CLXXVIII. Something in the way

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CLXXVIII. Something in the way*

A peine étais-je rentrée à Paris, que je commençais déjà à tourner en rond. Mais un tout petit rond, du canapé au lit en passant par la cuisine... A la rigueur, quand je me sentais en forme, je descendais faire quelques pas dans les allées du Jardin du Luxembourg. Et c’était tout.

Je n’en pouvais plus d’être enceinte ! Contrairement à Ingrid, qui était restée insolemment belle jusqu’à ses accouchements, je n’arborais ni mine superbe, ni ligne svelte. Loin de là. J’étais objectivement affreuse. J’avais le teint d’une endive avariée, mes chevilles ressemblaient à des ballons d’eau, mon dos n’était plus qu’une grande courbature, mes cuisses avaient la fermeté d’un jambonneau et mes seins étaient lourds, ou balourds, comme les pis d’une vache.

Et moi qui pensais que ce serait la plus belle période de mon existence ! J’avais tout faux, et ne manquais pas d’en vouloir un peu aux contes de fées et aux manuels de biologie de m’avoir menti à ce point... Car porter la vie, c’était avant tout souffrir la mort, ne plus reconnaître mon corps, ne plus rentrer dans aucune fringue, ne plus jamais me sentir reposée. J’avais l’impression que ma mignonne petite crevette s’était transformée en béluga machiavélique et qu’elle me mangeait le cœur et l’énergie jusqu’au bout de mes forces.


Louka, à l’inverse, semblait se bonifier avec le temps. Quel canon ! Je me disais cela tous les jours, au moins deux fois, et lorsque le matin, nous étions debout côte à côte devant le miroir de sa petite salle de bain, le contraste me sautait aux yeux. Le bel et la blafarde… Par quel miracle ne s'était-il pas sauvé en courant ?

Etonnamment, son désir était encore là. Toujours. Tout droit, tout chaud… Je le sentais sur ma peau, dans mes veines, lorsqu’il s'approchait de moi, lorsque sa main se posait sur mon corps, à la fois ferme et caressante. Et je me demandais comment c’était possible ? A moins qu’il ne soit, disons… Baleinophile ?

Dormir toutes les nuits près de Louka Kerguelen, quand on est affublée d’un ventre gigantesque et de cernes aussi vastes que des Samsonites, c’est comme enfermer un enfant dans une usine de bonbons en lui ordonnant de ne toucher à rien : un vrai supplice ! Sa peau me manquait, pourtant je n’arrivais plus très souvent à me motiver pour y goûter. Trop de fatigue, trop de peine, trop de poids. Je ne savais plus que faire de mon ventre, et j’avais un peu peur, dans le feu de l’action, dans le feu de l’amour, de faire mal au bébé. Alors quand nous faisions un câlin, c’était toujours très doux, très lent, très profond ; très bon, évidemment. Mais cela ne suffisait pas à chasser les nuages de ma petite tête de fille de l’Ouest un peu stressée.

A cette période, Louka était tout en paradoxes. Par moments, il était drôle, doux, taquin. Serein. Mais d’autres fois, il semblait bloqué, entravé, piégé comme un saumon dans un filet de pêche qui ne pouvait ni avancer, ni retourner dans ses eaux natales. Alors il devenait sombre comme cette ombre qui pesait sur son nom, comme un crime sourd et immobile dans une ruelle sordide de São Paulo. Et je me demandais parfois, au détour de mes insomnies, si je ne l’avais pas enfermé dans mon envie de maternité. S’il ne m’en voulait pas. Si je valais tellement mieux que Natalia, qui avait fait un enfant à un autre Kerguelen qui n’en désirait pas.

Ce genre de cogitations surgissait toujours en pleine nuit, quand Paris était silencieuse, presque angoissante dans la pénombre. Dans ces moments-là, je me tournais et me retournais dans tous les sens, ne sachant plus dans quelle position me mettre pour être confortable. Et à chaque mouvement, je provoquais un petit séisme dans le lit ! Imaginez-vous un éléphant roulant d’un flanc à l’autre… Je n’osais même plus me coller à Louka, moi qui aimais tant me blottir dans sa chaleur comme un bateau à la dérive viendrait se mettre en sûreté au port. Mais j’avais trop peur de le réveiller. De l’oppresser.

Louka était si beau dans son sommeil. Ses cheveux où s’emmêlaient l’or, le bronze et le cuivre ressemblaient à une anarchie très douce, mais incurable. Sur ses joues s’ébattaient quelques poils de barbe qui soulignaient les traits si purs, si nets, de son visage. Quelques cicatrices (quatre : je les avais comptées cent fois) rayaient sa peau comme un vieux disque mais vraiment, cela ne gâchait rien. Sa bouche était pleine à croquer, frémissante au rythme délicat de son souffle. Il dormait toujours comme un enfant : moitié confiant, moitié aveugle, et je sentais souvent monter une émotion profonde juste en le regardant dans toute sa vulnérabilité.


J’étais inquiète.


Et je n’étais pas la seule. Chiara entourait Louka comme du lait sur le feu, avec toute son exubérance, toute sa bienveillance, mais je sentais bien qu’elle avait, comme moi, la sensation qu’il pourrait flancher à chaque instant. Malika passait beaucoup de temps au téléphone avec lui, et même si je ne comprenais pas ce qu’il lui disait, le ton de sa voix avait quelque chose de tremblé, de gracile, de fragile, qui sonnait comme un acrobate au-dessus du vide. Quant à Pietro, il était fidèle à lui-même, c’est-à-dire taquin, espiègle, mais très attentif.

Parfois, quand la nuit était très noire, quand les ombres annihilaient la vie et les couleurs, quand Louka paraissait plus brun, quand sa peau semblait plus mate, quand le vert de ses yeux se cachait sous le clos de ses paupières, il m’arrivait de penser : “On dirait vraiment Luís Kerguelen”. L’étoile éteinte. La star déchue. L’astre mort… Et cette ombre, même si je ne doutais pas de sa bienveillance, me faisait vraiment peur.

Car c’est Louka que j’aimais. Lui seul. Pas toute cette généalogie écrasante, accablante, aveuglante comme une montagne de plomb fondu. Mais le lien entre hier et demain me paraissait chaque jour plus indispensable. Comment conduire sereinement si l’on a peur de regarder dans son rétroviseur ? Comment tendre la main à son fils si l’on ne peut pas encore lâcher celle de son père ? Louka saurait-il relier les deux ? Si oui, à quel prix ?


J'avais peur du grand écart. Peur qu’il tombe dans le vide. Peur de le perdre. Peur de me retrouver toute seule avec ma crevette sur le chemin de la vie, comme pour Letizia.



*Something in the way, de Nirvana ; in Smells like Teen Spirit, 1991.

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