ne rien dire ?

Q : Oui.

R : Alors je ne souhaite pas répondre à cette question.

Q : Très bien. Vous devez cependant savoir que nous avons fait une autopsie et des analyses ADN sur la victime. Une idée de ce que nous avons pu trouver ?

R : …

Q : La victime, dont l’identité n’était précédemment pas établie, présentait des chromosomes XY et non XX. Comprenez-vous ce que cela signifie ?

R : C’était un homme.

Q : En effet. Il s’agissait d’un homme d’environ 50 ans, transsexuel depuis quelques années, toxicomane, qui se faisait appeler Joana depuis sa nouvelle identité de femme. Connaissiez-vous Joana, monsieur Kerguelen ?

R : Non.

Q : L’avez-vous connue sous une autre identité ?

R : Je crois que vous connaissez la réponse.

Q : Savez-vous ce que révèlent les analyses ADN faites sur vous et sur Joana ?

R : Je ne veux pas répondre.

Q : Alors je vais vous le dire. Génétiquement, Joana était votre demi-frère. Cela vous dit quelque chose ?

R : Vaguement. Je m’en souviens à peine.

Q : Nous allons remonter le temps ensemble. Pour commencer, que pouvez-vous me dire de vos parents ?

R : Pas grand chose. Je ne sais rien de mon père. Ma mère est morte quand j’avais 5 ans.

Q : Et votre frère, vous viviez avec lui ?

R : Je ne m’en souviens pas.

Q : Alors de quoi vous rappelez-vous, Luís ? Vous voulez bien m’en parler ?

R : Pourquoi ?

Q : Pour comprendre.

R : J’avais tout oublié… C’est quand j’ai revu ce masque à la télé, que les souvenirs sont revenus. J’ai passé la nuit qui a suivi à vomir toutes mes tripes.

Q : Quel masque ?

R : Celui qu’il portait, la nuit, pour me faire du mal.

Q : Votre frère vous a fait du mal ?

R : Quand ma mère est morte, j’ai été envoyé dans un orphelinat où il se passait des choses horribles. Des viols. Des coups. Le trottoir… Mais pour moi, tout cela avait commencé avant. Sous le toit de ma mère. Dès qu’elle s’absentait ou dormait… Il était là.

Q : Il ?

R : Oui.

Q : Et que vous faisait-il ?

R : Il me violait… Tout le temps. C'était si simple ! J’étais coincé, j’étais petit, il n’avait qu’à tendre la main, ou le sexe, pour se servir. Un jour, je ne sais plus quel âge j’avais, il a commencé à me mettre sur le trottoir, pour se faire de l’argent de poche. Payer sa drogue. Tout ça… Quand il me violait, il portait un masque sur le visage, ça lui donnait l’air d’un fou. Alors quand je l’ai revu, ce masque, entre les mains de la directrice de cet orphelinat de malheur… Tous les souvenirs m’ont sauté à la gorge et j’ai pété les plombs.

Q : Quel était le lien entre votre demi-frère et cette dame de l’orphelinat ?

R : Je crois qu’il était son amant ; ou sa victime ? Après tout, quand ils se sont connus, elle était adulte et lui ado, alors… Ils se connaissaient, en tout cas. Ce n’est pas un hasard si elle arborait ce putain de masque comme un trophée sur son bureau.

Q : Vous n’avez jamais parlé de tout ça à personne ?

R : Je vous l’ai dit, je ne m’en souvenais pas. Ma femme est au courant de tout le reste… Mais je ne lui ai jamais parlé de… De lui.

Q : Lui… Comment il s’appelait ?

R : Je ne peux pas prononcer son nom.

Q : Nous y reviendrons plus tard. Comment l’avez-vous retrouvé ?

R : Je me suis dit qu’il ne devait pas être loin des endroits où on traînait avec ma mère… Et j’ai eu raison, il était là.

Q : Pourquoi êtes-vous allé le voir ?

R : Parce que j’ai eu peur pour mon fils. J’ai cru qu’ils voulaient de l’argent, lui et l’autre folle.

Q : Pourquoi ne pas avoir prévenu la police ?

R : Je ne veux pas que tout ça se sache.

Q : Bon… Et vous lui en avez donné ? De l’argent ?

R : Je n’en ai pas eu le temps.

Q : Que s’est-il passé ?

R : C’est flou dans ma tête.

Q : Essayez quand même de me raconter.

R : J’étais en colère. Et terrorisé… Pourtant j’étais devenu plus grand que lui ! Il me ressemblait un peu, mais en version gore, trash, vieillie. Il était pitoyable de crasse, d’alcool, de colle à sniffer. Il avait le regard noir, dur, et la peau très mate comme ma mère. Et moi je tremblais comme une feuille… J’étais venu lui balancer ma rage et mes questions, mais une fois devant lui, je suis resté muet. C’est lui qui a parlé.

Q : Que vous a-t-il dit ?

R : Qu’il était devenu une femme pour échapper à la police, changer d’identité, refaire sa vie… Je le regardais d’un air certainement très abruti. Enfin, je la regardais. Elle m’a dit que j’étais beau, que d’ailleurs j’avais toujours été beau, et que je lui avais rapporté beaucoup d’argent, quand j’étais petit. Elle m’a dit qu’aujourd’hui, la vie était plus difficile pour elle. Que j’avais un fils qui était très beau, lui aussi, et que je devrais dire à sa mère que ce n’était pas prudent de publier des photos partout comme elle l’avait fait. Que ça pouvait donner des idées à de mauvaises personnes.

Q : Comment avez-vous réagi ?

R : Je lui ai dit de laisser mon fils tranquille, évidemment ! Et je lui ai demandé ce qu'elle voulait. Elle m’a répondu qu’elle était fière de moi, parce que j’avais réussi : une star de cinéma, connue dans le monde entier, certainement millionnaire, qui s’était fait la plus belle femme du monde avant d’en épouser une autre. Elle m’a dit que si elle racontait que ma carrière avait commencé sur les trottoirs de São Paulo, j’allais tomber de mon piédestal médiatique. Elle m’a traité de triste petite pute, et m’a dit de ne pas m’éloigner de mon fils.

Q : Et ?

R : J’ai répondu que j’avais commencé ma carrière là où elle, elle finirait la sienne… Et après, je ne sais plus. On s’est engueulés, je crois. Enfin moi, j’ai gueulé, j’ai hurlé de toutes mes tripes, tandis qu’elle était très calme, sonnée par la drogue et l’indifférence.

Q : Ensuite ?

R : J’ai dû la pousser ? Je ne sais plus... Elle est tombée violemment sur une table en métal. Et je suis parti. Elle n’était pas morte, j’en suis certain, juste inconsciente. Et je l’ai laissée mourir, c’est vrai. J’ai eu tort. Mais je n’ai pas eu la force de sauver la vie de mon violeur.

Q : Et vous n’en avez parlé à personne ?

R : Non.

Q : Pas même à votre femme ? Vous semblez tenir à elle, pourtant…

R : Je ne lui ai rien dit.

Q : Pourquoi ?

R : J’ai trop honte. C’est la goutte d’eau… Ou de sperme ! Qui fait déborder le vase. J’avais déjà tellement de boue sur le cœur… Mais là, c’est trop. Violé par mon propre frère. C’est sordide. Personne ne doit le savoir. J’en mourrais.

Q : Vous êtes accusé d’avoir tué quelqu’un, monsieur Kerguelen. Et vous êtes connu dans le monde entier. Vous vous rendez bien compte que s’il y a un procès, rien ne restera secret ? Rien ne peut plus arrêter la procédure, à part bien sûr la mort de l’accusé. Alors il va falloir vous défendre. Expliquer ce qui s’est passé. Du début jusqu’à la fin.

R : Je n’en ai pas la force. Et puis ça ne servirait plus à rien : je suis déjà mort. C’est une tombe, ici, vous ne trouvez pas ? Je n’ai pas vu ma femme depuis des mois, on lui a pris mon fils, ma carrière est foutue. Il est trop tard pour me défendre. Ma vie n’existe plus.

Q : Que voulez-vous dire ?

R : Peu importe. Je suis fatigué, je ne dirai plus rien.

Q : Vous refusez de répondre à mes autres questions ?

R : Oui. Je suis responsable de sa mort. Je n’ai rien d’autre à ajouter.

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Louka passa la nuit suivante roulé en boule comme un bébé, il tremblait de tout son corps au creux de mes bras sans verser une larme. Et je me sentais bien impuissante… Pourtant, je ressentais une petite lumière tout au fond de mes pensées : Luís Kerguelen n’avait donc pas froidement assassiné une prostituée sans défense… Il n’avait fait que blesser, certes sans le secourir, quelqu’un qui avait commis sur lui le pire des crimes. Voilà qui changeait tout !

*L'aigle noir, de Barbara ; in L'aigle noir, 1970.

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