CLXXII. Live through this

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CLXXII. Live through this*


Lorsque je débarquai dans le Wyoming, j’étais purement et simplement vannée. Quel voyage interminable ! Heureusement, j’avais pu profiter du confort et des petits extras qu’offre la première classe, mais il n’empêche qu’à l’arrivée, j’étais presque à bout de forces. Le bébé dansait le foxtrot ou la country dans mon ventre, mes cheveux frôlaient l’apocalypse et mes yeux se fermaient presque tout seuls.

Heureusement, l’accueil chaleureux de mon père me redonna du poil de la bête ! Il était là, tout attendri au milieu de l’aéroport de Cheyenne, avec un sourire aussi grand que nos montagnes et les yeux aussi brillants que de la pluie sur un miroir. Il m’embrassa sur les deux joues, me serra dans ses bras avec beaucoup de douceur, puis il posa ses mains comme deux plumes sur l’arrondi de mon avenir en demandant tout bas : “How are you ? How are you both ?

Il était presque midi, le soleil brillait de tous ses feux pour fêter mon retour au pays ! Le ciel était bleu comme nulle part ailleurs, la terre était rousse, vibrante, les montagnes semblaient douces et apaisées. Welcome home, Romy !


Une heure plus tard, j’étais attablée sur la terrasse, entre une entrecôte gigantesque et un plat de purée maison (merci Jane...), dans les effluves prometteuses d’une tarte aux noix de pécan qui terminait de cuire dans le four familial. Mon père avait apporté un fauteuil scandaleusement rembourré pour que je sois bien installée, la vue était superbe, le temps était clair, l’air était doux… Je me sentais comme la reine du monde, ou du moins la reine de ce petit monde perdu au milieu de nulle part.

J’envoyai une photo à Louka pour lui dire que tout allait bien, je reçus en retour un selfie sur lequel Pietro et lui apparaissaient, bière à la main, tout sourires, dans quelque bar parisien… Bon, ils n’avaient pas perdu de temps pour profiter de mon absence, ces deux-là ! Mais ils faisaient plaisir à voir, comme toujours, tant leur complicité brillait dans leurs regards. Je répondis que je les embrassais tous les deux, et fis honneur au dessert que Jane venait d’apporter, agrémenté de glace à la vanille et de caramel fondu. A ce rythme-là, j’allais prendre trois kilos en une heure et le bébé n’y serait pour rien… Mais tant pis.


La semaine passa en un éclair. Je passais beaucoup de temps à me reposer et à lire. J’avais trouvé un bouquin pas fatigant : une interminable romance sur fond de guerre de Sécession, c’était parfait pour aérer mon cerveau ! Et je n’avais aucun souci à me faire pour la fin : l’héroïne ne manquerait pas d’épouser l’élu de son cœur et d’avoir beaucoup d’enfants.

D’enfants, il en fut beaucoup question dans mes discussions avec mon père. De Letizia, évidemment, dont la tombe me semblait désormais plus sereine. De ma crevette à naître, pour laquelle mon Daddy n’avait pas manqué de faire quelques mignonnes emplettes puisqu’un berceau, une table à langer et un siège-auto avaient fait leur apparition dans la petite chambre qui faisait face à la mienne, celle où avait dormi Mila. Et puis d’Elizabeth, ma sœur qui n’avait jamais eu lieu, dont mon père me parla un soir, au détour d’un soleil rouge sur la ligne crue de nos montagnes.

« - Ta mère et moi nous sommes rencontrés un peu tard, comme tu le sais, alors quand nous avons commencé à parler de bébé, nous avions déjà quarante ans passés. Nous avons attendu pendant des mois, nous avons fait plein d’analyses, de tests,... Mais elle ne tombait jamais enceinte.

- ...

- Nous aurions pu nous lancer dans le parcours du combattant de la procréation médicalement assistée, mais elle ne voulait pas. Trop long, trop compliqué, trop douloureux. Trop contraignant, aussi. Nous avons décidé que nous laisserions faire la vie, et que si finalement nous ne restions qu’à deux, ça nous irait.

- Et elle est tombée enceinte…

- Oui. Juste au moment où nous avions accepté de ne jamais avoir d’enfant ! La vie est étonnante, parfois… Nous étions si heureux, Romy.

- And then… What happened ?

- La grossesse s’est plutôt bien passée, ta Maman était très attentive à cette petite vie toute neuve qui lui poussait dans le ventre. Alors quand on a su que vous étiez deux, tu imagines ? Tout le monde nous disait que ce serait épuisant, difficile, compliqué, mais nous, nous étions ravis d’attendre des jumeaux. Enfin, des jumelles ! Même nous ne le savions pas encore. Mais rien ne s’est déroulé comme prévu.

- …

- Tu es née la première. Tu étais rose, potelée, pleine de vie. Tu étais parfaite ! Et j’étais très heureux, même si ta Maman semblait épuisée. Mais le deuxième bébé, lui, n’arrivait pas normalement. Au bout d’un certain temps, ils ont fait une césarienne et la seconde jumelle était là… Elle était parfaite, elle aussi, mais elle était faible, bleue, apathique. Les médecins l’ont emmenée tout de suite, ils ont essayé de la sauver… Mais ils n’ont pas réussi, et elle est morte quelques minutes après sa naissance. Votre naissance.

- Vous avez dû être tellement tristes, Maman et toi…

- Oui, ma chérie. C’est vrai. Nous avions pourtant une petite fille en parfaite santé, toute neuve, toute jolie, que nous pouvions pouponner avec tout notre amour… Et pourtant, nous étions tristes parce qu’en même temps, le même jour, nous avions aussi perdu un enfant.

- Pourquoi vous ne m’en avez jamais parlé ?

- Pour te protéger… Pour ne pas te faire de peine.

- Elle est enterrée où ?

- Nulle part. Nous l’avons incinérée. Et le jour de tes deux ans, nous sommes allés disperser ses cendres dans la Snake River, le matin était bleu et froid et il était temps pour nous de tourner cette page et de te regarder grandir.

- Tu crois que c’est pour ça que je me sens bizarre, parfois, à mon anniversaire ?

- Je ne sais pas, sweetheart. Peut-être que sans le vouloir, nous t’avons transmis toute l’ambivalence de nos souvenirs du jour de ta naissance ? C’est possible… Mais ce n’était pas volontaire. Tu as été notre plus grand bonheur, Romy. N’en doute jamais.

- Tu ne t’es jamais demandé à quoi aurait ressemblé notre vie si elle avait vécu ?

- Si, bien sûr. Des centaines de fois. Mais avec les années, cette pensée ne me blessait plus. Je me disais qu’elle était en paix, quelque part. Et toi, tu étais là, avec nous, près de nous, avec tes yeux comme les facettes de l’océan, tes rires comme des notes de musique, tes progrès comme un avenir s’écrivant pas à pas… Je profitais de nos grandes joies, de nos petits bonheurs, de ta délicieuse impatience de Noël, de tes malicieuses expériences à la foire du 4 juillet…

- Ah ! Elle existe toujours ?

- Bien sûr. Si tu étais moins enceinte, nous aurions pu y aller et manger des sucettes géantes pleines de couleurs chimiques, comme tu les aimes.

- Oh ! Oui, j’adorais ça… Et ce manège fabuleux où je te traînais tous les ans, tu te souviens ?

- Of course, I remember.

- …

- Romy ?

- Yes ?

- Dans quelques années, c’est ton fils que j’emmènerai à la foire du 4 juillet… »


Cette pensée si simple, si sucrée, me fit venir les larmes aux yeux… Car j’eus la certitude, à cette seconde-là, que mon enfant aurait le meilleur de tous les papys et que quoiqu’il puisse se passer, il pourrait toujours compter sur lui.



*Live through this, de Hole ; in Live through this, 1994.

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