CCVII. Tout le bonheur du monde

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CCVII. Tout le bonheur du monde*


Nous restâmes encore deux bonnes semaines chez Malika. Elle était enveloppante sans être intrusive et nous laissait vivre à notre rythme avec beaucoup de patience. Mais je ne voulais pas abuser de son hospitalité et je me mis en tête, puisque Lisandru était pour la première fois de sa vie sur le continent américain, de l’emmener bien plus au nord, dans mon pays à moi.

Louka était même prêt à m’accompagner. Je lui avais vanté des températures printanières moins repoussantes que celles qu’il avait dû affronter la fois précédente, des balades le long de Snake River sous les lumières du crépuscule, des cuillères de cannelle sur des tartes aux citrouilles et des siestes crapuleuses pendant que mon cher Daddy veillerait sur Lisandru. Et je l’avais convaincu ! Il se sentait mieux… Mais sa poitrine continuait à le faire souffrir. Résultat, Malika le traîna chez un médecin puis chez un radiologue. Le diagnostic fut clair et net comme une réplique signée Chiara Battisti : il avait une côte fêlée, à moitié ressoudée.

Du Louka tout craché. Oh certes, il nous avait dit qu’il avait mal. Mais il s’était bien gardé de dire à quel point, l’animal ! Malika lui fit tout un sermon dont je perçus parfaitement le sens même sans en comprendre un traître mot. Chiara lui tira les oreilles autant qu’il est possible de le faire par téléphone dans un italien tout sec. Pietro soupira en silence comme on se résigne au caprice d’un petit garçon pour le beau camion rouge dans la vitrine. Je râlai sans retenue, rappelant qu’avec la thoracotomie j’avais eu ma dose d’angoisse et que je n’aimais pas l’idée de lui avoir fait mal en lui faisant l’amour (juste une fois, certes). Mais Lucia fut la plus efficace de nous tous : avec sa petite bouille ronde et ses yeux bleus immenses en plein écran, elle demanda tranquillement à Louka de ne plus jamais se blesser et de revenir bientôt, parce que Nils était encore trop petit pour jouer aux playmobils et qu’elle s’ennuyait sans son Zio préféré.

En attendant, il avait interdiction de prendre l’avion avant au moins sept jours. Je partis donc seule avec Lisandru, qui dut affronter une nouvelle épopée aérienne : Buenos Aires, Houston, Denver puis enfin Cheyenne et les bras de son Grandpa. Heureusement que le jeu en valait la chandelle !

Louka, lui, resta en Argentine sur injonction médicale. Il protesta abondamment, mais dut se résigner à profiter de la cuisine délicieuse et de la terrasse grandiose de Malika. Il n’était pas tellement à plaindre, finalement… Et puis ça lui faisait du bien, je crois, de rester un peu seul avec sa mère. Quand ils étaient ensemble, j’avais toujours une impression étrange : comme s’ils n’en finissaient pas de recoudre leur fil, tous les deux. Leur relation gardait une drôle de fragilité. Avec Chiara, Louka n’hésitait jamais à tirer sur la corde ! Mais avec Malika, il y avait toujours une sorte d’incertitude ou de fêlure.


Alors que moi, s’il était un sujet sur lequel je n’avais absolument aucun doute, c’était bien l’amour de mon père. Je savais à 400% qu’il serait toujours là, à me prendre dans ses bras comme une toute petite fille, à me dire que j’étais la plus belle, à gâter mon enfant comme s’il était la huitième merveille du monde. Si je tuais quelqu’un, il m’apporterait des oranges en prison et me trouverait des excuses. Il m’engueulerait, certainement, il serait déçu, meurtri, dépassé. Mais il ne me tournerait pas le dos. Et comme en plus, je n’avais tué personne, imaginez comme notre relation était simple, safe, sereine…

Mes montagnes, elles aussi, étaient toujours au rendez-vous quand je venais les voir. C’était le printemps, la nature se réveillait sous mes pas et sous les roues de la poussette flambant neuve dans laquelle je baladais Lisandru. Le ciel était d’un bleu profond qui ne connaissait pas de frontières, les plaines étaient vertes et moussues, l’herbe était grasse et drue. Les sommets semblaient prêts à s’ébrouer après les longs mois d’hiver et les animaux reprenaient vie sous mes yeux ébahis. Je me sentais heureuse et fière d’être née aux entrailles d’un tel pays et j’étais ravie de partager toute cette nature avec mon fils.

Jane réalisait un documentaire sur la faune et la flore locales pour une chaîne de télévision. Elle travaillait tout près de chez nous et mon Daddy ne se lassait pas de l'entendre s’extasier sur une nouvelle fleur, un nouvel insecte, comme si c’était à lui qu’elle adressait tous ces compliments sur les merveilles du Wyoming ! Mais il était amoureux, de Jane autant que du paysage, comme les deux faces indissociables d’une même médaille. Elle s’en amusait, le taquinait, et nous préparait apple-pie sur apple-pie de ses doigts de fée dûment ornés de la bague que nous avions choisie pour elle à Paris.


Pendant ce temps, Louka resta deux semaines cloué à Buenos Aires. Mais dès qu’il put de nouveau voyager, n’allez pas croire qu’il eut l’idée de nous rejoindre, son fils et moi, ou de rentrer à la maison. Oh non. Car Pietro lui proposa de naviguer un peu. Brillante idée, avec la tête à l’envers et une côte encore fragile ! Mais Louka, évidemment, ne se fit pas prier et, après des escales à Panama et à Saint-Domingue, rejoignit son acolyte au port du Marin, à la Martinique.

Ils étaient repartis pour un tour. Un grand tour, puisqu’ils mirent le cap au Nord avec l’ambition affichée de rejoindre New York à la voile. Rien que ça… Je n’en menais pas large, évidemment, et Ingrid non plus ! Les souvenirs de l’Australie étaient encore vifs et je sentais l’angoisse m’étreindre le cœur sans aucune pitié. Même les yeux pleins de rêves et d’amour de mon Daddy préféré parvenaient à peine à me rassurer. Et je ne pus me consoler qu’à grand renfort de tartes aux pommes ou aux noix de pécan.


Et puis un soir, Jane et mon père m’annoncèrent sans sourciller que puisque nous étions là, Lisandru et moi, ils avaient décidé de se marier le surlendemain. Ce n’était pas prévu, ils n’avaient rien préparé, mais ils s'en fichaient éperdument ! Il suffit d’un billet d’avion pour la fille de Jane qui vivait à Boston, et le tour fut joué.

Une robe blanche devant un soleil rouge, un costume bleu près d’un pasteur en noir, l’immensité du Wyoming sous un ciel de cristal et la voix de mon bébé qui se mit à réclamer son biberon juste au moment où son grand-père disait très doucement « I do… ». Ce fut un mariage plein de douceur et d’évidence et j’en eus les larmes aux yeux en leur souhaitant beaucoup de bonheur.



*Tout le bonheur du monde, de Sinsemilia ; in Debout, 2005.

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