CLXXIV. Le vent nous portera

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CLXXIV. Le vent nous portera*


L’avantage de partager ma vie avec un presque-rejeton Battisti, c’était que nous évitions toute tergiversation sur le lieu de nos vacances d’été : en août, c'était Cargèse, Cargèse ou Cargèse. Voilà une merveilleuse tradition ! Que je ne me fis pas prier pour respecter, d’autant que grâce à ma crevette en gestation, je savais très bien que je serais traitée comme la reine de Saba ou de Sardaigne par la maîtresse de maison… Et ce fut le cas, en effet : Chiara était visiblement très attendrie à l’idée de voir son carissimo Louka devenir papa ! Elle se montra prévenante, enveloppante, maternante comme une madeleine au chocolat.

Nous avions débarqué en nombre à l’aéroport Napoléon-Bonaparte, et il fallut se serrer un peu dans la voiture : les garçons furent tassés à l’arrière avec le siège-auto de Lucia tandis que je pris mes aises à la droite de la conductrice. La grossesse avait du bon ! Ingrid, quant à elle, était partie chez ses parents avec Nils, et lorsque je m’en étais étonnée auprès de Pietro, lui demandant s’il n’avait pas honte d’abandonner ainsi femme et enfant, il m’avait répondu comme si cela tombait sous le sens : « Tu ne croyais quand même pas que j’allais aller faire de la voile en mer du Nord ? J’adore Ingrid, mais de là à risquer une pneumonie en plein été… » CQFD.


J’étais plutôt en forme, et aussi un peu en formes, mais je le vivais plutôt bien… J’avais pris un peu de poids, ce qui ne me réjouissait guère, mais Louka semblait décidé à voir le bon côté des choses : mes seins ! Qui s’étaient arrondis et sur lesquels il s'attardait avec un certain appétit. J’étais parfois un peu fatiguée le soir, mais à part ça, ma santé était bonne, mon moral aussi, et je me réjouissais de profiter un peu de Chiara, de sa terrasse et de sa cuisine.

Ce furent de vraies vacances, calmes, complices, ensoleillées. Les garçons passaient une bonne partie de leur temps à l’école de voile, à faire de la planche ou du cata, la mer leur faisait du bien, le soleil les bronzait à vue d'œil et ils étaient détendus comme tout. Lucia partageait ses journées entre sa grand-mère qui l’emmenait à la plage et lui donnait des cours de châteaux de sable dignes de l’âge d’or de la Technicolor, et sa Zia Romy qui lui lisait des histoires en inversant les mots, ce qui la faisait hurler de rire à n’en plus finir. Cette gamine était une infinie source de vie, de joie, de lumière et je ne pouvais qu’espérer que mon loupiot à moi serait aussi adorable que Lucia. Et que Louka, qui ne se lassait pas de jouer avec elle, de lui apprendre de nouveaux mots, de lui couper sa viande ou de lui montrer comment jouer des (gentils) tours à Pietro, serait tout aussi à l’aise dans son futur costume de jeune papa.

A ce stade, il s’en sortait plutôt honorablement. Du moins pour quelqu’un qui avait longtemps eu de l’urticaire à l’idée de procréer un jour… Il était attentif, et même attendrissant, quand il posait les mains sur mon ventre, le soir, avant de fermer les yeux et de glisser dans le sommeil. Mais il était fragile, aussi. Je le sentais bien. Il avait toujours cette sorte de funambulisme de l’attachement qui faisait qu’il gardait tout au fond de lui une profonde incertitude. Et souvent, lorsque je voyais passer dans ses yeux toutes ses craintes qui n’avaient rien de rationnel, a fortiori pour quelqu’un d’aussi charismatique, magnétique, esthétique que lui, je repensais à Malika et à sa “psychologie à deux balles” sur les enfants abandonnés. Louka devait briser ce cercle encore si lourd, si pesant, et je me promettais chaque jour de l’y aider de toutes mes forces, lorsque l’heure serait venue.

En attendant, Louka se faisait surtout… chambrer. Car la transformation de l’ancien sex-symbol de l’île en gentil père de famille ne manquait pas de faire sourire beaucoup de monde autour de lui. Et il encaissait, d’un air mi-figue mi-raisin qui m’amusait pas mal.


Un soir, nous prenions un verre avec Pietro sur les hauteurs de Cargèse, juste à côté de la maison. Nous croisâmes un de leurs copains de lycée dont j’oubliai illico le prénom et qui se joignit à nous tout naturellement. Ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs mois mais partageaient la même passion de la mer et de la Corse. Au bout de quelques minutes, ce dernier me dit en m’adressant un sourire :

« - Alors c’est toi qui as réussi à assagir Louka ?

- Well… Je ne sais pas. Est-il vraiment si sage que ça…

- Je suis sage comme une image ! s'offusqua l'intéressé.

- Et tu vas te mettre aux bermudas et aux petits pulls autour du cou, alors ?

- No way. Je vais devenir papa, pas centenaire. Ni notaire.

- Voilà qui me rassure ! D’ailleurs, si tu n’es pas trop rouillé, et si vous voulez naviguer un peu, j’ai une mission pour vous. J’ai un voilier à monter à Calvi, pour une croisière qui démarre de là-bas dans sept jours. Si ça vous dit de le convoyer… C’est un 40 pieds, trois cabines, vous pouvez emmener toute la famille si vous voulez !

- Mamma mia, Pietro, tu entends ça… A l’époque, si on avait pris un bateau une semaine, on aurait emmené trois ou quatre minettes et maintenant, regarde nous : on va finir avec une femme enceinte, une gamine de trois ans, et ta mère…

- Aucun risque, Louka mio : ma mère ne mettra plus jamais les pieds sur un bateau ! Elle l’a juré pendant qu’on était à Sydney et elle est beaucoup trop têtue pour revenir dessus. Déjà qu’elle n’aimait pas trop ça…

- C’est vrai. What about you, Romy ? Tu es partante ?

- Sure. Puisque je suis enceinte, j’aurai une excuse pour vomir par-dessus bord. Should be fun.

- Tu vends du rêve, dit Louka. Mais si c’est le prix à payer pour boire quelques embruns, I’m in.

- Va bene. On te l’amène à Calvi, ton voilier, vieux.

- Parfait ! Voilà qui tombe à pic. Le bateau rentre ce soir, le temps de faire l’inventaire et tout, rendez-vous au port demain à 11h, d’accord ? »


C’est ainsi que dès le lendemain, je me retrouvai assise à la proue d’un voilier doublant paisiblement la jetée de Cargèse. Lucia était recroquevillée entre mes genoux, armée d’un gilet de sauvetage rose fluo et d’un sourire en paillettes. Pietro tenait la barre dans un calme olympien, Louka était à la table à carte et lui criait des instructions en italien. L’été était haut, clair, franc, le vent était doux, la Corse était belle et délicate avec ses côtes aussi découpées que de la dentelle de Flandre.

Chiara, fidèle à son boycott de la mer, resta ostensiblement chez elle, seule avec sa fierté.

*Le vent nous portera, de Noir Désir ; in Des visages des figures, 2001.

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