CLXXXVIII. Petit Papa Noël

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CLXXXVIII. Petit Papa Noël*

Louka et moi avions lancé un concours de vitesse entre nos administrations respectives, pour voir lequel de nous deux obtiendrait le plus rapidement l’ajout de Lisandru sur son passeport. Et l’Ambassade des Etats-Unis gagna haut la main ! Ce dont je ne manquais pas de me vanter tandis que Louka remplissait un énième formulaire pour la Mairie de Paris ou la Préfecture.

C’est ainsi que nous pûmes embarquer tous les trois pour Ajaccio, au matin du 21 décembre, lestés de tout un attirail : c’est incroyable comme on se transforme en bête de somme dès qu’on voyage avec un bébé… Quand je dis “tous les trois”, c’est une façon de parler. Car nous étions toute une troupe, voire un troupeau : mon Daddy, Jane, Pietro, Ingrid, Lucia, Malika qui avait traversé l’Atlantique la veille, Louka et moi, et les deux nouveaux-nés.

Chiara vint nous chercher à l’aéroport où elle avait loué deux voitures, et nous prîmes la route de Cargèse : elle devant avec Malika, Lucia et Lisandru, puis Pietro avec sa femme et son fils, et enfin, bons derniers, les quatre natifs de l’Amérique du Nord. Une vraie procession !

Heureusement que la maison était grande... A l’étage, nous installâmes un berceau dans chacune des chambres des garçons : cela ne nous changeait pas tellement de Paris où nous étions voisins ! Mais la vue était plus belle… Lucia eut droit à son petit cagibi habituel niché sous l’escalier, Malika s’installa dans la chambre bleue, mon père et Jane dans celle d’à-côté. Quant à la dernière arrivée, elle devrait se contenter de la bibliothèque pleine de trophées de cinéma.

Car Mila avait tenu parole… Et la veille de Noël, Louka partit la récupérer à Ajaccio, avec Lisandru dans son petit siège-auto, vêtu d’une jolie salopette rouge qu’elle nous avait envoyée après la naissance. Ils revinrent près de trois heures plus tard, Mila ouvrant la marche avec son neveu dans les bras, l’air extatique, rose d’émotion, et son frère derrière elle, muni d’une valise violette et du porte-bébé vide.

Ce jour-là, pour la première fois, je réalisai que Mila ressemblait doucement à sa mère, avec ses grands yeux bleus, sa silhouette longiligne, son sourire lumineux, ses cheveux blonds comme un soleil d’automne. Qu’elle était belle ! Elle murmurait doucement à l’oreille de mon loupiot qui semblait totalement conquis par sa seule et unique Tata. Même si quelques minutes plus tard, il se mit à brailler : c’était l’heure du biberon et il avait beau être le fils de son père, il n’avait pas encore l’âge de sacrifier son repas pour les beaux yeux d’une fille, si jolie soit-elle ! C’est donc avec dans une main un paquet de lait en poudre et dans l’autre, un verre-doseur marqué “souvenir de Bruges” que Louka fit les présentations: « Mama, voici Mila, ma petite sœur. Sweetheart, this is Malika. La femme de mon père, et la maman qui m’a élevé. »

Mila se montra toute timide pendant une seconde, et je lui glissai à l’oreille : « My dear, tu aimes Louka de tout ton cœur. Et elle aussi ! Vous allez bien vous entendre, je le sais. » Alors elle sourit comme une boule à facettes et répondit avec aplomb : « Nice to meet you, Malika. » Et Louka se détendit comme on respire après une séance de plongée sous-marine.

S’ensuivirent trois jours très doux pendant lesquels la maison de Chiara ressembla à une drôle de ruche multilingue pleine de rondeur, de gâteaux et de biberons. Nous passions des heures à table, de tajines en culurgiones en passant bien sûr par quelques apple pies ! Lucia jouait aux legos avec les uns et à la poupée avec les autres, Nils et Lisandru passaient de bras en bras comme les deux petits princes d’un même royaume un peu anarchique, mais très soudé.

Je passais des heures à dormir ou à papoter avec Ingrid ou avec Mila, profitant de la présence bienveillante de mon Daddy et de Malika pour leur confier leur petit-fils qu’ils couvaient d’un air très attendri. Chiara et Pietro avaient comme toujours l'hospitalité aussi taquine que merveilleuse et le reste du monde n’existait presque plus.

Quant à Louka, il flottait un peu, comme si toutes ces ondes positives étaient un peu too much pour lui. Mais il était d’une beauté incroyable, apaisée, comme une source miraculeuse jaillissant du désert juste pour me réchauffer dans la nuit. Pendant ma grossesse, le personnel médical et mes lectures prénatales m’avaient prévenue : après l’accouchement, beaucoup de femmes ressentaient une baisse de leur libido. Mais ce n’était pas mon cas ! Je ne me lassais pas de grignoter le corps et le sourire de Louka, de parcourir sa peau, sa chaleur, le désordre de ses cheveux et le vert si extraordinaire qui embrasait son regard tout au creux de mes reins… Il était doux, coquin, serein comme si la Corse avait sur lui quelque pouvoir magique.

Pour leur premier réveillon, Nils et Lisandru eurent droit à deux adorables costumes de marins agrémentés de petits bérets à pompon rouge… Ils étaient à croquer ! Quant à Lucia, elle portait une jolie combinaison bleue avec un bonnet de Père Noël bordé de petites étoiles lumineuses : elle ressemblait à un petit lutin qui aurait perdu ses rênes et son traîneau. Elle était mignonne mais surexcitée et elle courait partout en jacassant : tantôt en français, tantôt en italien. Il fallut toute la patience de Malika pour réussir à la calmer ! Finalement, elles préparèrent à quatre mains des biscuits aux amandes que Louka, sous des prétextes plus ou moins crédibles, venait goûter toutes les trente secondes.

Cette soirée tous ensemble fut étonnamment sucrée, délicate, épicée. Les langues se mélangeaient. Ingrid et moi papotions en français, Jane parlait italien avec Pietro et Lucia, Louka et Malika échangeaient en arabe, Mila, Chiara et mon père discutaient en anglais… Drôle d’orchestre ! Mais notre partition était douce et universelle.

A l’heure du dessert, Mila se leva pour apporter sur la table un apple pie particulièrement prometteur, les gâteaux marocains de Malika qui embaumaient la cannelle, un énorme panettone, un assortiment de chocolats belges et des châtaignes corses grillées. Nous ne risquions pas de mourir de faim ! Ni de soif, puisque Pietro ouvrit deux bouteilles de champagne.

A la fin du repas, Chiara s’installa dans un fauteuil comme une reine sur son trône. Elle avait un sourire immense qui s’élargit encore lorsqu’elle prit son petit-fils dans ses bras. Puis je lui portai Lisandru et elle joignit les deux bébés dans une même étreinte qui lui fit monter les larmes aux yeux. Lucia vint alors se hisser sur ses genoux dans un équilibre assez précaire, mais plein d’amour et d’innocence, et offrit un sourire ultra-bright à Jane qui immortalisa la scène sur son appareil photo avant de faire la tournée de tout le monde pour graver sur sa pellicule toutes les magies de cet instant.

Puis ce fut l’heure des cadeaux. Pour freiner nos ardeurs, mais aussi limiter les excédents de bagages, nous nous étions restreints à un cadeau par adulte et trois par enfant. Lucia reçut une très jolie poupée rousse, une édition française des Contes de l’Ouest sauvage et une petite voiture verte. Nils eut droit à une gigoteuse brodée de petits animaux rigolos, à un jouet-baleine pour le bain et à de minuscules babouches brodées d’or. Quant à Lisandru, il reçut un lama en peluche tout mignon, deux petits chaussons imprimés aux couleurs de New York et un jouet d’éveil multicolore en forme de lionceau. Les plus grands ne furent pas oubliés : deux vestes de quart flambant neuves (rouge pour Pietro, grise pour Louka), un pendentif en forme de coeur pour Ingrid, une tablette numérique pour mon père, une robe rouge très flashy pour Mila, un logiciel de retouche d’images pour Jane, un foulard italien en soie rouge et orangée pour Malika, et pour moi, un superbe caftan gris anthracite surbrodé de noir et d’argent.

Plus tard, quand sonna l’heure de la traditionnelle rediffusion de "En scène !", je m’installai sur le canapé avec un plaid, une tisane et des chaussettes avec des motifs de petits rennes rouges (après tout, Louka m’avait demandé de sacrifier mon pull mais il n'avait jamais évoqué le reste de ma panoplie…). Mila se lova contre moi comme une gamine, tenant mon fiston dans ses bras avec beaucoup de soin tandis qu'il… dormait, sans aucun égard pour ma tradition familiale.

Louka n’avait même pas essayé de râler. Il s’était assis dos à la télévision, sur le tapis, pour jouer aux petites voitures avec Lucia. Il se montrait d’une patience infinie, comme toujours avec elle, guidant ses gestes dans un italien très doux, très enveloppant, sous le regard stoïque et indifférent de Mayol 2. Je pus donc pleinement profiter de mon film fétiche. Et je n’en manquai pas une miette.

A la fin du générique débuta une émission thématique sur Luís Kerguelen, le grand acteur qui était si beau, qui avait eu une enfance si triste, une carrière si fulgurante… Et une fin si honteuse à l’ombre immonde, retentissante, du plus abject des crimes.

J’éteignis presque immédiatement le téléviseur. Mais c’était trop tard.

*Petit Papa Noël, de Tino Rossi ; single, 1946.

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