CVIII. Du rhum des femmes

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CVIII. Du rhum des femmes*

Les doutes me revinrent à l’esprit, hélas, de façon aussi brute et compacte que des touristes agglutinés devant la tour Eiffel. Et la puce, à mon oreille, s’avéra piquante, remuante, dérangeante.

Tout commença par une bonne nouvelle : un nouveau boulot ! En effet, je commençai début mai un remplacement de six mois au service protocole de l’ambassade : un temps plein, avec de vraies missions et un salaire un peu moins anorexique que précédemment… Je fus ravie de cette opportunité. Les mondanités professionnelles n’étaient pas tellement ma tasse de thé, mais à court terme, je trouvais ça amusant et formateur.

Je découvris les joies et les revers de l’organisation de cérémonies ou de voyages officiels. J’appris ainsi que les gens importants, même très occupés, trouvaient quand même le temps d’avoir un avis sur la couleur de leur chambre d’hôtel. Qu’il ne fallait jamais oublier le cadeau protocolaire même si tout le monde savait que l’éminent visiteur l’offrirait à sa secrétaire qui ensuite, le mettrait en vente sur Ebay ou ailleurs. Qu’il était interdit d’oublier le menu vegan de l’épouse de l’un ou le rendez-vous manucure de la maîtresse de l’autre...

Bref : je me trouvai finalement tout aussi occupée que Louka, et pendant un moment, nous ne nous vîmes pas beaucoup.

Début juin, sa fameuse audience arriva enfin. Et son client eut gain de cause. L’affaire fit un peu de bruit, parce que David avait gagné contre Goliath et parce que la condamnation se chiffra en millions d’euros... Je pus alors apercevoir Louka sur quelques chaînes d’infos en continu et dans différents journaux. Maître Kerguelen Dos Santos, avocat du plaignant : j’étais presque impressionnée… Et il avait l’air si sérieux avec sa robe noire ! Il ressemblait à un cousin de Batman affublé d’un bavoir. Je le charriai un peu, et ce fut tout.

Le surlendemain du verdict, ce fut à mon tour d’affronter la tempête professionnelle : une visite officielle du Secrétaire d’Etat américain en France. Pendant deux jours, ce fut la folie ! Je dus courir partout, gérer des dizaines d’imprévus, serrer des centaines de mains, porter des tonnes de dossiers, boire plein de verres avec des gens que je ne reverrais jamais… Puis l’adrénaline retomba, la tournée européenne du politicien se poursuivit en territoire britannique et toute l’ambassade fut libérée comme la Normandie en son temps.

Mon rythme de travail se calma du jour au lendemain. Certes, j’avais toujours quelques apéros ou autres épisodes de relations publiques à honorer, mais à une fréquence beaucoup plus tolérable. Hamdullah ! Comme dirait Louka.

Sauf que lui, bizarrement, continuait à avoir des horaires étranges. Le procès était terminé, il avait gagné, la partie adverse n’avait pas fait appel. Et pourtant… Le soir, il finissait très tard, vraiment très tard. On ne se voyait presque pas, et quand par hasard, presque par erreur, nous arrivions à coordonner nos agendas, sa tête était ailleurs, son corps était crevé. Et il ne mangeait pas grand chose. Il avait maigri, pas beaucoup mais quand même, assez pour me rappeler de mauvais souvenirs.

J’essayai plusieurs fois de lui demander s’il allait bien, si quelque chose le préoccupait, mais il esquivait, répondant simplement qu’il avait beaucoup de travail et qu’il était fatigué.

La seule fois où je restai dormir chez lui pendant cette période, Paris étouffait de moiteur sous la canicule. Pourtant, c’est une sensation de froid qui me réveilla en pleine nuit. Car Louka n’était plus dans le lit... J’attendis quelques minutes mais il ne revint pas. Alors je me levai et trois secondes plus tard, mon combishort et moi débarquions au salon.

Louka était là, en caleçon dans le noir, assis à son bureau. En me voyant, il sursauta... Et referma très vite l’écran de son ordinateur. Étrange, vraiment ! Il ne dit rien, et moi non plus, je me servis un verre d’eau et retournai directement dans sa chambre. Il me rejoignit bien plus tard, s’allongeant près de moi très précautionneusement pour ne pas me réveiller (même si je ne dormais pas !). Et les dernières heures de la nuit nous enroulèrent dans un drôle de silence, lourd et oppressant.

Alors je me mis à complètement “psychoter” (dixit Ingrid un soir, devant une bière).

Louka me faisait des cachotteries, il travaillait soi-disant la nuit alors que son procès était terminé, il ne répondait pas quand je lui posais des questions… Très vite, je fus absolument persuadée qu’il avait quelqu'un d'autre. Et mon cœur se serra voire s’essora dans ma poitrine comme un triste citron. Mais j’avais retenu la leçon de l’expérience précédente (cette chère Cinderella…) : il fallait que je le confronte, que je le prenne sur le fait, au lieu de m’enfuir comme si c’était moi qui étais en tort.

C’était le 21 juin, soir où toute la France fête la musique à grand renfort de bière et de concerts en plein air. Il faisait un temps extraordinaire, je venais de m’offrir une petite robe pleine de couleurs, aussi proposai-je à Louka de passer la soirée ensemble pour profiter de l’un comme de l’autre. Mais quatre heures plus tard, il ne m'avait toujours pas répondu ! Sympa...

Vers 23h, j’étais triste comme la pluie sur un jour de vacances, toute seule dans ma piaule minuscule, quand je reçus un texto.

Louka K. Dos Santos : “Salut Romy. I just got your message. Je suis encore au cabinet, sorry. Bonne nuit. LK.”

Alors je sentis une boule brûlante, amère, naître dans mes entrailles et parcourir mes veines en semant colère, douleur et déception sur son passage. Je pleurai un bon coup… Puis je décidai d’aller vérifier. Après tout, son bureau n’était qu’à une trentaine de minutes à pied.

J’étais sûre que Louka n’y serait pas ; ou que je le trouverais occupé à sauter une assistante et/ou une consoeur entre deux piles de dossiers et deux flûtes de champagne. Rien que d’y penser, j’avais infiniment mal au ventre. Mais je voulais en avoir le cœur net.

Je sortis seule dans la nuit de Paris, baskets aux pieds, colère à l’esprit, et je pris le chemin de son cabinet un peu avant minuit. La ville était grouillante de monde, joyeuse, la nuit était infiniment douce et pourtant, j’avais au cœur une douleur aussi dure et froide que du silex.

Et comme si ça ne suffisait pas, je parvins je-ne-sais-comment à bousiller ma semelle sur une bouche d’égoût, ce qui me força à claudiquer lamentablement sur les 500 derniers mètres pour enfin me planter, pitoyable, devant la porte.

*Du rhum des femmes, de Soldat Louis ; in Première Bordée, 1988.

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