I. Née quelque part

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I. Née quelque part*

Romy Anderson. Nice to meet you.

Je naquis au milieu de nulle part, dans un petit bout du monde au fond du Wyoming. Mon pays était une immensité fabuleuse où la vie sentait l’herbe verte alanguie sur les plaines, où le vent jouait dans les sommets de neige et où le soleil enflammait le lit des rivières.

J’y eus une enfance éblouie, tissée de strass et de grands espaces. Mes parents, elle jolie costumière, lui brillant scénariste, vivaient en alternance entre le mutisme grandiose des paysages et les coulisses survoltées du septième art.

Mon père était doux et solitaire, il passait des heures à l'ombre de la terrasse, buvant des yeux l’horizon de la plaine. Il inventait des rêves et des histoires à n’en plus finir et tortillait les mots pour mieux les apprivoiser. Il m’emmenait souvent en balade ou à la pêche, m’apprenant à aimer les lacs, les montagnes, le vent. Il ne se lassait jamais de regarder cette nature qui ne l’avait jamais déçu et qui, de couleurs d’automne en nuits d’été, nourrissait depuis toujours les méandres fertiles de son imaginaire.

Ma mère était longue et brune, pimpante et voyageuse. Elle aimait le bruit, le monde, les paillettes. Travailleuse acharnée, elle s’absentait souvent pour des tournages dont elle rentrait exténuée, les yeux pleins d’anecdotes. Elle s’amusait de cet univers cousu de ragots et de carton-pâte, mais gardait les pieds solidement ancrés dans la terre de notre Wyoming. Elle côtoyait le tout-Hollywood, habillait les plus belles actrices en princesses et les plus grands acteurs en chevaliers, mais trouvait toujours le temps, pour Halloween ou mon anniversaire, de confectionner un costume extraordinaire rien que pour moi.

Tous deux s’étaient connus sur le tard, et ma naissance eut à leurs yeux un petit air de miracle. Ils étaient la nuit et le jour, ils s’aimaient, ils m’aimaient, et autant que je puisse en juger à la lumière de mes souvenirs, ils étaient heureux. Je grandis doucement, le cœur au chaud entre mes parents, les yeux au ciel comme un décor de western, les pieds droits dans la terre infinie qui m’avait vu naître.

Puis ma mère implosa au hasard d’un cancer, et mon enfance mourut avec elle. On l’enterra la veille de mes douze ans, dans un petit cimetière glacé de soleil. Mon père resta d’abord hagard comme un vieillard, perdu comme un enfant, errant dans la maison au fil de son âme en peine. Je ne valais guère mieux, j’étais triste, assommée, immobile. Un changement d’air s’imposait. C’est ainsi que mon père décida de quitter le calme endeuillé de nos montagnes pour rejoindre l’effervescence de New York.

Aussi poursuivis-je ma scolarité dans un tout autre monde, les gratte-ciel survoltés remplaçant l’horizontalité silencieuse de mon enfance. J’atterris dans un internat truffé de bonnes manières et de vidéosurveillance, à des années-lumière de ma vie antérieure. Mais j’étais sociable, anonyme, suffisamment insipide pour ne faire d'ombre à personne : je fus vite adoptée. Ma classe formait une joyeuse tribu cosmopolite et remuante et très vite, je me sentis à l’aise et new-yorkaise parmi tous ces rejetons de la finance, de la politique ou du show-biz.

Un matin d’hiver, environ dix-huit mois après mon arrivée, un nom embrasa soudain les couloirs du collège, éclipsant tous les autres : Louka Kerguelen Dos Santos. Son histoire bruissait sur toutes les lèvres et je ne savais pas encore que la traînée de poudre médiatique qui bouillonnait autour de ce double fils de superstars était aussi malsaine que mensongère.

Il était une fois Natalia Stepanovna, tapageuse créature russo-canadienne, et Luís Kerguelen Dos Santos, superbe Apollon franco-brésilien. Elle était lumineuse, exubérante, blondissime ; starlette parmi tant d’autres, elle se rêvait en haute couture, tissée de gloire et de dollars, et courait podiums et photographes aux quatre coins du monde. Il était brun, fragile, avec deux flammes noires dans le regard ; meilleur espoir du cinéma européen, il crevait l’écran de sa présence magnétique, et il avait suffi d’un film, LE film, pour le propulser sous les projecteurs du monde entier. Il avait 23 ans, elle en avait 28, ils étaient célèbres et photogéniques, sublimes comme des étoiles insaisissables. Ils se réchauffèrent un soir de tournage, l’affiche était parfaite et pourtant, le conte de fées n’eut pas lieu.

Louka naquit neuf mois plus tard sous les flashes de Los Angeles. Natalia avait trouvé son sésame pour le grand bal médiatique. Elle l’emmena partout, l’exhiba à tort et à travers, et les photos de cette superbe fille et de son si mignon petit garçon, délaissés par un Luís Kerguelen éblouissant mais amoureux d’une autre, alimentèrent rumeurs et tabloïds. Cette frénésie dura quelques mois puis du jour au lendemain, Natalia fut à nouveau seule sur les clichés.

Car Louka partit chez son père et grandit dans la chaleur parfumée de la côte marocaine, bien loin des journalistes. Pourtant Luís Kerguelen était célébrissime, et enchaînait rôles et festivals aux quatre coins du globe. Mais à part quelques rares clichés avec une jolie brune qu’il avait connue très jeune, il ne montrait jamais rien de sa vie privée. Exceptionnellement beau, presque magnétique, il faisait rêver bien des femmes mais clamait à longueur d’interviews qu’il n’avait d’yeux que pour la sienne. Il avait une sorte d’opacité sauvage qui n’appartenait qu’à lui et pendant plus d’une décennie, il fut la muse du cinéma mondial.

Jusqu’au jour où la tempête se déchaîna. Luís Kerguelen, météore ultra-sexy tout juste oscarisé pour son interprétation de Giovanni dans le film éponyme de la grande réalisatrice italienne Chiara Battisti, fut arrêté et mis en détention pour homicide. L’effroi fut indicible, la chute brutale.

Alors Natalia Stepanovna, à coup de juges et de médias, voulut récupérer son fils. Elle remua ciel, terre et entrailles et obtint gain de cause : après un an de procédure impudique, la Justice trancha, dans le vif, en sa faveur. Louka partit pour New York, et rares sont ceux qui ne virent pas les images de sa mère, sculpturale jusqu’au bout des faux ongles, pleurant à outrance au pied d’un avion de la Royal Air Maroc. La scène était presque obscène et le bonheur théâtral de Natalia dégoulina en une des magazines. Louka avait, sur les photos, la bouille glacée et l'œil métallique, mais il était très beau et cela suffisait.

Dès le lendemain, il débarquait dans ma classe comme un chagrin sans larme. Son arrivée fut un couac dans le ronron huilé du collège et coupa señorita Sanchez, notre professeur d’espagnol, dans un élan qui allait nous mener tout droit vers l’interrogation écrite. C’est donc avec un zeste de reconnaissance que nous rivâmes sur lui nos vingt-trois paires d’yeux, sans gêne et sans vergogne. Il entra derrière le directeur, droit comme un soleil, offrant à notre curiosité son visage d’ombre et sa beauté enfantine.

Il était insolemment canon, abusivement célèbre alors qu’il ne s’était donné que la peine de naître. Son oeil était doux sous les rumeurs violentes, il semblait ailleurs, et pourtant il irradiait. Sa peau était brunie par le soleil comme un moelleux à la cannelle, ses cheveux étaient blondis par la mer comme du blé en bataille. Il avait le visage de son père, la lumière de sa mère, et des yeux de jade extraordinaires qui harponnèrent impitoyablement toutes les filles de la classe.

En tout et pour tout, Louka resta quatre ou cinq mois et nous n’échangeâmes pas plus de quinze mots. Il était sauvage et solitaire, il semblait glacé par l’hiver new-yorkais. Il flottait en silence comme si rien ne l’intéressait, à part peut-être l’océan, qu’il regardait toujours avec force au détour de nos sorties scolaires. Il parlait peu, dans un anglais impeccable malgré un curieux accent, et les professeurs ne savaient que faire de cet enfant si beau, si célèbre, si loin de son pays, que personne ne récupérait jamais les vendredis soirs quand tous les autres élèves, sauf rares exceptions, repartaient dans leurs familles.

Un matin, c’était un jeudi, le ciel dégoulinait sur les carreaux du dortoir. Nous nous éveillâmes dans une atmosphère étrange et grise, les surveillants chuchotaient dans le couloir… Et la nouvelle que les médias annonçaient en une et en boucle parvint à nos oreilles. Luís Kerguelen s’était pendu dans sa cellule ; il avait 37 ans, et les photos de son beau visage d’ange déchu s’affichaient partout.

Louka, pourtant, vint en classe ce matin-là. Il semblait presque liquide, ses yeux étaient plus rouges que verts, mais il tint bon. Et quand je lui présentai mes condoléances, tétanisée par le creux de mes paroles, il baissa ses yeux de bronze et me répondit par un mot arabe très doux que je ne compris pas.

Puis le lendemain matin, il avait disparu ; il ne revint jamais.

* Né quelque part, Maxime Leforestier in Né quelque part, 1987

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