CXCVI. Le chemin de papa

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CXCVI. Le chemin de papa*

Louka avait choisi de commencer par la fin : Brasilia, la ville où son père était mort, pendu tout au fond d’une prison fédérale après un isolement de plusieurs mois.

Chiara le suivait comme son ombre dans ce voyage étrange, ce retour vers un passé dont il ne savait rien, mais dont il craignait tout. Ils se rendirent d’abord dans les bureaux de la police, où ils trouvèrent porte close : personne ne savait rien, ne disait rien. C’est à peine si la stagiaire qui était à l’accueil connaissait le nom de Luís Kerguelen… A l’ambassade de France, un conseiller se fit une joie de recevoir l’illustre Chiara Battisti (et de lui demander un autographe pour son père), mais ce fut pour expliquer que la diplomatie tricolore n’était pas intervenue à l’époque. Du côté du Maroc, on n’avait trace que de la procédure de rapatriement du corps jusqu’à Essaouira. Quant à l’administration pénitentiaire, elle refusa carrément de les recevoir.

Jane avait contacté son ancien petit ami, qui avait accepté de rencontrer Louka et de lui dire ce qu’il savait, c’est-à-dire peu de choses. Cette fameuse émission était un classique du divertissement au Brésil. Elle était diffusée le dimanche sur TV Globo et consacrée à une personnalité du cinéma ou du théâtre. Il s’agissait d’un enregistrement en plateau, entrecoupé de reportages illustrant la vie personnelle et professionnelle de l’invité. Apparemment, la chaîne avait eu du mal à convaincre Luís Kerguelen de participer, mais le tournage avait bien commencé, les images et les témoignages s’étaient enchaînés sans heurts. Et puis soudain, il s’était liquéfié face caméra et avait quitté le plateau sans un mot. L’émission avait été annulée, une indemnité avait dû être versée à la chaîne de télévision puis la police avait saisi les images et nul ne les avait revues depuis.

Louka commençait à perdre espoir. Au fil des jours, quand il m’appelait, je sentais sa voix se recroqueviller un peu, comme quelqu’un qui cherche son chemin à travers une grotte pleine d’éboulis. Il était fatigué, déboussolé, assommé par l’immensité vertigineuse de ce pays qu’il ne connaissait pas mais qui semblait avoir dévoré son père. De loin, je me sentais impuissante : mes bras n’étaient pas assez longs pour lui tenir les pouces.

Pour l’aider à affronter tout cela, je l’inondais de petits textos mignons et de photos de son fils plus adorables les unes que les autres. Je lui parlais d’autre chose, de mon quotidien, des Battisti, de ce que je mangeais sans mon chef à domicile préféré… Je lui racontais la pluie et le beau temps de Paris, les miettes et les risettes de Lisandru ou les infinies facéties de Lucia qui n’avait pas hésité à quitter en douce l’appartement parental pour venir toquer à notre porte et demander quand son Zio allait revenir. Je lui disais qu’il me manquait, même quand il râlait tout le temps, même quand il laissait traîner ses affaires partout, même quand il faisait exprès de parler très vite en italien avec Pietro pour que je ne comprenne pas.

Parfois, derrière son dos, je complotais avec Chiara pour savoir comment il allait vraiment... Et c’est finalement elle qui eut l’idée d’activer son réseau. Un réseau 100% cinématographique, évidemment. Elle contacta un réalisateur spécialisé dans les telenovelas qu’elle connaissait de loin, mais depuis longtemps (et à qui elle ne déplaisait pas, d’après ce que m’en raconta Louka avec une petite pointe de jalousie…) nommé Daniel Pereira Fernandes. Et quelques jours plus tard, tous trois se retrouvaient dans un restaurant passablement chic du centre-ville de Manaus, sur le Rio Negro, tout près du fleuve Amazone. Dans leur monde à eux, il était presque normal de prendre l’avion juste pour un dîner !

Daniel Pereira Fernandes avait travaillé comme chef opérateur sur le tournage de la série dans laquelle Luís Kerguelen avait joué, quelques mois avant sa mort. Et il avait des souvenirs à partager ! Pas de scoop, non, mais des images légères, anodines, professionnelles, que Louka me décrivit comme étant celles d’un acteur confirmé en train de faire son métier au milieu de la forêt amazonienne (« Si j’avais su plus tôt que j’étais le fils d’Indiana Jones et de Crocodile Dundee… »), dans une langue qui lui était familière (« Je ne pensais pas qu’il parlait encore si bien le portugais ! »), entre séances de répétition et anecdotes de tournage (« Je comprends pourquoi il avait choisi ce métier : si tu voyais sa partenaire ! Canon, vraiment. Malika a dû détester cette série. »).

Finalement, Chiara et Louka repartirent pour Brasilia avec l’impression de ne pas avoir avancé d’un pouce. Rien dans le tournage de cette série d’aventures ne semblait avoir déclenché ce qui s’était passé ensuite, et si elle n’avait jamais été diffusée, c’était uniquement parce que les producteurs n’avaient pas souhaité associer le nom de leur chaîne à celui d’un criminel, aussi célèbre et photogénique fût-il. La clé du mystère résidait visiblement dans d’autres images, celles que personne n'avait pu visionner… Celles de cette mystérieuse émission de télévision.

Ce n’est qu’après deux semaines d’impasse et de morosité que Louka m’appela un soir, à la fois tout triste et tout excité. J’étais en train de donner le biberon à Lisandru, je me noyais dans les yeux bleutés de mon loupiot comme d’autres sauteraient dans une piscine de chocolat ou de guimauve et, j’ai presque honte de l’avouer, le coup de fil de son papa me dérangea un peu dans mon élan de mièvrerie maternelle.

« - Hey ! How are you both ? Je te dérange ? Lisandru va bien ? Il n’a pas fini de manger ?

- Wow, calm down… Une question à la fois ! Nous allons bien et ton fils a presque terminé son biberon. Je dois lui faire faire son rot et le coucher, tu peux rappeler dans vingt minutes ?

- Ok…

(Cinq minutes plus tard)

- Louka, les minutes au Brésil sont les mêmes qu’en France, you know ?

- I know ! Mais c’est important.

- Ah ?

- Oui. Mais d’abord, donne-moi des nouvelles de mon fils.

- Il est en pleine forme, ne t’inquiète pas. Il mange bien, il prend du poids et il laisse même sa maman dormir la nuit. Et puis on a fait un peu de shopping, je lui ai trouvé une salopette trop mignonne, bleue avec des petits poissons brodés de toutes les couleurs… J’ai pris la même pour Nils, et un petit béret assorti pour Lucia.

- Hâte de voir ça ! Et toi, ça va ?

- Oui… But I miss you.

- I miss you too.

- Tu vas rester longtemps là-bas ?

- Je ne sais pas. Peut-être… Anyway, j’ai du nouveau.

- Dis-moi.

- J’ai enfin pu regarder cette foutue émission.

- Really ?

- Oui.

- I knew it ! Bravo, Louka, tu es trop fort. Tu sais, depuis qu’on se connaît, je me suis souvent demandé pourquoi tu avais choisi d’être avocat et de travailler comme par hasard en droit des médias et de la propriété intellectuelle. Maintenant, je sais ! C’était pour réussir à mettre la main sur ces images.

- Well…

- What ?

- En vrai, la loi, ça ne marche pas toujours… Là, j’ai surtout donné des pots-de-vin à plein de gens, avec l’aide de Daniel Pereira, le type avec qui on a dîné l’autre jour.

- Et alors, ça donne quoi ?

- Attends, je vais te montrer. »

*Le chemin de papa, de Joe Dassin ; single, 1969.

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