CXXXIX. Gipsy

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CXXXIX. Gipsy*


La géographie s’était imposée sans concertation comme thème de la soirée. Celle de notre Wyoming, grandiose, unique, ancrée ; et celle de Louka, plurielle, infinie, hors-sol. Mon père se taisait, Mila ouvrait ses grands yeux et ses petites oreilles, Jane s’amusait à noter consciencieusement sur son téléphone, tandis que Louka… comptait, au fil de mes questions.


« - So… Commençons par ton père.

- Easy. Né au Brésil, adopté en France, naturalisé marocain.

- Bon. Natalia ?

- Née en Russie, devenue canadienne quand elle était enfant, vivant aux Etat-Unis.

- On en est déjà à six pays… Malika ?

- Marocaine, mais on l’a déjà compté. Il reste les Philippines, où elle est née. L’Espagne, pays de sa mère. L’Argentine, où elle habite aujourd’hui.

- On monte à neuf ! Chiara, maintenant.

- 100% italienne !

- Ce qui fait dix.

- Mais…

- Oui ?

- Eh bien, elle vit en Corse, et elle est sarde avant tout.

- Et pour ton petit cœur doublement insulaire, ça compte comme deux pays à part entière… Alright then. On est à douze.

- Douze ! Franchement, comment veux-tu que je ne m’y perde pas un peu… ?

- Louka… murmura Mila.

- Yes, my dear ?

- Tu n’as aucune des nationalités de Mom ?

- Non.

- Why not ?

- Je ne sais pas. Elle n’a jamais fait les papiers, j’imagine.

- Bizarre. Pour moi, elle les avait faits. I have three nationalities. I am American like my Dad, Russian and Canadian like Mom.

- ...

- Actually, c’est pareil pour toi. French like your father and Moroccan like your... Mama.

- Exactement.

- …

- Mila ?

- Oui, Louka ?

- Est-ce que ça devient plus facile pour toi, de t’y retrouver dans tout ça ?

- Un peu, oui. Je crois.

(Louka s’illumina d’un sourire comme un arbre de Noël… qui disparut lorsque Mila enchaîna)

- Alors si vous avez un enfant un jour, Romy et toi, il aura quelles nationalités ? »


Un ange passa… Un petit ange bleu, morne, immobile, avec des yeux de jade comme son père et des tout petits doigts glacés dans ma triste main. Chacun regarda son assiette comme on n’ose soudainement plus respirer. Mila, elle, resta surprise, comme suspendue au-dessus d’un vide auquel elle ne s’attendait pas.


C’est Louka, le premier, qui reprit pied dans la réalité. Il lui répondit d’une voix de basse, profonde et sourde, que si nous avions un bébé, il pourrait sûrement avoir trois passeports : américain, français, marocain. Puis pour couper court à cette épineuse discussion, il se leva et partit chercher le dessert : une prometteuse compote pommes, poires et cannelle que Jane et Mila avaient préparée à quatre mains pendant l’après-midi.

C’était délicieux, mais je n’avais plus faim du tout. J’avais la gorge et l’estomac noués, glacés, figés, j’avais ma fausse couche au bord des lèvres et mes non-dits tout au bout du coeur.

Heureusement, la conversation dévia, grâce à une habile intervention paternelle, vers des sujets plus légers. Mais je restai coite jusqu’à la fin du repas, j’avais l’impression de porter ma douleur sur mon visage, c’était absurde et pourtant, c’était viscéral.

Après le dîner, mon père se porta volontaire pour débarrasser la table, Jane entreprit de nettoyer la cuisine. Louka resta au salon avec Mila tandis que je montai dans ma chambre sans demander mon reste : j’avais besoin d’être seule et de reprendre mes esprits !

Ce que je fis, contre toute attente, plutôt facilement. Je m’allongeai sur mon lit, respirai un bon coup, fis le tri dans mes pensées… Et je conclus que même si jamais je n’oublierais Letizia, la question de Mila n’était que l’interrogation anodine d’une gamine.

Quand Louka me rejoignit, il était déjà tard. Je m’étais installée sur mon lit, toute habillée, pour lire tranquillement. Je levai le nez, il me sourit, se pencha pour m’embrasser, puis m'annonça d’une traite : « J’ai parlé à Mila de ta fausse couche… Elle ne s’y attendait pas ! Elle est restée un peu estomaquée. Et puis elle m’a dit, comme ça, qu’elle aurait bien aimé être tata… Mais qu’elle était jalouse, un peu, de tout ce qui s’est passé entre nous alors que théoriquement, tu étais en Corse pour t’occuper d’elle ! »

Sa voix était douce, posée, ses yeux ne lâchaient pas les miens. Mes tripes étaient toutes remuées... Mais finalement, Mila avait, sans le vouloir, fait sauter un dernier verrou.


Je me levai pour rejoindre Louka et l’embrassai rapidement sur les lèvres. Il ôta l’une après l’autre ses trois couches de vêtements, puis il me prit dans ses bras. Il était mignon tout plein… Sa maladresse le rendait presque innocent et dans la chaleur moelleuse et apaisante de son étreinte, je me sentis fondre. Purement et simplement.


*Gipsy, de Suzanne Vega ; in Solitude Standing, 1987.

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