CLXIV. J’t’ai pas tout dit

4 minutes de lecture

CLXIV. J’t’ai pas tout dit*


Toute la planète était désormais informée de ma grossesse. Toute ? Non ! Le Wyoming résistait encore et toujours… Pudeur ou superstition ? Chaque soir, je me disais que je devais appeler mon père. Et chaque soir, je repoussais au lendemain. Ingrid en profita pour m’apprendre un nouveau mot français délicieusement sonore : “procrastination”.

Et puis une nuit, Louka dormait à poings fermés dans sa chambre, Paris tournait au ralenti comme si le reste du monde n’existait pas. Vers quatre heures du matin, je n’arrivais toujours pas à trouver le sommeil et je finis par me lever sur la pointe des pieds pour rejoindre le salon. Je me fis une verveine-menthe, je m’enroulai dans un plaid et je pressai enfin la touche “Dad” de mon téléphone.


Il décrocha très vite et mit sa caméra. Il était droit, clair, franc, fidèle à lui-même. Il était assis en tailleur dans son rocking-chair. Le soleil se couchait par la baie vitrée, la lumière semblait incroyable, translucide comme un arc-en-ciel… L’immensité de mon pays, même réduite à la toute petite lucarne d’un téléphone, m’entoura de sa douceur bienveillante.

« - Romy ! Ma chérie, are you okay ?

- Hey Dad. Tout va bien, oui. Je ne te dérange pas ?

- Non. Mais… Il est quelle heure chez toi ?

- Tard ; très tard même… Je n’arrivais pas à dormir.

- Rien de grave ? Louka va bien ?

- Il dort…

- What’s going on, my sweetheart ?

- Il faut que je parle de quelque chose d’important.

- Je t’écoute.

- …

- Romy ?

- Oui…

- Tu m’inquiètes…

- Non ! Tout va bien. C’est juste que…

- So ?

- I am pregnant, Daddy.

- Really ? That’s great !

- …

- Est-ce que ça va ? Ta santé ?

- Oui, Dad, ça va.

- Alors je vais être Papy…

- I think so !

- C’est une très jolie nouvelle, ma belle. Mais tu as l’air… Préoccupé ?

- Well, j’ai un peu peur, parfois, que ça finisse comme la première fois…

- Le Dr Jones t’avait dit que tout allait bien ?

- Oui.

- Alors fais-lui confiance, ma chérie. Everything is gonna be alright.

- I hope so.

- Et avec ton amoureux, ça se passe bien ? Tu lui as dit, cette fois ?

- Oui. Bien sûr que je lui ai dit ! Ça va…

- Good.

- …

- Romy, ça ne sert à rien de stresser. Je suis sûr que tout va bien se passer. Ce n’est pas parce que tu as perdu un bébé que ça doit se reproduire.

- …

- My dear girl… Il est peut-être temps que je te dise quelque chose dont ta Maman et moi ne t’avons jamais parlé.

- Ah ?

- Oui. Nous ne t’avons rien dit pour ne pas te faire de mal, mais… Quand tu es née… Tu avais une jumelle.

- What ?

- Oui. Vous étiez deux. Mais ta sœur est morte à la naissance. Elle est née deux heures après toi, l’accouchement a été bien plus difficile, elle était très faible… Elle n’a vécu que quelques minutes.

- …

- Je suis désolé, Romy, j’aurais peut-être dû te le dire il y a longtemps… Mais nous étions perdus, à la fois très heureux de ton arrivée et très tristes de sa mort. C’était un mélange si étrange. Tous les ans, à ton anniversaire, c’était comme si la vie nous faisait un pied-de-nez.

- …

- Tu sais, quand vous étiez là à Noël, Louka m’a posé quelques questions… Comme s’il se doutait de quelque chose. Comme s’il cherchait une explication. J’y ai repensé quelques fois et je me suis demandé si tu avais pu ressentir cette espèce de secret ?

- Well… Je ne sais pas, Dad.

- …

- Comment elle s’appelait ?

- Elizabeth. C’est en souvenir d’elle que nous t’avons donné ce deuxième prénom.

- After Liz Taylor…

- Indeed.

- How do you feel ?

- Good. Mais je suis fatiguée, je vais essayer de dormir.

- D’accord. But, Romy ?

- Yes ?

- Je suis vraiment très heureux de devenir bientôt grand-père. Prends soin de toi, d’accord ? Et passe le bonjour à Louka.

- Ok… Bye bye, Daddy. Talk to you again soon. »


Lorsque j’eus raccroché, je restai quelques instants comme suspendue entre l’espace et le temps. Comme si les mots de mon père commençaient petit à petit, après des années de silence et de non-dits, à parcourir mes veines pour se graver dans mon cœur. Et si la clé était là ? J’avais souvent eu un sentiment diffus, impalpable, comme un manque éternel, une absence primitive. Comme si je n’étais que la moitié de moi-même…

A son réveil, j’en parlai à Louka. Il avait l'œil un peu absent, comme si tous ses neurones n’étaient pas encore allumés, mais il m’écouta sans m’interrompre. Puis il me prit dans ses bras, tout gentiment, fila se doucher, attrapa un morceau de pain sur la table et partit au travail.

Je restai donc seule avec moi-même. Je me sentais bizarre, à la fois remuée et sereine… Comme si je venais de trouver sur la pièce manquante d’un puzzle que je n’avais jamais eu conscience de chercher. Je n’avais pas le cœur d’aller travailler et prévins l’ambassade que j’étais malade. Je m’installai sur le canapé, téléphone en main, et je flânai sur Internet, avant de tomber sur un article consacré à un syndrome dit “du jumeau perdu”...

Ma lanterne, ce matin-là, commença à s’éclairer tout doucement, comme si la vie de mon bébé pouvait enfin s'ancrer en moi pour de bon ! Je dormis comme un loir toute la journée et lorsque Louka rentra à la maison, vers 19h30, je me sentais déjà mieux.


Etonnament, je n’eus plus l’ombre d’une nausée jusqu’à la fin de ma grossesse.



*J't'ai pas tout dit, de Maurane ; in L'un pour l'autre, 1998.

Annotations

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0