CXXVII. Les trompettes de la renommée

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CXXVII. Les trompettes de la renommée*



J’ai toujours trouvé que la vie devenait flottante, comme suspendue, dans les aéroports du monde entier. On se croise, on se bouscule, sans jamais s'arrêter. Ce sont des lieux qui ne sont ancrés ni dans le temps, ni dans l’espace et où d’une certaine façon, tout est toujours possible.

Orly nous offrait donc, à Malika et moi, l’écrin parfait pour cette discussion étrange que j’avais lancée, un peu malgré moi. Nous étions assises tout au fond d’une brasserie, près d’une vitre qui donnait sur les pistes : j’avais commandé un grand café avec un croissant et de la confiture, et elle des oeufs brouillés avec un thé noir. Mais aucune de nous ne mangea grand-chose.


« - Je ne sais pas si j’ai raison de vous dire ça, Malika. Mais parfois… Je me dis que Louka préférerait avoir un peu d’anonymat. Je crois que ça le bouffe, d’être le fils de son père. Ça ne s'arrête jamais ! Il ne peut pas souffler cinq minutes et arrêter de devoir expliquer, voire justifier, d’être le fils de cette ancienne star planétaire, d’être le fils de celui qui n’est plus qu’une ombre sombre et longue parce qu’il a tué quelqu’un.

- Oh… Il vous l’a dit ?

- Non. Au contraire, il me l’a caché ! L’année dernière, il a commencé à recevoir des messages. Des menaces, des insultes… Des trucs immondes.

- A propos de Luís ?

- Oui.

- Et il en reçoit encore ?

- Quelques-uns. Mais il ne les voit plus. Je me suis arrangée avec sa secrétaire, elle les intercepte et les envoie à un agent que Chiara nous a recommandé. Il lit et il trie. Quand ce sont des fans, il remercie. Quand ce sont des insultes ou des délires, il jette. Quand il y usurpation d’identité, sur le web notamment, il signale les comptes. Et quand ça va vraiment trop loin, il porte plainte… Louka n’a rien d’autre à faire que de payer ses honoraires.

- Après l’arrestation de mon mari, j’ai reçu le même genre de mots doux. Mais aujourd’hui c’est rare… Je les jette directement. Et je ne vais jamais sur Internet. Louka devrait faire pareil.

- Il ne peut pas. Pas encore, du moins. Il dit qu’il doit assumer.

- Il n’y a rien à assumer dans ce genre d’immondices épistolaires !

- Je sais bien…

- Romy… Ça vous gêne, cette filiation ?

- Pas vraiment. Pour moi, Kerguelen est le nom de Louka avant d’être celui de son père. Bon, dit comme ça, c’est un peu tarte ! Mais vous comprenez ce que je veux dire ? Moi, je m’en fous de Luís Kerguelen. C’est Louka qui compte… Oh ! Pardon, je suis brusque de vous dire ça.

- Vous n'êtes pas brusque, vous êtes franche : cela me plaît. Et je suis ravie que vous ne passiez pas votre temps à penser à son père quand vous regardez Louka ! C’est une immense qualité.

- Et vous, Malika, tout ça ne vous pèse pas ?

- Disons que ça ne me pèse plus. Aujourd’hui c’est derrière moi. Très loin... Mais ça a été dur, infiniment dur, de porter son nom pendant la tempête.

- ...

- Depuis toujours, je savais que notre histoire, à Luís et à moi, n’était pas ordinaire. Nous avions une altérité, une complémentarité, une complicité hors-norme. Je l’aimais absolument, sans condition. Je l’aimais avec ses ombres sombres, ses cicatrices si vives, ses peurs hideuses, et sa lumière irrationnelle qui le dépassait complètement. Je l’aimais comme je l’acceptais. Je l’ai choisi tout de suite et je n’ai plus jamais changé d’avis, même quand il trébuchait... Seul, il était fragile, mais à deux nous étions plus forts.

- Et pour Louka ?

- Pour lui, tout est différent. Louka n’a rien choisi. Il est né de lui et il a dû grandir avec ce père si écrasant et si friable à la fois. C’est plus viscéral. Plus compliqué.

- Louka parle peu de son père. Mais quand il le fait, ses mots dessinent un papa doux, enfantin, blessé, mais lumineux et bienveillant. Comment ce même homme a-t-il pu tuer quelqu’un ?

- Ah ça… Je n’en sais rien.

- Mais cette femme… C’était qui ?

- Une prostituée d’un certain âge. Vous ne lisez pas les journaux, ou Wikipédia ?

- Si. Mais ça n’explique rien… Vous n’en avez jamais parlé avec votre mari ?

- Non. Je n’ai pas pu le faire. Avant son arrestation, je ne savais pas ce qu’il avait fait. Et après, je ne l’ai pas revu.

- Vous croyez qu’il avait… couché avec cette prostituée ?

- Non. Au risque de passer pour une épouse absurdement naïve, je ne le crois pas.

- …

- Je ne comprends toujours pas comment ça a pu se passer. Tout cela n’a pas de sens. Il n’y avait pas une once de violence en lui, à part celle que les autres lui avaient plantée dans le corps. De la colère, oui. Mais de la violence, jamais.

- Un jour, Chiara Battisti m’a raconté comment elle avait découvert l’envers du décor. Je veux dire, toutes ces horreurs… Pendant son enfance. C’était… Assez sordide, comme histoire.

- Sordide ? C’est un doux euphémisme ! Luís a été violé, affamé, prostitué, battu, humilié, torturé. Ses souvenirs puaient la misère, le sexe, la violence et la rue. Il ne s’en était jamais relevé complètement.

- Malika… Vous allez peut-être me trouver culottée et indiscrète mais… Louka en souffre beaucoup. Oh ! Il ne dit rien. Mais ça le ronge, je le sais.

- …

- Vous voulez bien me parler de son père ? Je n’ai pas forcément besoin de détails sur ce qu’il a pu subir, mais… Comment il le vivait ? Comment il survivait ? Je sais que c’est intime, que c’est douloureux, mais Louka le porte encore, du moins il essaie ! Et c’est très lourd… Trop lourd, peut-être. J’ai peur qu’un jour, ça ne l’écrase… »


Malika resta silencieuse un bon moment. Elle porta sa tasse de thé à ses lèvres, il devait être froid… Mais cela ne sembla pas la déranger. Elle avait l’air suspendue au-dessus du vide, prête à rentrer en elle-même à la moindre interférence, au moindre courant d’air… Et je dus attendre cinq longues minutes avant que son regard figé comme deux marrons glacés ne revienne se poser sur moi comme un naufragé sur une île déserte.



*Les trompettes de la renommée, de Georges Brassens ; in Les trompettes de la renommée, 1962.

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