CLXXXIII. Un enfant

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CLXXXIII. Un enfant*

J’étais assez anxieuse en arrivant à la maternité. Je n’en étais pourtant pas à mon premier accouchement ! Mais ce souvenir ne me rassurait guère.

J’avais suivi toutes les séances de préparation proposées par le système de santé français et lu tout un tas de bouquins sur le sujet. J’avais posé plein de questions à Ingrid et cherché sur Google tout ce que je n'avais pas osé lui demander. J’avais longuement parlé avec ma sage-femme et ma gynécologue, je m’étais entraînée à respirer comme un petit chien, j’avais vérifié mille fois que je n’avais rien oublié dans mon sac...

Malgré tout cela, je n’étais pas prête. Ni pour les longues heures d’attente à compter les centimètres de dilatation du col, ni pour la tenue d’hôpital ridicule, ni pour la douleur des contractions, ni pour tous ces fluides qui s’échappaient de mon corps de façon totalement hors-de-contrôle, ni pour l’air angoissé de Louka dont je broyais les doigts, ni pour cette sensation si nette, si étrange, d’un être se frayant un chemin vers la vie, vers la lumière, à travers l’obscurité déchirée de mes entrailles.

Ensuite, il y eut une douleur plus forte, un drôle de cri, une agitation collective, un tremblement dans le corps de Louka et soudain, un petit paquet chaud, gluant, braillard, que l’on posa sur mon ventre en me disant : “Félicitations ! Vous avez un beau garçon.” Beau, vraiment ? Il était tout sale et tout fripé, avec un regard aveugle et boudiné, deux poils sur le caillou, et des yeux qui avaient exactement la forme de ceux de son père. J’étais poisseuse de larmes et de sang, Louka semblait sonné sur sa chaise.

Quelques contractions résiduelles se faisaient encore sentir tandis que le personnel s’emparait brièvement du bébé pour lui donner les premiers soins, sous l'œil attendri, pour ne pas dire complètement scié, du jeune papa. Puis celui-ci prit dans ses bras notre fiston tout neuf, tout propre, bien emmailloté dans une serviette bleue logotée “Assistance publique Hôpitaux de Paris”, et revint vers moi à petits pas fragiles pour me rendre notre enfant.

Waouh… Ce fut comme une décharge électrique, mais infiniment douce. Une vague de bienveillance, de joie, d’espoir, d’avenir possible. Un lien indéfectible, jusqu’à la mort ou la nuit des temps, entre Louka et moi. Une alliance infinie, inviolable, entre sa vie et la mienne, son avenir et le mien, comme un pacte de gamins entremêlant leurs sangs un soir de colonie de vacances. Alea jacta est.

Je tenais mon bébé tout contre moi, j’avais une tête à faire peur mais fort heureusement, il n’y voyait pas encore grand chose : la nature est bien faite, n’est-ce pas ? Louka s'était assis près de moi, tout au bord du lit, je sentais la chaleur fragile de son corps contre le mien et le vibrato ému de sa voix grave contre mon oreille. Je dévorais des yeux ma nouvelle merveille, le sourire aussi large que le Pacifique, les yeux aussi humides que l’hiver à New York. Puis je levai le nez et plongeai mon regard dans le vert immense, profond, brouillé, de celui de Louka. Nous n’échangeâmes pas un mot : c’était bien inutile.

Un peu plus tard, un infirmier nous ramena jusqu’à ma chambre, puis nous laissa seuls tous les trois. Alors Louka m’embrassa très doucement, plusieurs fois. Puis je lui tendis son fils qui sembla soudain si petit entre ses mains ! Et nous restâmes encore en extase quelques minutes.

« - Tu te rends compte que c’est nous qui avons fait cela ?

- Non, Romy… Je ne me rends pas compte du tout.

- …

- Toi, ça va ? Comment tu te sens ?

- Je suis fatiguée, but I’m fine. Je ne me lasse pas de le regarder. Tu crois qu’il sera beau ?

- Drôle de question. Je crois que nous, on le trouvera beau, quoi qu’il en soit ! Après…

- Après ?

- Well, puisqu’il portera le nom de mon père, je lui souhaite d’être beau. Ça lui évitera de s’entendre dire que pour un Kerguelen, il n’est vraiment pas terrible ! Et autres inepties.

- Ah ! Tu n’as pas tort… Mais de toute façon, il sera magnifique.

- You mean, quand il aura dégonflé un peu ?

- Chuuut, il t’entend, dis donc !

- Puisqu’il m’entend, as you say, dis-lui de sourire une seconde ! Si je ne prends pas illico une photo pour Mila qui s’impatiente outre-Atlantique et pour tous les heureux grands-parents qui trépignent dans la salle d’attente, ils vont m’étrangler et ça fera un orphelin de plus.

- …

- Good. C’est envoyé.

- Et Pietro, tu l’oublies ?

- Non, bien sûr. Mais lui… Il est derrière la porte.

- Of course. J’aurais dû m’en douter… Je ne veux même pas savoir comment vous avez fait pour convaincre les infirmières de le laisser passer ! Allez, fais-le entrer, andouille.

(Quelques secondes plus tard, Pietro prenait mon enfant dans ses bras, les mains pleines de délicatesse, les yeux brillants d’émotion)

- Cinq mois d’écart, Louka mio. Exactement comme nous. Si on avait voulu le faire exprès, on n’aurait pas réussi !

- C’est vrai…

- Il te ressemble, je trouve. Mais en mieux, grâce à Romy.

- Evidemment.

- Je suis très heureux pour toi, Louka. Pour vous.

- Grazie mille, Pietro mio.

- …

- Au fait…

- ?

- Tu te souviens de ce que tu m’avais demandé pour Lucia, après notre accident ?

- Oui, je m’en souviens.

- …

- Et oui, Louka, je te jure que j’élèverai ton fils s’il vous arrivait quelque chose, à Romy et à toi.

- Merci, Pietro mio.

- Va bene. Maintenant, tu te pousses un peu pour que je puisse embrasser la jeune maman ? »

Louka obtempéra, comme toujours, avec cette facilité déconcertante qu'il n'avait que pour les Battisti, mère et fils. J’eus droit à des félicitations chaleureuses, affectueuses, respectueuses, qui reflétaient avec beaucoup de douceur et de fidélité l’amitié profonde qui les unissait.

Mais Pietro ne s’attarda pas. Et après son départ, nous nous retrouvâmes dans le petit cocon de notre tout nouveau trio. Le papa, la maman, et le petit… Lisandru.

Parce que j’avais révisé mon top 3 quelques jours plus tôt. Luís, Louka, Letizia : ils avaient tous un L, des ailes. Alors pour ne pas faillir à cette tradition, j’avais rouvert mon petit livre des prénoms corses, et nous avions fait notre choix tout naturellement. Notre fils s’appellerait donc Lisandru, Naïm, Pietro Kerguelen Dos Santos.

Long live the prince !

*Un enfant, de Jacques Brel ; in J'arrive, 1968.

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