CCXIII. Talking about a revolution

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CCXIII. Talking about a revolution*

Le printemps fila aussi vite qu’un éclair au chocolat sous le petit nez de Lucia. Ce qui n’est pas peu dire, puisqu’après son escapade nocturne, elle fut privée de dessert pendant un mois ! Sans parler du verrou que Pietro installa dès le lendemain matin sur leur porte d’entrée, et du remontage de bretelles auquel elle eut droit de la part de ses parents et de Zio Louka, gros yeux et rides du lion, indifférents (ou presque…) à sa petite bouille pleine de larmes.

Je n’avais pas une minute à moi et pourtant, je trouvais parfois le temps long. Je me sentais comme une bulle de savon ballotée dans une atmosphère bienveillante, mais susceptible d'exploser à chaque seconde. Louka travaillait comme un dingue, du matin jusqu’au soir, et je le croisais à peine. Il était noir et blanc comme sa robe d’avocat, courant d’audiences en rendez-vous sans jamais s’arrêter. Il ne prenait même pas le temps de déjeuner et ne décollait pas de son ordinateur. Il brassait des tonnes de papiers à l’air plus rébarbatifs les uns que les autres et ne levait le nez de ses dossiers que quand je le menaçais de sérieuses représailles. J’en arrivais parfois à cuisiner pour nous deux ; ce qui, croyez-moi, démontrait un terrible laisser-aller de sa part ! Il en vint même à manquer quelques épisodes de sa piscine hebdomadaire avec Pietro, rendez-vous pourtant sacré d’habitude.

Je me consolais en me noyant dans les beaux yeux de mon fils. Je passais mes journées à m’occuper de lui et à lui dire qu’il était le plus beau, le plus cute, le plus smart. Sans aucune objectivité, évidemment ! Mais il faut bien reconnaître que Louka et moi l’avions bien réussi. A six mois, Lisandru était un bébé doux et éveillé, joyeux, prolixe en babillages que je m'obstinais à interpréter comme si c’était du Shakespeare… Il avait les cheveux noirs comme une jungle incontrôlée et ouvrait sur le monde des yeux lumineux comme des hublots sur le Pacifique. Sa peau était brune comme un carré de soie, son sourire aurait pu faire fondre l’iceberg du Titanic et le moindre de ses gestes me plongeait dans une extase maternelle absurde. Sauf peut-être, quand il mettait ses doigts dans les prises ou portait à sa bouche une trouvaille douteuse…

Malgré tout, je commençais à sentir que mon cerveau tournait un peu en rond. J’adorais mon gamin mais il n’avait pas beaucoup de conversation. Louka travaillait tout le temps, Pietro aussi, Ingrid cavalait sans cesse entre l’école, la nounou et la brasserie ; et moi, je n’avais rien d’autre à faire que me balader au Jardin du Luxembourg ou dévaliser les boutiques. Je vivais cela comme un drôle de vide.

Car j’avais été élevée par des parents très actifs, très occupés par leur carrière, avec toujours un projet sur le grill et un autre en attente, plongés dans un milieu étrange, artistique, atypique, plein de rêve et de paillettes. Le cinéma était leur gagne-pain autant que leur passion ! J’avais passé mon enfance au centre de leur monde, mais pour autant, leur horizon ne s’était jamais limité à moi. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais pendant cette période où je restais scotchée à Lisandru en permanence, je réalisai à quel point les activités et les univers de mes parents avaient nourri mon propre imaginaire lorsque j’étais petite. Enfant de la balle j’étais, enfant de la balle je resterais toujours ! D’ailleurs, comme par hasard, je me retrouvais à partager ma vie avec le fils Kerguelen… Le Septième Art était notre premier dénominateur commun et ne pouvait que nous rapprocher encore et toujours (presque autant que son corps souple comme une liane et ses yeux clairs comme le printemps).

Et moi, quel univers allais-je bien pouvoir construire pour Lisandru ? J’étais heureuse de me consacrer aux problématiques de chauffe-biberon et de presse-purée, mais je savais qu’à long terme, je ne ferais pas partie des mamans au foyer épanouies. J’avais besoin d’air, d’un boulot à moi, d’une vie à moi, pour trouver le bon équilibre, partager tout ce que j’avais à offrir à mon fils et le laisser grandir, apprendre, tracer un chemin qui serait le sien et tout au long duquel jamais, ô grand jamais, je ne lui lâcherais la main de peur qu’il ne tombe.

J’avais besoin, aussi, de construire mon propre espace face à l’éternelle hyperactivité de Louka. Il était indéniablement plus serein, plus posé, que dix années auparavant. L’âge, sans doute, comme je me plaisais à le lui rappeler... Mais même en version “charentaises”, Louka Kerguelen ne savait que marcher sur du vif-argent. C’était écrit dans sa moelle épinière et il ne pouvait pas faire autrement que de jongler d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, comme une boule à facettes bien jolie, mais dénuée de bouton “off”. Dans son monde à lui, la normalité était de prendre deux ou trois avions par semaine, de courir les plateaux de télévision et d’arpenter les marches du festival de Cannes. Dans son monde à lui, les journées de travail duraient douze ou quatorze heures, les dîners de famille commençaient en italien pour finir en arabe, les gens habitaient à quatre ou cinq fuseaux horaires et disposaient a minima de deux passeports. Avec tout ça, Louka ne connaissait qu’un seul et unique ancrage, aussi indélébile qu’indéboulonnable : Pietro, dont la proximité lui était aussi vitale que l’air qu’il respirait.

Quel avenir construire avec une telle équation ? Je n’avais pas très envie de réécrire les chapitres précédents : Louka au tribunal, moi à l’ambassade… Le passé, aussi terrible fut-il, s’apprêtait enfin à éclater au grand jour, tout doucement. Chiara, au fil de ses interventions publiques diverses, commençait à parler de son prochain film et l’attente montait irrémédiablement. Serait-ce la fin d’un cycle, d’un cercle ? Je me prenais à rêver, les yeux perdus dans le brouhaha de Paris, que Louka puisse enfin se libérer de tout cela.

Je finis par le lui dire, d’une toute petite voix, par une soirée tiède et douce pendant laquelle, pour la première fois depuis des mois, nous avions pu lézarder en amoureux comme n’importe quel autre couple. Lisandru était au chaud dans son lit et nous en avions profité pour regarder, Louka et moi, un film anglais plein d’humour et de poésie. J’étais lovée contre lui, ses doigts caressaient ma peau et son sourire chatouillait le mien comme un phare guidant un navire. Je déposai un baiser léger sur son épaule, en visant bien droit sur son tatouage, et je soupirai dans les ombres du salon : « Louka… Tu ne crois pas que maintenant que tu es allé chercher ce que tu devais aller chercher, là-bas dans le noir, tout au fond des entrailles boueuses et caverneuses du Brésil… Tu pourrais réfléchir à faire autre chose ? » Il ne me répondit pas, à part une lueur de menthe qui rayonna soudain au fond de ses yeux clairs.

*Talking about a revolution, de Tracy Chapman ; in Tracy Chapman, 1988.

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