Chapitre 12

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Je plonge mes yeux dans ceux d’Achille. Je ne sais pas si c’est pour me rassurer moi, ou pour le rassurer lui. Mais il a l’air plutôt serein. Il a une arme tranchante collée à son cou, mais rien ne le fait ciller.

— C’est mon frère que tu traites de femmelette ?

Whiley est positionné à gauche de l’attaquant. Je ne l’ai pas senti arriver. Son arme est dirigée vers la nuque de l’homme peu avenant. La riposte des présumés hommes de main ne se fait pas tarder. Tous les trois menacent Whiley de lâcher son arme, mais ils ne savent y faire. Il le sait. Un rire gras sort de la bouche de l'oppresseur. Je commence à sentir l’odeur atroce qu’il émane. Un mélange de sueur et de charbon. C’est écoeurant. Whiley lui donne un cou dans l’arrière d’un de ses genoux pour le mettre à terre. Les trois jeunes se rapprochent un peu plus de Whiley, sans pour autant le prendre d’assaut. Ils ne sont pas confiants. La peur se lit sur leurs visages. Je commence à avoir le même sentiment. Je ne suis pas tétanisé, mais je suis en position de faiblesse. Je ne peux pas attraper mon arme qui est protégée par une sécurité dans son étui qui se trouve toujours sur mon dos. Je ne peux qu'être spectateur de ce qui se déroule devant moi.

— Si tu ne le lâches pas maintenant, ma lame ne s'arrêtera pas qu'à ta peau.

L’homme bourru aux joues rougi par la chaleur, se remet à rire et resserre son étau autour du cou d’Achille. Les traits de Whiley s’assombrissent. Ses jointures rougissent autour du poignard. Soudain, il enfonce le bout de métal dans le cou du scélérat d’un coup franc, sans bavure.

— Il ne fallait pas insulter mon frère…

Il tombe à la renverse dans un râle gargouillant. Du sang remonte jusqu'à sa bouche. Il s'étouffe dans sa propre hémoglobine. Sa souffrance est telle qu’une larme s'échappe d’un de ses yeux. Ceux-ci sont écarquillés. Un peu plus et ils exploseraient.

Tu as déjà vu la mort. Je me répète inlassablement cette phrase dans ma tête sachant pertinemment ce qui est en train de se dérouler. Ce n’est sûrement pas la dernière fois. Dans un dernier souffle, il lance une dernière requête.

— Attaquez !

Les trois personnes à sa botte se collent à Whiley. Il en repousse un sans grande difficulté. L’adolescent se retrouve au sol sonné par une racine. Achille se relève et me tend sa main que j’accepte. Il sort à son tour ses deux petits glaives. Il s’avance au côté de son aîné pour repousser les deux autres. En prenant mon courage à deux mains, je m’avance vers la zone de combat. Ce ne sont pas deux gamins qui vont me faire reculer. Whiley est au corps-à-corps avec l’un et son frère avec l’autre. Ils sont vraiment entraînés comme des guerriers. Le plus grand du groupe se prend un coup de lame dans l'épaule par Achille. Mais il est toujours debout. Whiley quant à lui commence à marmonner des phrases tout en se battant contre son assaillant. Des gouttes d’eau se forment entre ses doigts. Celui assommé, un peu plus tôt, se réveille. Il n’a pas dû se cogner si fort. Il est temps que j’utilise mes années de box, je ne veux pas me faire tuer dans deux minutes. Avant même qu’il soit totalement conscient, je lui assène un coup dans la mâchoire qui le replonge dans un sommeil profond. Ma main est légèrement endormie après ce coup. Je la secoue dans tous les sens. Bonne surprise, mon crochet du droit est toujours autant efficace. Je me retourne pour voir si ils ont besoin d’aide mais apparemment non. Whiley tient le jeune homme avec des liens en eau. La pression à l’air si forte qu’il se tord de douleur. Achille quant à lui, tient la fillette du groupe face contre terre. Je sais que je vais surement devoir tuer un jour, mais pas aujourd’hui, je ne me sens pas prêt. Ils ont tout à fait la situation en main. Je me sens obligé de donner mon avis face à cette situation de faiblesse qu’ils ont tous les trois. Ils sont si jeunes.

— Laissons-les partir.

— Pourquoi ? Ils ne valent pas mieux que leur maître, réplique Whiley.

— Ce ne sont que des gosses !

Je me tourne vers Achille.

— Laisse-la partir. Ce n’est pas dans ta nature. Même un aveugle saurait dire que tu n’aimes pas la violence.

La haine qu’il a dans les yeux depuis qu’il a été attaqué se dissipe. À quel point il semble sous tension, il s'éloigne de la fillette se rendant compte de la sauvagerie dont il a fait preuve.

— Whiley, lâche-le, j’insiste une fois de plus.

Sans grande conviction, il desserre les liens aqueux.

— Allez-vous-en ! vocifère-t-il.

Les deux enfants, apeurés par la personne qu’ils viennent de mettre en colère, récupèrent leur ami par les bras et les pieds et s'en vont sans se retourner. Je vois qu’ils ont du mal avec le corps endormi car l'épaule du plus âgé lui fait mal.

— Merci.

— J’ai un goût de trop peu par ta faute, dit-il d’un dédain excessif.

Je ne fais même pas attention à sa remarque. J’ai comme l’impression que ce ne sera pas la dernière fois qu’on va rencontrer ce genre d'énergumène. Je regarde le corps sans vie du coin de l'œil.

— Tu as déjà pris une vie. Ce n’est pas rien. Tu comptes laisser le corps comme ça ?

— Parce que je devrais lui faire une tombe peut-être ?

— Je n’ai pas dit ça, mais peut-être le retirer du chemin.

Sans insister plus que ça. Il prend mon conseil pas si bête que ça. Il part s’occuper du corps.

Depuis qu’il a relâché la fille, Achille tourne en rond.

— Tu vas bien ? dis-je l’arrêtant dans sa course sans fin.

— J’ai failli tuer une gamine.

Il y a de la peur dans son ton. Il passe ses deux mains dans les cheveux, par pur tic de stress.

— Tu avais conscience de ce que tu faisais ?

Il réfléchit.

— Je crois. Mais je n’en avais pas envie. Je pensais que tout ça était derrière moi depuis bien longtemps.

— Quoi “tout ça” ?

Mes sourcils se froncent. Je suis un peu perdu.

— Tu te rappelles quand je t’ai dit, puis Whiley aussi, que j’avais été entraîné à contrôler mon pouvoir ?

— Oui.

— Eh bien, on m’a déshumanisé durant ces années. On nous entraînait à séparer le sentimental, du combat en lui-même.

— Comme des robots ?

— Des quoi ?

Je ne me préparais pas à l'éventualité que les robots n’existent pas ici. Ils ont des systèmes d'hologrammes mais pas de robots. Je ne comprends pas tout à fait comment fonctionne ce monde.

— Laisse tomber, continue.

Des tics de stress apparaissent dans son comportement. Il se gratte les avant-bras et passe à plusieurs reprises ses mains dans sa nuque.

— Pendant plusieurs mois, puis années, je n’existais plus. Les émotions étaient du domaine privé. Mais j'étais tellement conditionné que mes émotions ne remontaient pas non plus une fois rentré chez moi.

— Et tu penses que des restes de tes entraînements d'enfant sont toujours là ?

— Je ne pensais pas que c'était possible des années après, mais vraisemblablement c’est le cas.

Des bruits de pas arrivent dans notre dos. Je me mets sur mes gardes après ce qui vient de se passer, mais c’est seulement Whiley.

— C’est bon, on peut reprendre la route. Ce qui est fait est fait.

Je déglutis en même faisant un million de films sur ce qu’il a pu faire du corps. Je grimace.

— Promets-moi de jamais me dire ce que tu as fait de lui.

Il rigole. C’est peut-être habituel chez lui de faire des meurtres à l’appel mais pas pour moi. C’est légèrement interdit par la loi. Un terme très probablement inconnu ici.

Nous reprenons la route dans le calme. Personne ne vient nous attaquer pendant la première demi-heure, ni la seconde. Je n’ai jamais demandé à m'arrêter. Il m’aura fallu un meurtre pour que j’apprenne de mes erreurs.

A mesure que nous avançons, nous nous retrouvons dans une partie de la forêt bien plus accueillante. Les arbres se font moins nombreux. La petite clairière est toute fleurie. Je me sens apaisé quelques instants. Comme si nous avions quitté la réalité. Tout est d’une douceur absolue. Nous et nos armes faisont tache dans le paysage.

— Nous sommes arrivés, affirme Whiley.

— On est au milieu de rien, continue Achille.

Il n’a pas tort. Il n’y a rien à des kilomètres autour de nous. A part des champs de fleurs, une grande cascade bruyante et quelques arbres par-ci par-là. Il se moque de nous. Son corps entier se fiche de nous de manière démesurée. Il passe sa main sur son visage, puis croise ses bras retenant un rire de moquerie.

— Arrêtez de regarder, et réfléchissez.

J'espère qu’il ne se joue pas de nous parce qu'à l'instant je me sens bête de ne rien comprendre. Au moins je ne suis pas seul dans cette position. Achille est tout aussi perdu. L’air interrogatif sur son visage à quelque chose de mignon. Il fait des tours sur lui-même, tentant de capter une maison ou quelque chose qui s’y apparente.

— C’est sous terre, demande-t-il.

Ce n’est pas stupide. Je n’y avais pas pensé.

— Non pas du tout.

— Je n’ai pas la patience pour ton petit jeu, montre nous, continue-t-il.

— Vous voyez la cascade. L’habitation est derrière. Elle est protégée par un sort d’eau. La cascade est un subterfuge. Elle n’est pas réellement là.

— Excuse-moi monsieur, on n’a pas tous des pouvoirs liés à l’eau, rétorque Achille.

— Ou des pouvoirs tout court.

Whiley se frotte les mains, l’air de dire “c’est parti”. Il s’avance seul vers la cascade et positionne ses deux bras perpendiculaires à son corps.

Aero orcila barus exit !

Avec cette simple formule, la cascade s'arrête de couler. Elle est fixée pendant quelques secondes. Puis à la force de ses bras, ou de son mental, Whiley fait remonter l’eau jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Une belle maison fleurie apparaît devant nous, reculée dans un creux.

— Allons-y, nous presse le sorcier.

A peine sommes-nous sur le palier de la maisonnette, que la porte s’ouvre, sans nous laisser le temps de toquer.

Une femme blonde, de taille moyenne se tient devant nous. Pas besoin d’avoir fait des recherches pour comprendre qu’elle a un pouvoir. Sa peau est aussi laiteuse que les autres sorciers blancs que j’ai croisé et ses yeux bleus sont à la limite du gris. Son sourire est chaleureux.

— Bonjour Zahry, dit le blondinet d’une voix suave.

Elle glousse. En s’en rendant compte, elle pose sa main devant sa bouche. Whiley lui plait, ça se sent. Je ne sais pas si c’est réciproque, je ne vois pas sa figure, car je me tiens derrière lui.

— Entrez, entrez ! nous demande-t-elle.

— Bonjour à toi aussi, rapporte Achille qui passe la porte en dernier.

Ils se connaissent tous. Super. Bientôt je vais écrire un manuel sur “comment ne pas se sentir de trop dans ce pays”. Ladite Zahry reste devant la porte et formule une incantation semblable à celle que Whiley a récitée pour entrer. La chute d’eau est de retour. C’est impressionnant vu de l’autre côté. À tout moment, j’ai l’impression qu’elle va engloutir la maison.

— Comme ça, maintenant tu vis au milieu de nulle part ? Demande Achille qui s’appuie sur un meuble de l’entrée avec ses deux mains.

— C’est calme. Et puis tu connais mon amour pour les fleurs. Je peux faire pousser ce que je veux ici.

Elle pousse du revers de la main ses longs cheveux blonds vers l’arrière. Nous la suivons dans la pièce principale où elle nous invite à nous asseoir. Je ne suis pas sûr qu’elle soit plus au courant que moi de notre venue dans son antre. Elle me regarde.

— Qui est votre nouvelle recrue ?

— Blaine, dit Achille plus vite que tout le monde.

Il pose son bras derrière mes épaules et me souffle à l'oreille.

— Joue le jeu.

Il parcourt d’un doigt les contours de mon visage, puis descend sur mon bras et enfin empoigne ma main pour entrelacer nos doigts. Je ne sais pas à quoi il joue, mais ça me déconcentre fortement. Il se rapproche de mon oreille une seconde fois.

— Ça devrait occuper leur regard assez vite. On va éviter qu’ils ne se sautent dessus, si tu vois ce que je veux dire. Alors décontracte-toi, et laisse-moi faire.

Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en lui, mais plutôt je n’ai pas confiance en les réactions de mon corps. Et j’avoue ne pas comprendre pourquoi on devrait servir de morceau de viande pour qu’on ait une discussion potable. Un peu obligé de me prendre au jeu, je me vois mal refuser ses avances. Je ne peux pas me mentir indéfiniment, il me fait plus d’effet que je ne le pensais. Il fait des va et vient avec ses doigts sur le tissu de mon pantalon sur ma cuisse gauche, mes poils se redressent et une bosse commence à se former dans mon pantalon. Je dois penser à autre chose, quitte à ne pas écouter ce qu’ils disent. Ongles. Mort. Sang. Poubelle. Rats. Vomi. Petit à petit, ça passe tout seul. Je me focalise seulement sur la voix de Whiley et de Zahry.

— Vous avez besoin de quoi exactement ? demande-t-elle.

— D’un transporteur. Je ne peux pas utiliser mon pouvoir deux fois d'affilée. Je ne suis pas assez puissant.

— Je ne fais plus ça, tu le sais.

— Comment ça ? j’interviens.

Elle m’adresse un sourire.

— Je n’ai pas utilisé mon pouvoir de transporteur depuis des années. Je ne sais même pas si je sais encore le faire.

— Je te réapprendrais, lui supplie Whiley.

Cette fille a aussi les pouvoirs de l’eau comme Whiley. Ce qui explique pourquoi elle se cache derrière une cascade de sa création. En même temps, je découvre que je vais subir une fois de plus la noyade forcée.

— C’est possible de se téléporter dans le royaume en lui-même ? je demande.

— Bien sûr, répond Achille me soufflant dans le cou.

— Et ça va même bien plus vite que de passer entre deux mondes. Il n’y a pas toutes les fioritures de tangata whenua.

Il pense forcément au mélange qu’on a dû faire et l’eau de lune qu’on a dû avaler.

— D’accord, juste pour un transport.

D’un sourire timide, Whiley jubile de l'intérieur. Achille retire sa main.

— Plaisir partagé, me chuchote-t-il tout près avant de se relever.

Je veux m’enterrer très loin sous terre. Comment a-t-il vu ? Mes joues s’empourprent immédiatement. Je reste assis dans l'espèce de canapé sur lequel je suis avachi. Je repense à ma vie.

— Blaine ! Tu écoutes ? me rappelle la voix de Whiley qui claque des doigts devant mes yeux.

Je secoue légèrement la tête pour revenir à la réalité.

— Pardon. Quoi ?

— On sort de la maison. On va derrière, dans le petit ruisseau. On ne va pas aller très loin avec l’eau du robinet.

Ses blagues sont extrêmement médiocres. Je ne l'admet pas, mais c’est tellement nul que je me retiens de rire par pitié.

À l’arrière de la maison, se trouve une rivière entourée de fleurs. Quelqu’un pourrait prendre un bain de minuit sans se faire repérer avec tant de feuillages. Whiley brief pendant quelques minutes Zahry sur la manière de procéder. J’ai un peu d'appréhension, même si je l’ai déjà fait. Je retire de mon dos la longue lame. Je joue avec quelques instants pour m’occuper l’esprit. Je sais que derrière moi, adossé contre un arbre, Achille me regarde. Je n’ose même pas me retourner. Le plus grand moment de solitude de ma vie. Whiley décide de faire le voyage avec son frère et donc moi avec Zahry. Une fois dans l’eau, je fais mon possible pour ne pas la mettre mal à l’aise. C’est plus facile à dire qu’à faire.

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