CXXXVII. L’étranger

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CXXXVII. L’étranger*


La sagesse, la bienséance et la politesse plaidaient toutes les trois pour que l’on prenne la peine de se lever et de rejoindre les autres au salon. Notre sieste n’avait déjà que trop duré ! Mais au risque de choquer mon père, ou du moins de nous exposer à quelques sourires gentiment grivois, je choisis de poursuivre ces petites confidences sur l’oreiller… Avec Louka, saisir l’instant était presque un art qu’il ne fallait surtout pas laisser passer.

Et pour qu’il ne risque pas de m’échapper, je gardais ses doigts serrés entre les miens pendant toute la suite de notre discussion.


« - Tout le monde a des racines, Louka.

- Certes. Mais les miennes sont un inextricable réseau international, comme la mafia ou les câbles sous-marins. Elles poussent à l’horizontal pour aller toujours plus loin, alors que celles des autres avancent en profondeur, verticalement. Moi, je suis de partout et de nulle part.

- C’est une richesse, non ?

- Bien sûr. Mais c’est aussi un labyrinthe.

- Ça fait partie de toi. De ton histoire. De ton vécu.

- …

- C’est comme ta façon de brasser les langues, en fonction de la personne à qui tu parles.

- Comment ça ?

- Tu ne mélanges pas tout et n’importe quoi. Quand tu parles à Pietro ou à Chiara, tu passes du français à l’italien et vice-versa. Avec moi, tu jongles entre l’anglais et le français. Avec Malika, tu alternes l’arabe et le français. Mais tu ne te mélanges jamais les pinceaux ! Tu ne parles pas italien avec moi, arabe avec Pietro ou anglais avec Malika.

- Heureusement…

- Du coup, il y a un certain ordre dans ton désordre linguistique.

- C’est marrant que tu évoques cette habitude, dont je ne me rends pas trop compte d’ailleurs ! Car Mama m’en a parlé l’autre soir. Il paraît que quand j’étais petit, je ne faisais pas ça.

- C’est-à-dire ?

- À la maison, je parlais arabe avec elle et français avec mon père. Je parlais anglais quand j’allais à New York : mes parents m’avaient fait prendre des cours depuis la maternelle pour que je puisse comprendre Natalia. L’italien, je l’ai appris à peu près en même temps, avec Pietro. Et à l’école, j’ai fait pas mal d’espagnol et un peu d’arabe littéral. Point barre.

- Ça fait déjà beaucoup de langues, tout ça !

- Ce que je veux dire, c’est qu’à cette époque, selon Mama, je ne mixais pas tout. Je ne commençais pas une phrase en français pour la finir en arabe ou en italien… Du coup, j’ai demandé à Chiara quand cette habitude était apparue chez moi : mais d’après elle, je le faisais déjà quand elle m’a… Recueilli ? Je ne sais jamais comment dire. Bref, quand j’ai commencé à habiter chez elle.

- Tu es en train de me dire que ton disque s’est rayé entre ton départ d’Essaouira et ton arrivée en France ?

- Apparemment, oui.

- How strange… Et en même temps, c’est assez logique : tu as été tellement secoué pendant cette période ! Ça me rappelle une de mes copines de primaire : elle s’est mise à bégayer vers huit ans, quand ses parents ont divorcé. Tu as peut-être eu le même genre de truc ? Même si ça s’exprime autrement chez toi.

- Je ne sais pas. Je ne sais même plus quelle langue est vraiment la mienne...

- Ça, c’est une question que je me suis déjà posée : tu en changes tellement facilement !

- ...

- Quelles langues parles-tu sans accent ?

- Le français et l’arabe. Mais en arabe, je suis beaucoup moins fluide, parce que j’ai perdu le rythme et les intonations à force de ne plus vivre au Maroc.

- Bon, il ne nous reste plus que deux possibilités sur quatre, on avance !

- …

- Étape suivante : quel accent as-tu dans les autres langues ?

- Comment ça ?

- Regarde Pietro ; ou plutôt, écoute-le. A-t-il un accent en italien ?

- Non, bien sûr.

- Bon. Et en français ?

- Non. C’est normal, il est allé à l’école en France depuis la maternelle.

- En effet. Maintenant, quand Pietro parle anglais, tu trouves qu’il a l’accent français ?

- Non, italien. Pietro à un accent atroce en anglais, by the way.

- N’exagère pas ! Mais ça prouve que sa langue, la vraie, c’est bien l’italien, même s’il est bilingue en français depuis toujours.

- Ah ! Je comprends… Donc ?

- Gardons l’exemple de l’anglais, c’est plus facile pour moi puisque c’est ma langue. Actually, tu as un accent. Très léger. Ton anglais est parfait, tu ne fais jamais de faute et tu t’exprimes avec autant de fluidité et de facilité que moi. Mais tu as un tout petit accent, très mignon d’ailleurs, notamment sur les R et sur les H. Et ce n’est pas un accent français.

- …

- Et en italien ?

- Je n’ai presque plus d’accent, mais sur une discussion un peu longue, les gens finissent par entendre que je ne suis pas italien... Du moins je crois. Il faudrait demander à Pietro.

- Demande-lui ! Je parie que ce mini-accent n’est pas français non plus.

- Donc d’après toi, l’arabe serait ma vraie langue?

- Ça me semble logique… Tu as appris les deux en même temps, avec tes parents, bon, un point partout. Mais à l’école, avec tes copains, tu parlais arabe ?

- Oui ; et au quotidien aussi, quand j’étais seul avec Malika parce que mon père était en tournage ou ailleurs.

- Bon ! Alors voilà ta langue maternelle, monsieur l’apatride.

- Ok then… C’est celle que je maîtrise le moins aujourd’hui, pourtant.

- Parce que tu en as été coupé pendant des années ! Mais ça reviendra, Louka.

- Inch’Allah !

- On se lève ?

- Moui… Si vraiment tu insistes. Ou bien, si tu as froid, je peux te réchauffer encore un peu ?

- Je crois que je suis parfaitement réchauffée ! Et qu’il serait plus raisonnable de descendre... »


Il fit la moue comme un gamin, il était so cute !

Mais je fus inflexible et nous nous rhabillâmes assez rapidement. Après un dernier bisou pas très sage volé dans l’escalier, nous revînmes au salon munis de petits sourires niais et de grands regards innocents. Et je ne saurais pas dire avec certitude qui, de Mila ou de mon père, avait l’œil le plus réprobateur.



*L'étranger, de Graeme Allwright ; in Le jour de clarté, 1992.

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