ÉPILOGUE 1/2 -  Ma révérence

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ÉPILOGUE 1/2 - Ma révérence*

Orso Battisti avait cinq ans et toutes ses dents de lait : cinq années de gamineries et de grands sourires plantés au cœur de la Corse comme un drapeau sur un sémaphore. Il était beau comme le soleil sur les calanches de Piana, joyeux comme un voilier quittant le port, solide comme un randonneur à l’assaut du GR20, avec ses yeux marine comme ceux de son père et ses cheveux bruns comme les châtaignes de l’Alta Rocca.

Sa maman avait sorti le grand jeu, avec un énorme gâteau vanille et praliné, un jeu de piste sur la plage avec les copains de classe, un pull rouge estampillé SNSM (le même que celui de Zio Louka), des endives gratinées à la béchamel (son plat préféré, au grand dam du Zio précédemment cité et de sa cuisine méditerranéenne). Partout autour de nous, les enfants jouaient, couraient, rigolaient, même si Lucia ronchonnait un peu, juste pour la forme. Ingrid et moi faisions de notre mieux pour qu’ils passent un bon moment malgré les circonstances.

Car si Pietro avait fait l’aller-retour en 48h pour l’anniversaire de son petit dernier, c’était à Paris qu’il avait passé la plupart de son temps au cours des dernières semaines. Plus précisément à l’ensemble hospitalier de l’institut Curie, où sa mère avait été admise un peu en catastrophe.

Chiara avait fait une récidive fulgurante de son cancer du sein. Et cette fois-ci, la tumeur s’était montrée particulièrement agressive. Au départ, elle avait essayé de nous convaincre que ce n’était rien, qu’elle s’en remettrait aussi facilement que la première fois… Mais l’illusion n’avait pas duré longtemps. Elle souffrait beaucoup, elle perdait du poids et des forces, et même si les garçons essayaient de ne pas trop lui montrer leur inquiétude, ils n’en menaient pas large. Ils s’étaient installés provisoirement dans l’appartement parisien de Louka, rue de Médicis. Comme au temps de leur adolescence, ils se retrouvaient en colocation tous les deux, noués l’un à l’autre comme deux gamins en vrac, mais ils n’avaient même pas le cœur d’en plaisanter.

Ils se relayaient pour rendre visite à Chiara, dont la santé déclinait de jour en jour. Au téléphone, elle réussissait encore à plaisanter (« Je vais m’offrir le luxe d’une vraie mort de cinéma, Romy… Avec mes deux garçons auprès de moi et l’occasion solennelle de dire mes derniers mots. D’ailleurs, je dois y réfléchir ! Il faudrait être drôle, émouvante, spirituelle, alors que moi, je ne suis rien d‘autre qu’épuisée… »). Mais Louka était de plus en plus pessimiste et de plus en plus triste. Et quand le médecin nous annonça que la fin était proche, ce fut comme si tout l’univers s’effondrait sur nous.

Ingrid et moi confiâmes nos adorables rejetons à leur nounou et sautâmes dans un avion pour Paris. Dès notre arrivée, nous rejoignîmes l’hôpital et trouvâmes notre belle-mère (ou assimilée) dans un état d’épuisement évident. Elle semblait creuse, vide, fragile comme une ombre grignotée par le soleil de midi. Elle trouva la force de nous sourire et de murmurer une sorte de déclaration d’amour pour ses cinq petits-enfants. En retour, je me penchai vers elle avec un air de conspiratrice et chuchotai à voix très basse, tout contre son oreille : « Chiara, je vais vous confier un secret. Louka ne le sait pas encore mais dans quelques mois, si tout va bien, nous accueillerons un sixième petit mousquetaire... ». Elle ne répondit que par un grand sourire comme une lumière éclatante au milieu de la nuit et je lui serrai doucement les doigts comme pour retarder l’échéance.

Elle nous parla de son enfance, de son île natale, de son Luís qu’elle avait tant aimé (« Il faut quand même que je vous avoue que j’étais un peu amoureuse de lui… »), de sa fierté maternelle (« Je vous aime tant, figli miei ! »). Elle parlait essentiellement en italien, le français semblait soudain lui demander un peu trop d’effort… Elle s’éteignait à tout petit feu comme si la vie s’écoulait, lentement, de son corps vers le ciel. Louka était blanc, Pietro était gris, et quand Ingrid et moi quittâmes la chambre, nous avions compris que nous ne la reverrions plus. Les garçons restèrent jusqu’au bout, veillant sur le moindre de ses souffles, épaule contre épaule, fragiles comme tout devant la mort de celle sur laquelle ils s’appuyaient depuis tant d’années mais solidaires l’un de l’autre comme deux enfants qui auraient peur du noir.

Lorsque Chiara Battisti rendit l’âme et les armes, ce fut tout le cinéma mondial qui prit le deuil. Elle fit la une de centaines de journaux, eut les honneurs de toutes les télévisions à grands coups de rediffusion et de documentaires élogieux : le Septième Art italien perdait sa plus brillante étoile… Et pourtant, tout cela n’était rien comparé à la douleur de Pietro et de Louka.

Lors de la cérémonie publique d’hommage à la défunte, dans la basilique Saint-Pierre de Rome (excusez du peu…), ils entrèrent tous les deux ensemble derrière le cercueil : costumes sombres, yeux rouges, mains jointes. La nef était noire de monde, truffée de caméras, il y avait là tout le gratin du cinéma et de la culture mais aussi des dizaines de milliers d’anonymes. Et puis il y avait nous : les garçons au premier rang, tétanisés de vide, Ingrid et moi avec nos couvées respectives, Malika qui ne lâchait pas son fils des yeux, Mila qui pleurait comme une fontaine, quelques voisins et le Maire de Cargèse, ainsi que de nombreux amis célèbres ou inconnus, venus des quatre coins du monde comme une irrésistible vague noire.

Deux jours plus tard, Chiara fut enterrée dans le petit cimetière marin de Cargèse, tout près de sa maison qu’elle aimait tant, lors d’une cérémonie plus intimiste. La Corse était sage comme une image pour l’accueillir entre ses bras bleus et doux. Les parfums frissonnaient tout autour de nous, les cloches des deux églises sonnaient à toutes volées, Louka et Pietro étaient très droits sous le soleil.

Et la terre de Corse, fière et brune, se referma pour toujours sur la vie et le corps de l’immense signora Battisti.

*Ma révérence, de Véronique Sanson ; in 7ème, 1979.

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