XV. Les prénoms de Paris

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XV. Les prénoms de Paris*

Mes premiers jours à Paris ne furent pas glorieux. J'étais perdue, j'avais l'impression de ne plus comprendre le français, la ville-lumière était opaque et sale, et personne ne semblait disposé à me louer un appartement. Les serveurs des cafés étaient plus exécrables que romantiques, les gens me bousculaient dans le métro et les déjections canines fleurissaient sous la pluie des trottoirs.

Puis peu à peu, je pris mes marques. Je commençai à comprendre ce qu'on me disait sans devoir faire répéter trois fois. Je dégottai un appartement lilliputien mais propre, rue du Cherche Midi : le nom me plaisait et en prime, le métro était à deux pas. Chaque matin, j'épluchais les annonces pour donner des cours d'anglais ou garder des enfants. J’ancrais doucement mes habitudes dans le quartier, et quand sonna l'heure de la rentrée, j'étais fin prête pour ma nouvelle vie.

Le jour où je franchis pour la première fois la porte prestigieuse de l'Institut d'Études Politiques de Paris, j'avais les jambes comme des cotons-tiges parkinsonniens. Mes premiers cours se passèrent plutôt bien, mes camarades n'étaient pas antipathiques; mais en fin de journée, je fus soulagée de rentrer chez moi.

Je pris une douche bien chaude puis j'appelai brièvement mon père qui angoissait outre-atlantique. En raccrochant, je vis que j'avais reçu un sms. Laconiquissime, mais il ne nous faut pas grand chose, à nous les filles : j’en fus ravie.

Louka Kerguelen : "Alors cette rentrée?"

Romy Anderson : "Could have been worse ;)"

LK: "Great. Welcome to Paris"

RA: "Thanks ! Tu es à Cargèse?"

LK: "Yes. Je serai à Paris demain."

RA: "Tu as déjà trouvé un appart’ ici ? It must be hard for you to leave Corsica..."

LK: “J’ai l’ancien appart’ de mon père, dans le quartier latin. But you’re right, it is quite hard actually…”

LK: "Gonna need your help ! ;)"

RA: "Help for what?"

LK: "Pour me consoler de quitter mon île!"

RA: "Oneday you'll have to explain to me à quels moments tu utilises le français et when you'd rather speak english?"

LK: "Pas sûr qu'il y ait une logique, but let's talk about it next time we go out for diner".

RA: "On avait prévu de dîner ensemble?"

LK: "Not yet"

RA: "Tu as un blanc dans ton emploi du temps?"

LK: "J'ai juste envie de t'emmener dîner"

Tiens tiens, mais il me dragouille... Enfin je crois... Je me couchai euphorique : j'allais adorer Paris si Louka s'en mêlait.

Il m'appela rapidement et nous dînâmes ensemble le samedi suivant, dans une brasserie classieuse près de Saint-Michel. Il arriva avec dix minutes de retard et s'excusa avec un sourire incendiaire en précisant que la ponctualité n'était une spécialité ni au Maroc, ni en Corse. Je lui pardonnai illico tout en me disant qu’il allait falloir que je me blinde un peu : je ne pouvais pas continuer à fondre à chaque fois qu’il traversait mon champ de vision.

Louka n'avait rien perdu de son aisance naturelle en s'expatriant à Paris. Il habitait près du jardin du Luxembourg, il connaissait assez bien la ville et s’y sentait comme un poisson dans la Méditerranée. Il avait été accepté en Master professionnel de droit, économie et gestion de l'audiovisuel à la Sorbonne, il savait bien que sans son célèbre patronyme, jamais les portes de cette illustre institution ne se seraient ouvertes devant un modeste diplômé de l'Université de Corte, et cela le faisait sourire. Il ressemblait à une étoile solaire. Et une chose est sûre : je devais être déjà bien accrochée pour aller inventer une comparaison pareille.

Après dîner, Louka me raccompagna jusqu’au métro, il me fit une chaste bise sur la joue et partit sous la pluie comme une ombre imprévisible. Je restai une minute debout bêtement devant les tourniquets de la RATP, seule avec ma déception... Je rentrai chez moi, je repassai chaque seconde de la soirée dans ma tête, je rembobinai mes phrases jusqu’à ce qu’elles ressemblent toutes à des banalités absurdes. Et je m’endormis convaincue d’être la pire gourdasse que la Terre ait jamais portée.

Contre toute attente, Louka me rappela, et de soirs en week-ends, nous commençâmes à nous voir régulièrement, au cinéma, au restaurant, au café, au parc. Louka était charmeur et chamailleur, il me faisait rire, il était délicat et maladroit comme un funambule. Pourtant il restait distant. Il ne tentait jamais rien, ne m’enroulait plus dans ses regards imparables de séducteur invétéré, et je commençais à regretter très sérieusement ma petite stratégie vénitienne.

Un dimanche d’automne, il faisait clair, Paris se tapissait de feuilles mourantes et j’avais passé toute la semaine sans nouvelle de Louka. J’avais très envie de le voir. Il devait être à la piscine, il nageait au moins deux heures tous les dimanches. Alors je pris mes affaires et je le rejoignis, métro Montparnasse-Bienvenüe, il était là et heureusement, il était seul. Nous passâmes l’après-midi à barboter comme des bienheureux et en sortant de l’eau, je n’y tins plus. Il était tard, il n’y avait plus grand monde, Louka était si beau et le souvenir de sa peau était encore velouté sous mes doigts.

Alors je le suivis dans sa douche, n’en déplaise à ma fierté et à la bienséance. Quand j’enlevai le haut de mon maillot, je lus dans ses yeux comme dans un livre vert, un mélange de surprise, de retenue et de désir. Il me regarda pendant une seconde qui sonna comme une heure, et il m’embrassa, d’abord très fort, puis plus doucement, mon corps se tendait vers lui comme un arc impatient et il savait guider ses caresses. Il était délicieux, et ce fut délicieux, malgré l’inconfort et l’exiguïté du lieu.

Après ce jour-là, nous continuâmes à nous voir, comme avant, sans promesse ni plan sur la comète. Nous profitions ensemble de la vie nocturne de la capitale, nous nous voyions les soirs ou les week-ends au gré de nos envies et de nos emplois du temps. Nous faisions parfois l'amour, nous n’en parlions jamais. C’était toujours lui qui venait chez moi, il était doux et charmant mais à chaque fois que je lui proposais de rester dormir, il me souriait comme une esquive et repartait dans la nuit de Paris.

*Les prénoms de Paris de Jacques Brel ; 1961.

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