XXXVI. Voilà l'été

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XXXVI. Voilà l‘été*

Je rentrai à Paris mi-juin pour affronter mes examens de fin d’année. J’avais travaillé dur toute l’année, passé des heures entre bouquins et conférences, mon français s’était nettement amélioré, bref, j’étais fin prête ! Je m’en tirai avec honneur et avec mention. Je devais encore soutenir mon mémoire en septembre, et solutionner le grand mystère de mon avenir professionnel, mais je préférais ne pas y penser et ne rêver que d’une chose : mes vacances.

Plus précisément, mes vacances avec Louka.

Il me fallut encore quelques semaines de patience. Pour soigner le rachitisme de mon compte en banque, je passai juillet à donner des cours d’anglais intensifs aux bons élèves des beaux quartiers, bien lisses et bien peignés. Ils étaient mignons mais répétitifs, et à force d’ânnoner Where is Brian ? ou My tailor is rich, je crus avoir définitivement transformé mon cerveau en purée de pastèque.

La délivrance arriva enfin, par un doux matin bleuté alangui de soleil. Valise en main, je pris le RER B jusqu’à Roissy-Charles-de-Gaulle où je récupérai Mila, toute jolie, toute excitée, avec son sac à dos rose et son badge en plastique “UM” autour du cou. Nous prîmes un sandwich dans l’aérogare, jambon-beurre-baguette typically French, avant de nous installer dans la navette pour Orly. Pendant l’heure et quart de trajet, Mila me raconta plein de choses que je savais déjà : son père préparant sa prochaine exposition, ses copines en vacances aux quatre coins du globe, son frère en bateau sur la Méditerranée…

Car Louka avait fait des progrès notables en matière de textos, et j’étais plutôt bien informée. Il m’avait écrit, au fur et à mesure, qu’il était bien arrivé en Corse, qu’il avait loué un voilier avec Pietro, qu’ils avaient navigué en pères peinards, que le libecciu avait déchiré leur tourmentin mais qu’ils l’avaient réparé en arrivant à Tunis. J’avais reçu des photos de Cagliari, de Palerme, de Naples...

Ils avaient passé cinq semaines en mer, et comme si ce n’était pas encore assez, ils encadraient dans la foulée des stages-croisières dans les bouches de Bonifacio. Ils devaient rentrer à Ajaccio juste à temps pour nous réceptionner, Mila, nos bagages et moi, à l’aéroport Napoléon-Bonaparte.

A notre arrivée, Pietro était là, fraîchement débarqué ; il arborait un sourire aussi grand que son sac étanche, une barbe d’une semaine et un léger mal de terre. Louka, lui, était un peu en retard à cause d’une petite avarie à bord. Nous lui déposâmes les clés de la voiture à la capitainerie du port Charles d’Ornano et prîmes le bus jusqu’à Cargèse : chouette, une heure de virages corses… que je passai à dormir, le nez collé à la fenêtre, pendant que Mila testait sur Pietro, patient jusqu’à l’héroïsme, le fruit d’un an de cours d’italien.

Les garçons naviguaient depuis un moment et Chiara finissait un tournage en Provence : nous trouvâmes donc le frigo vide et les volets fermés. Mais la vue sur la baie de Cargèse était fidèle au poste et je passai une bonne demi-heure, bière à la main, à me rincer l’oeil devant le bleu presque miraculeux de la Méditerranée.

Pietro, une fois douché, rasé, changé, nous invita au restaurant : Mila commanda la plus grosse pizza de la carte et nous rîmes bêtement tous les trois en parlant de tout et de rien. Puis nous rentrâmes et je mis au lit une Mila effondrée par le voyage, le jet-lag, le brocciu.

Je rejoignais tout juste Pietro au salon quand nos deux portables affichèrent en même temps : « Hello guys. Je viens d’arriver au port. J’ai bien récupéré les clés de la voiture, merci ! Je dois encore ranger le bateau et raccompagner une stagiaire, et puis je rentre. Buenanotte ! LK. »

- « Louka ne sera pas là avant deux heures du matin. Voire pire, si jamais la stagiaire est mignonne…

- …

- Bon, bref. Je dis ça comme ça… Tu l’as vu récemment ?

- Euh… Oui, à New York, pour l'anniversaire de Mila.

- Et tu l’as trouvé comment ?

- Un peu bizarre… Je pensais qu’il arriverait tout requinqué par le Maroc, tout caramélisé de miel et de raz-el-hanout. Mais il n’était qu’une ombre ; une jolie ombre, adorable et tout, mais une ombre quand même... Il avait l’air épuisé, presque en état de choc ; vulnérable, en fait.

- Vulnérable : c’est exactement ça ! Dis donc, tu as fait de sacrés progrès en français depuis l’année dernière ! Tu as trouvé le mot juste ; il est maigrichon, un peu à côté de ses pompes… Je n’aime pas trop ça.

- Au moins, vous êtes réconciliés ?

- Évidemment ! Même quand il m’énerve, comme pour cette foutue régate, je ne lui en veux jamais longtemps… C’est comme ça depuis toujours. Je l’ai vu en slip Bambi, en pyjama Superman et en plumes d’Indien : ça crée des liens ! Je sais quelle assistante de ma mère l’a dépucelé dans les décors de “Sardegna mia” , combien de pionnes il a draguées dans notre lycée sarde et à quelle rousse incendiaire il doit son plus grand rateau. Bref, j’ai de quoi le faire chanter jusqu’à sa mort.

- Et lui ?

- Tout pareil ! C’est pour ça qu’on est indestructibles, même quand il fait le con... Quand il a appelé du Maroc, cet hiver, j’ai senti qu’il devenait fou dans sa ville fantôme, à force de tourner en rond devant la porte de sa maison vide... Il fallait que j’y aille.

- Tu connaissais déjà Essaouira, j’imagine ?

- Bien sûr ! J’ai plein de souvenirs de vacances là-bas : des glaces à l’orange dans la médina, des vagues incroyables sous mon kite-surf, des côtes d’agneau grillées sur le toit-terrasse des Kerguelen... Mais là, je n’ai trouvé qu’un genre de manoir hanté, moche et triste, et à côté, Louka inerte et désarticulé comme un jouet cassé. Quand on est entrés, on n’a trouvé que des ombres, des araignées et des portes closes. Avec le soleil blanc sur les murs et tout le bleu de la mer, ça faisait un drôle de contraste, comme le jour et la mort.

- Tu es resté longtemps ?

- Seulement cinq jours. C’était sympa d’être là-bas avec Louka, on croisait nos souvenirs d’enfance à chaque coin de rue ; enfin, surtout lui... Il était déçu évidemment, et inquiet, parce qu’il était enfin prêt à retrouver Malika mais qu’il était arrivé trop tard. Mais il tenait de nouveau debout, aussi bien sur ses jambes que dans sa tête, et quand j’ai repris l’avion pour rentrer à Venise, je n’étais plus inquiet… J’avais tort, parce que là, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais il se noie dans un genre de silence post-traumatique qui ne me plaît pas. Normalement, Louka est bavard comme un Italien ; mais dès qu’il est fragilisé, il se tait.

- Tu le connais par coeur.

- Oh oui ! Pour le meilleur et pour le pire… Ces jours-ci, il ne dort plus : je le sais, c’est écrit sur son visage tous les matins, sur ses yeux plus gonflés, sur ses cernes plus creuses. Il étouffe avec un truc dont il ne parle pas. La seule fois où je l’avais vu dans cet état-là, c’était juste après la mort de Luís. Il faut attendre : quand il sera prêt, il parlera. En attendant, je crois que ça lui a fait du bien de naviguer quelques semaines. C’est déjà ça.

- C’est drôle, il n’est pas là, pourtant on ne parle que de lui.

- Parce que je tiens à lui… Et toi aussi ! Il est mon frère autant que mon ami. Et puis il a toujours eu une espèce d’aura, quelque chose d’indescriptible qui va bien au-delà de ses beaux yeux verts et de son sourire de carte postale. Son père était pareil, dès qu’il entrait dans une pièce les gens étaient captifs, fascinés. Ma mère appelait ça son attrazione magnetica, c’était assez irrationnel, impalpable, il n’avait rien à dire, rien à faire, c’était un truc qui venait des tripes et contre lequel personne ne pouvait lutter. Louka aussi a ce côté magnétique.

- C’est vrai, il a quelque chose de solaire qui jette tout le reste dans l’ombre… Et toi, Pietro ? Les absents ont toujours tort, c’est bien ce qu’on dit en français ? Alors assez parlé de lui ! Sur qui exerces-tu ton magnétisme ?

- Personne ! Je suis un saint.

- Come on… Je ne suis pas sourde, je vous ai entendus rentrer plein de fois et vous étiez rarement seuls, l’un comme l’autre.

- C’est juste culturel ! Je suis un peu corse, un peu sarde et très italien : alors forcément… Et puis l’été dernier, c’était un peu spécial : je digérais.

- Tu digérais qui ?

- Une adorable Ajaccienne avec qui je sortais depuis la première ; une chouette nana, brune, marrante, énergique, voileuse, un peu garçon manqué. Tu vois, je suis l’anti-Louka, j’ai été casé quasiment au berceau ! Mais en licence, elle a rompu.

- Et maintenant ?

- Bon, il y a Vittoria... Je l’ai rencontrée à l’hôtel pendant mon stage. Vénitienne, plutôt chic, un peu intimidante, franchement canon. Louka ne l’aime pas trop.

- Ah ! Pourquoi ?

- Je n’en sais rien. Tu n’auras qu’à lui poser la question, s’il finit par rentrer un jour... Excuse-moi mais je vais t’abandonner là, je suis crevé et j’ai hâte de retrouver mon lit, après cette semaine coincé sur un voilier plein de stagiaires.

- Bien sûr. Pardon, je suis bavarde… J’ai passé une excellente soirée, merci Pietro. Bonne nuit !

- Romy ?

- Oui ?

- Fais attention à toi. Ne laisse pas Louka te blesser… Même involontairement. A demain !

- … Ok… »

Après cette mise en garde aussi inattendue que bienveillante, je restai à lire au salon, essayant de me convaincre que c’était par intérêt pour mon bouquin, et non pour attendre Louka, que je luttais ainsi contre le sommeil. Mais vers minuit, sous la pression de mes paupières obstinément lourdes, je rejoignis sagement mon lit, au creux douillet de la chambre bleue.

*Voilà l'été, des Négresses Vertes ; in Mlah, 1988.

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