LXIX. Non je ne regrette rien

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LXIX. Non je ne regrette rien*

Quand le médecin repartit, Chiara enchaîna :

- « Je n’en peux plus d’entendre la même chose tous les matins… J’ai l’impression de tourner en rond dans cet hôpital depuis au moins mille ans ! Si au moins les Australiens étaient capables de faire un café correct…

- Moi, je suis beaucoup trop fatiguée pour sentir le goût du café…

- C’est parce que tu n’es pas italienne ! D’ailleurs tu vis où, maintenant ?

- En Argentine… Je travaille à l’ambassade du Maroc, à Buenos Aires.

- Eh ben… Louka n’aurait certainement jamais pensé à te chercher là-bas ! Tu as passé toute la nuit ici ?

- Oui ; une infirmière a eu pitié de moi et m’a installé un fauteuil dans la chambre, sous réserve que je lui promette que ce ne soit que pour cette nuit.

- Ah ! Moi ils ne m’ont jamais laissée rester comme ça… Tu as pu dormir ?

- Non… D’abord, toutes ces machines font un bruit de tous les diables ! Ensuite, j’étais trop chamboulée… Franchement, j’ai imaginé mille fois mes retrouvailles avec Louka, mais je n'ai jamais pensé que ça se passerait comme ça.

- Je suis désolée, Malika…

- Ne le sois pas. Je suis triste de le retrouver tout gris et tout éteint, j’ai peur pour lui à chaque seconde ! Mais si tu ne m’avais pas appelée, Chiara, je ne l’aurais pas retrouvé du tout... Alors merci. Merci infiniment.

- Il fallait que je t’appelle, je n’ai pas réfléchi.

- Louka était donc chez toi depuis tout ce temps ?

- Plus ou moins… Enfin, plutôt plus que moins !

- Je ne comprends pas ; Natalia me l’a pris, elle me l’a arraché et mes entrailles avec ! Tout ça pour te le confier ?

- Je ne sais pas si on peut vraiment dire qu’elle me l’a confié… Il ne lui a pas tellement laissé le choix ! Au début, elle l’a mis en pension à New York. Mais Luís est mort, elle n’a pas voulu l’accompagner au Maroc, Louka a fugué…

- Elle a refusé qu’il vienne enterrer son père ?

- Oui.

- !!!

- Après ça, plus rien n’était possible entre eux. Alors elle l’a envoyé en France, en pension, la même que Pietro. Mais Louka n’allait pas bien. Il venait de perdre son père, il avait changé de pays trois fois en six mois… Et Natalia n’en avait rien à fiche.

- Et tu as pris le relais ?

- Oui. Deux ados pour le prix d’un ! Ils venaient tous les deux à Cargèse pour les vacances, et le reste du temps, ils étaient en pension ensemble : d’abord à Nice, puis en Sardaigne, et enfin à Ajaccio. Maintenant ils sont adultes, je les vois moins souvent mais Louka a toujours sa chambre chez moi, comme mon fils.

- Je n’arrive pas à croire qu’après tout ce qui s’est passé, elle ne se soit pas occupée de lui...

- Louka reconnaît lui-même qu’il était odieux avec elle… Mais honnêtement, elle ne l’appelait jamais, elle ne le voyait jamais… Une fois par an, elle m’envoyait les papiers pour que je puisse signer ses bulletins ou autorisations diverses. Il allait à New York de temps en temps, surtout pour voir sa petite sœur... Mais c’était tout.

- Et moi j’aurais donné ma vie pour le voir même trois heures par an... Oh ! Si elle n’était pas morte, j’irais lui dire ma façon de penser... Heureusement que tu étais là. Merci, Chiara ; merci pour tout.

- Prego. Et puis, ne me remercie pas trop… Il faut que je t’avoue quelque chose, Malika.

- Je t’écoute ?

- Voilà. Louka lui-même ne le sait pas. Mais avant de signer les papiers pour que je sois légalement la tutrice de son fils, Natalia m’a fait jurer de ne jamais t’en parler, de ne jamais te dire qu’il était chez moi, de ne jamais le laisser entrer en contact avec toi.

- …

- C’était du chantage pur et simple ! Mais j’ai promis, sans hésiter, parce que c’était ce qu’il y avait de mieux pour Louka. Je préférais l’avoir chez moi, avec moi, plutôt que de le savoir tout seul je-ne-sais-où. Il avait besoin de moi. Et de Pietro. Alors j’ai accepté… Mais je n’en suis pas fière.

- Je comprends, je crois. C’est Natalia que je ne comprends pas…

- Elle était jalouse.

- Peut-on encore être jalouse, 15 ans après, pour une histoire qui apparemment n’a pas duré plus d’un soir ? C’est absurde.

- Je sais… D’autant que Louka n’était responsable de rien ! Si j’ai accepté ça, c’était pour son bien, je te le jure. Il est le fils de mon meilleur ami et le meilleur ami de mon fils, je ne pouvais que m’en occuper… Et puis, même s’il est têtu comme trois mules, c’est un chouette môme.

- Vraiment ?

- Oui ! Tu peux être fière de lui. Il est fin, fiable, intelligent. Il est très beau, si tu savais comme les filles lui courent après ! Il est aussi un peu blessé, assez charmeur… Il jongle avec les langues d’une drôle de façon. Il est droit et chaleureux comme ton Maroc, il a le cœur de la Corse, la lumière de la Sardaigne, la beauté du Brésil, la grâce de la Russie. Et il cuisine comme un Italien !

- Ah oui ? J’espère que j’aurai la chance de goûter un jour…

- …

- Regarde-nous, là, on dirait deux drôles de fées frondeuses et vieillissantes, tardivement penchées sur son berceau. Ou plutôt sur son brancard ! Cette attente est insupportable.

- Je sais, Malika. J’espère qu’il va se réveiller, vraiment, mon coeur devient schizophrène à force de faire le yoyo entre Pietro qui va un peu mieux et Louka qui est tout éteint…

- …

- Ohlala, je n’arrive vraiment pas à boire ce breuvage ! Excusez-moi, toutes les deux, je vais aller un peu voir mon fiston.

- A plus tard, Chiara.

- A tout à l’heure ! »

* Non je ne regrette rien, d'Edith Piaf ; single, 1961.

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